EDITO : Spitaels choisit-il vraiment la Wallonie en 1992 ?

22 August, 2012

Guy Spitaels

Le 6 janvier 1992, Guy Spitaels composant le gouvernement wallon avec Gérard Deprez y choisit d'y figurer comme Président et il n'y a pas de doute qu'en agissant de la sorte il contribua à renforcer la Wallonie comme jamais. Mais son choix a-t-il été fait en fonction d'une priorité absolue qu'il aurait donnée à la Wallonie en ce mois de janvier ? Alors âgé de 59 ans et nullement arrivé au bout de sa carrière ?

La prise de conscience de la domination flamande. Vers un choix wallon ?

Pol Vandromme a consacré dans les années 1980 de belles lignes à Guy Spitaels faisant de lui non pas un croisé mystique de la Wallonie mais un converti rationnel à la nécessité de la défendre. Cela est assez bien connu et il n'est peut-être pas nécessaire d'y revenir trop longuement, c'est ce que souligne la presse au lendemain de son décès le 21 août 2012 à quelques jours de ses 81 ans. En juin 2007 et en septembre 2011, il était intervenu comme le dit ce 22 août Béatrice Delvaux dans son édito du « Soir » « pour rappeler à Elio Di Rupo et au PS d'avoir le courage d'entreprendre les réformes indispensables pour doter la Wallonie d'un futur, sans la Flandre. » Mais le choix de présider le Gouvernement wallon en janvier 1992 procédait-il d'une volonté de donner la priorité et même la priorité exclusive à la Wallonie ? La réponse à cette question peut se fonder sur des faits connus même s'ils ne sont parfois que peu évoqués par la presse de ce 22 août.

Prélude : la crise des armes en septembre-octobre 1991

À partir de la mi-septembre 1991 les ministres socialistes flamands et VU du Gouvernement national belge (aujourd'hui fédéral) de Wilfried Martens s'opposèrent à ce que le Conseil ministériel restreint compétent octroie la licence d'exportations d'armes à destination de l'Arabie saoudite et des Émirats arabes unis. Ces deux courants politiques flamands ont toujours eu une grande tradition pacifiste.

Les armes étaient fabriquées en Wallonie à la FN d'Herstal et à Mecar près de Nivelles. Carol Gluza, le président de la Fédération des Métallurgistes (FGTB) de Liège, déclara « il s'agit de la maîtrise de son économie par la Wallonie » 1, l'Union wallonne des entreprises parlait le même jour d'une discrimination abusive. La tension fut telle que G.Spitaels alors encore le président du PS écrivit le 26 septembre à Willy Burgeon président du Parlement wallon pour lui demander de « convoquer de toute urgence le Conseil régional wallon [il était encore appelé ainsi à l'époque] pour délibérer et éventuellement prendre les mesures requises pour la sauvegarde des entreprises concernées de notre Région » 2. Gérard Deprez, alors président du principal parti de la coalition gouvernementale côté francophone (le PSC), demanda que, à l'ordre du jour, soit jointe la décision de régionaliser l'agriculture. Philippe Destatte commente ainsi les faits: « La menace est précise: convoqué pour le lundi, le Parlement wallon pourrait se transformer en États Généraux de Wallonie. » 3. Le 30 septembre, le président du Parlement wallon donne la parole au « Premier Ministre de Wallonie », c'est-à-dire Bernard Anselme, qui déclare : « l'Exécutif [ancien nom officiel du Gouvernement wallon], conscient de l'extrême urgence devant laquelle il se trouvait, était depuis plusieurs jours en état de délibération permanente et est prêt à prendre si nécessaire toutes - je dis bien toutes - les mesures utiles au sauvetage de nos entreprises et de nos emplois. »4.

Avant que le Gouvernement belge ne se disloque, vu, notamment, le départ des ministres de la Volksunie, pour éviter le choc frontal d'un Gouvernement belge et d'une réunion illégale du Parlement wallon, mais entourée de légitimité, Guy Spitaels (avec l'appui du vice-Premier Ministre bruxellois Philippe Moureaux), proposa la création de comités ministériels distincts (wallons/francophones et flamands/néerlandophones) qui se chargèrent de la question, « à l'intérieur du gouvernement central ». La compétence en matière d'exportations d'armes, (la licence que doit lui donner une autorité politique précisément) demeura fédérale, « mais un compromis consista à créer des comités ministériels régionaux à l'intérieur du gouvernement fédéral. Les gouvernements subséquents ont distribué la compétence à des ministres des deux groupes linguistiques (...) les ministres des affaires étrangères et du commerce extérieur appartenant à deux groupes linguistiques différents, se sont vus chargés, l'un des dossiers wallons et bruxellois introduits en français, l'autre, des dossiers flamands et bruxellois introduits en néerlandais. Le procédé est tout sauf original. Depuis 1970, en effet, le compartimentage communautaire interne au sein du gouvernement central de compétences conflictuelles fut une pratique courante [...] et le prélude au transfert pur et simple de la matière aux entités fédérées. » 5 Enfin, à l'été 2003, la matière fut entièrement régionalisée. Il y eut d'autres crises sur ces sujets jusqu'à aujourd'hui, malgré cette régionalisation. D'une manière générale les compétences se transfèrent souvent à l'occasion d'incidents de ce type du fédéral vers le régional.

Lors d'une rencontre que nous avons eue avec lui au printemps 2004, Guy Spitaels nous confia que la politique belge ne l'avait jamais empêché de dormir sauf en cette occasion où il sortait quand même de la légalité pour effectuer une sorte de coup de force. Depuis lors d'ailleurs, le Parlement wallon a fait preuve d'infiniment moins d'audace et n'est plus réellement intervenu vraiment comme tel dans le débat national.

Guy Spitaels président du Gouvernement wallon le 6 janvier 1992

Quelques mois plus tard, après un recul électoral, malgré les espérances que lui avait données la fermeté de l'attitude wallonne prise en septembre, le PS rentra à nouveau dans une coalition avec les socialistes flamands, les démocrates-chrétiens wallons et flamands au niveau fédéral ou national. Lors de la formation du Gouvernement wallon, Guy Spitaels se nomma lui-même président de ce gouvernement (puisque les Présidents de partis jouent en quelque sorte le rôle du roi dans la formation des gouvernements des entités fédérées, surtout en ce qui concerne la Wallonie). Dans Guy Spitaels, au-delà du pouvoir, Luc Pire, Bruxelles, 2005, Jean-François Furnémont pense qu'en agissant de la sorte le Président du PS donnait pour la première fois raison dans la querelle entre régionalistes et communautaristes au sein de son parti.

C'est bien ce que confirme cette déclaration de Louis Michel : « J'ai été déçu (...) Je pense que l'histoire politique de la Belgique depuis 1992 aurait été bien différente s'il [ Spitaels] avait fait le choix, à ce moment-là, de prendre la tête de la Communauté française. Les francophones auraient été dans une toute autre situation face à la Flandre. On peut en fait opposer son geste de 1992 au rêve de Jean Gol de voir se créer une nation francophone. Mais pour réaliser ce que Jean Gol souhaitait, il fallait avoir la puissance politique d'un Guy Spitaels. S'il a raté un rendez-vous, c'est bien celui-là : c'est d'accorder cette victoire aux régionalistes et, surtout, aux localistes du PS. » 6 Jean Guy cité également par Furnémont estime que, dans lors du tour de piste effectué alors par Guy Verhofstadt pour former déjà à l'époque un gouvernement sans les démocrates-chrétiens, la possibilité qu'aurait eue Guy Spitaels d'avoir un « grand destin national » se serait présentée. Effectivement, le PS n'était pas hostile à un tel scénario et Verhofstadt et Guy Spitaels avancent sérieusement dans cette voie » écrit Pascal Delwit 7 Mais les socialistes flamands ne donnent pas leur accord à une telle formule et c'est finalement un gouvernement Dehaene qui se met en place.

Pourquoi Spitaels a-t-il choisi le gouvernement wallon ?

Guy Spitaels n'admet cependant pas l'hypothèse de Jean Guy qu'il aurait pu avoir un destin national (Premier ministre ou Ministre des affaires étrangères selon cette hypothèse) : « J'en arrive (...) à la conclusion que (...) j'ai fait mon temps à la direction du PS. Mais pas pour aller au gouvernement. Mon raisonnement en 1991 ne change pas par rapport à 1988. En ce qui concerne la fonction de Premier ministre, j'ai vécu l'expérience Leburton d'assez près pour me rendre compte qu'un francophone ne doit pas l'exercer. En ce qui concerne celle de vice-Premier, je l'ai déjà exercée et n'ai aucune raison de recommencer. J'ai deux autres perspectives. La première est internationale. J'ai suivi le parcours de Willy De Clercq et de Karel Van Miert à la Commission européenne, je suis président de l'Union des partis socialistes européens et je suis début 1992 dans une position telle que je peux négocier le poste de commissaire européen qui sera à attribuer en 1994 et, dans l'attente, prendre une position de recul. Je ne le fais pas. La deuxième est la présidence de la Région wallonne, qui est celle que je choisis, notamment parce qu'elle me permet de continuer à m'occuper de la vie politique locale : je reste conseiller communal et, même s'il y a un bourgmestre faisant fonction, je participe à toutes les décisions. » 8

Pour l'Encyclopédie du mouvement wallon (Tome IV, IJD, Namur 2010, p. 527) la démission forcée de G.Spitaels début 1994 (à cause de l'affaire Agusta), le prive « vraisemblablement » d'un poste de commissaire européen en raison d'un accord de 1992 qui d'après l'EMW semblerait exister pour un échange de mandat entre Karel Van Miert et Guy Spitaels en 1994. Il n'y a sans doute pas de certitude à ce sujet mais une probabilité très grande. Jean-François Furnémont évoque aussi d'autres raisons qui auraient guidé Spitaels et pas nécessairement la priorité à donner à la Wallonie. Il est intéressant de lire la façon dont il le dit « Quels que soient les motifs que l'on peut prêter et la portée que l'on voudra accorder à l'inédite décision d'une personnalité politique de grand format de gouverner sa région plutôt que son pays... » 9 On peut donc penser que pour cet auteur, comme pour beaucoup d'observateurs de l'époque, la décision de Spitaels demeurait « anormale ». Et qu'elle pourrait s'expliquer par le fait qu'après avoir présidé la Wallonie, Spitaels aurait (plus conformément au profil de carrière que l'on imagine être ou devoir être celui des politiques les plus talentueux), fini par regagner les sommets en siégeant ne serait-ce que quelques années à la Commission européenne. Sa carrière politique s'acheva finalement en 1997, à la Présidence du premier Parlement wallon élu directement (en 1995), poste duquel il dut démissionner, rattrapé par l'affaire Agusta-Dassault (le poste de commissaire européen aurait dû être occupé par Spiatels après les élections européennes de 94 : démissionnant du gouvernement wallon à cause de l'affaire Agusta, il put tout de même encore se présenter aux élections régionales directes de 1995 - des dernières - et accéder à la présidence du Pralement wallon, mais temporairement, du fait de ses ennuis avec la Justice).

Engagement de Spitaels à la tête de la Wallonie, hostilité à la Communauté

On sait que Guy Spitaels s'engagea fortement à la tête de la Wallonie au cours des deux petites années qu'il la dirigea durant laquelle, indépendamment de la politique suivie, les Wallons furent dirigés par un homme politique qui avait une vision de l'avenir du pays wallon et une vision dont il assumait prioritairement la responsabilité indépendamment de toute tutelle de la présidentocratie, mais aussi sans illusion sur la pérennité de la Belgique. Il la mit fortement en valeur par exemple la première fois qu'il présida comme chef du Gouvernement wallon un Conseil des ministres européens informel comme le permet la Constitution belge depuis les accords de 1993. Qui parle encore des fonctions des ministres wallons dans le cadre européen ? N'est-ce pas regrettable ? On dirait qu'ils s'en cachent.

Philippe Destatte a résumé aussi la visite de Spitaels à Paris en janvier 1993 : « La visite éclair de Guy Spitaels à Paris en janvier 1993 et ses rencontres avec François Mitterrand, Raymond Barre et Michel Rocard ont constitué l'occasion d'envisager des liens privilégiés entre la France et la Wallonie , comme ceux que la République entretient avec le Québec. » 10

Il est intéressant aussi de signaler que Bernard Anselme qui présidait l'exécutif de la Communauté française déclara le jour même de la fête de cette institution : « Gaston Eyskens a dit, en 1970, « L'Etat unitaire est dépassé par les faits ». Moi je vous dis que la Communauté française - en son état actuel - est aujourd'hui dépassée par les faits. » 11 Le lendemain de cette déclaration très dure, une partie des compétences de la Communauté était transférée vers la Wallonie et vers Bruxelles. Imagine-t-on aujourd'hui une mise en cause aussi forte d'une des institutions qui compliquent à plaisir le paysage politique wallon (une Région, des communes et un Etat fédéral ne suffisent pas, il y faut ajouter une Communauté et cinq provinces...).

Conclusions

Il semble que l'on doit admettre que si Guy Spitaels s'est si profondément engagé à la tête de la Wallonie c'est parce que, las de diriger le PS, il voulait passer à autre chose qu'il a justifié par des considérations sur la montée des régionalismes en Europe (voir à cet égard Jean-François Furnémont).

Le Soir d'aujourd'hui nous met en garde contre la tentation d'interpréter de manière trop romantique (et régionaliste) cette évolution de Guy Spitaels. On admettra qu'il vaudrait mieux dire : « de manière trop naïve » ou, mieux encore, « de manière trop démocratique »...Le désir d'avoir à la tête de la Wallonie des dirigeants valables ne serait-il, selon le quotidien de la capitale, qu'un vœu pieux et romantique ? Le réalisme et la rationalité exigeraient-il d'admettre que les Wallons n'auront jamais des dirigeants dignes de ce nom ?

Quand Guy Spitaels occupa la Présidence de la Wallonie, elle n'avait pas l'importance qu'elle revêt aujourd'hui, sans que pourtant ses responsables ne le mettent fort en avant, désignés qu'ils sont par une instance particratique dont les intérêts débordent ceux de la Wallonie. Pourtant, on pourrait tout aussi bien dire, à l'image de ce que fit Spitaels, que ces intérêts qui débordent la Wallonie pourraient être assumés par ses propres dirigeants (et non par les super-dirigeants qui les désignent et pour le compte desquels ils agissent, non pas le compte des Wallons, somme toute méprisés). Ceux-ci n'interviennent pas dans le cadre belge global, laissant cette tâche à des personnes dont ils sont finalement dépendants et qui sont en mesure de les nommer et révoquer, de fait. En attendant, et même si peut-être Guy Spitaels avait d'autres vues que la simple Présidence de la Wallonie, cette période de 1992 à 1994 reste marquée d'une pierre blanche. Celle-ci fut la seule durant laquelle un homme politique a pu diriger la Wallonie sans y être désigné par quelqu'un d'autre, pouvant l'en « muter ». Dans ses communications d'alors, Spitaels ne se réclamaient que de la responsabilité de la Wallonie, parcourant le monde entier, y faisant valoir ses relations, « vendant » la Wallonie partout. Nous n'avons plus personne comme cela. 12

Paul Magnette, écartelé entre son poste ministériel fédéral et Charleroi vient, ce 22 août, de choisir d'être bourgmestre de Charleroi plutôt que ministre. Malheureusement pour l'instant, les Wallons n'auront pas la chance d'être « élus » par ceux qu'ils élisent et qui décidément ne prennent pas la Wallonie au sérieux.

L'action wallonne de Guy Spitaels

  1. 1. Réaction des métallos liégeois in La Wallonie du 21 septembre 1991
  2. 2. Voir Journal et Indépendance du 27 septembre 1991
  3. 3. Philippe Destatte, L'identité wallonne, IJD, Namur, 1997, p.387
  4. 4. ARCHIVES INSTITUT DESTREE, Dossier Bernard Anselme : Déclaration de l'Exécutif régional wallon au Conseil régional wallon le 30 septembre 1991
  5. 5. Charles-Etienne Lagasse, Les nouvelles institutions politiques de la Belgique et de l'Europe, Erasme, Namur, 2003, p.131
  6. 6. L.Michel cité par Furnémont, op. cit. p. 210.
  7. 7. Pascal Delwit, La vie politique en Belgique de 1830 à nos jours, éd. De l'ULB, Bruxelles 2009, p. 234.
  8. 8. Guy Spitaels cité par Furnémont, op. cit. p. 204.
  9. 9. Furnémont, op. cit. p. 213.
  10. 10. Philippe Destatte, L'identité wallonne, IJD, Namur, 1997, p. 395.
  11. 11. Cité par Ph.Destatte, op. cit., p. 393.
  12. 12. Il est évident que Jean-Maurice Dehousse, Robert Collignon et Jean-Claude Van Cauwenberghe, reprirent ce profil, mais le dernier avec un fil à la patte qui les lui cassa finalement)