Chapitre I : De la démocratie enrayée à la démocratie anesthésiée…

Comment la science politique définit la particratie
2 December, 2013

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Le mot particratie, tel qu'il sera employé dans le présent texte, n'implique nullement une intention polémique ou un jugement de valeur connoté négativement. La particratie sera considéré ici comme l'un des modèles de régimes politiques existant dans les régimes parlementaires. Nous essayerons donc de définir ce qu'est, en théorie et en pratique, une particratie et ce qui la différencie des autres régimes parlementaires. Nous verrons en quoi l'Etat belge peut être considéré comme une sorte d'idéaltype de la particratie et aussi que ce modèle s'est reproduit en Wallonie. Nous soulignerons le début d'éloignement du système particratique et sa transition vers une « présidentocratie » ou un directoire des quatre présidents de partis représentés au Parlement wallon.

Qu'est-ce que la particratie?

Si l'on s'inspire des écrits du politologue français Maurice Duverger, il existe 4 grandes catégories de régimes parlementaires pluralistes: les systèmes bipolaires, les systèmes bipolarisés, les systèmes multipolaires avec un parti dominant, les particraties.

1) Les systèmes bipolaires Ces systèmes sont assez rares, ils sont surtout typiques des démocraties parlementaires anglo-saxonnes. Ils se caractérisent par l'affrontement sur la scène publique de deux grands partis politiques, l'un étant plutôt conservateur, l'autre plutôt libéral et favorable au mouvement. Ces partis s'articulent plus sur un vaste regroupement d'intérêts divers que sur un programme politique ou une idéologie déterminée. Le modèle historique de ce système est la Grande-Bretagne du XIXe siècle où Tories (Conservateurs) et Whigs (Libéraux) se partageaient les bancs du parlement. Ces partis comprenaient en leur sein de multiples factions, courants et sous-courants, ce qui explique une certaine mobilité des élus entre ces deux pôles de la vie politique. Un exemple montre qu'un changement d'étiquette ne présentait absolument pas l'importance qu'elle a acquise dans la vie politique contemporaine. Winston Churchill changea trois fois d'affiliation politique au cours de sa longue carrière, en 25 ans, il passa des conservateurs aux libéraux pour retourner ensuite chez les premiers cités. La perpétuation d'un tel système politique est favorisée par le mode de scrutin laminoir qu'est le vote uninominal à un tour, il permit notamment au parti travailliste de prendre la place des Libéraux après la première guerre mondiale. Depuis le début des années 70, le bipolarisme n'existe plus en Ecosse (SNP) et au Pays de Galles (PC) avec l'apparition des partis autonomistes. En Angleterre, seul le mode de scrutin en place empêche une représentation équitable de la troisième grande force politique nationale qu'est le parti Libéral-Démocrate. Un même constat de disparition peut être fait pour le Canada depuis l'installation du Parti Québécois ou pour la Nouvelle-Zélande depuis l'instauration d'une dose de proportionnelle en 1996. Seul la rivalité Parti Démocrate - Parti Républicain qui continue à exister aux Etats-Unis reste assez conforme à un mode de vie politique surtout caractéristique du XIXe siècle et de l'ouverture aux « masses » du débat politique.

2) Les systèmes bipolarisés Ces systèmes se caractérisent par l'existence d'une pluralité de partis politiques, souvent articulés sur une base idéologique, mais celle-ci ne fait pas obstacle à un grand rassemblement de ces partis en deux grands pôles (la Droite contre la Gauche). La Nation illustrant le mieux cet état de fait est la France, la bipolarisation étant favorisée par le scrutin uninominal à deux tours qui oblige chaque camp à se rassembler entre les deux tours. Tout gouvernement est en fait une coalition de plusieurs partis rassemblés autour d'un programme politique déterminé préalablement aux élections. En raison de sa stabilité qui préserve en même temps la coexistence d'une pluralité d'opinions politiques, ce système politique jouit d'une grande faveur en Occident.

3) Les systèmes multipolaires avec parti dominant Ceux-ci connaissent aussi une multitude de partis politiques mais la bipolarisation Droite-Gauche prend une forme différente de celle vue ci-dessus. L'existence d'un parti dominant fait que souvent celui-ci affronte une coalition d'opposants obligés de s'allier afin de pouvoir remporter les élections. Ces systèmes connaissent donc très souvent des cabinets minoritaires au parlement, les deux camps en présence obtenant rarement la majorité absolue. Ce fait ainsi que l'absence d'une bipolarisation formelle est dû en partie à l'emploi du scrutin plural de listes à la proportionnelle. Les pays Scandinaves où les sociaux-démocrates sont dominants depuis l'entre-deux-guerres sont assez représentatifs de ces régimes politiques. On peut citer l'exemple du Fianna Fail qui domina la vie politique de la République d'Irlande depuis 1932 (56 années de présence au gouvernement!)

4) Les systèmes particratiques Ces systèmes peuvent être aisément défini après l'examen des trois modèles précédents. Ils comprennent une multitude de partis politiques, aucun de ceux-ci n'arrivant à être suffisamment dominants. Cet état de fait rend nécessaire la formation de coalitions gouvernementales et empêche la constitution de cabinets minoritaires. Le gouvernement sera le résultat d'une coalition de deux ou plusieurs partis, celle-ci se formant après la tenue des élections et non préalablement, ce qui empêche toute amorce de bipolarisation réelle de l'enjeu électoral. Ces coalitions sont rarement renversées par le Parlement ou défaites par les urnes, le résultat des élections se caractérisant par des mouvements essentiellement marginaux (quelques % de hausse ou de baisse). Elles auront plutôt tendance à imploser suite à l'apparition de divergences entre les composantes du gouvernement, la survie de ce dernier est donc essentiellement conditionnée par la recherche systématique et renouvelée d'un compromis entre ses composantes. Il en découle logiquement un exécutif plutôt faible, les présidents de partis devenant les véritables détenteurs du pouvoir, notamment en désignant les ministres appelés à siéger au gouvernement. Enfin, cette particratie se retrouve souvent au sein de la fonction publique au sens large, chaque parti exigeant d'être représenté proportionnellement à sa force électorale. Ces comportements débouchent sur un sens de l'Etat et de l'intérêt publique très faiblement développés, tant chez les gouvernants que les gouvernés. Les deux Etats emblématiques de ce système politique sont/étaient l'Italie et la Belgique. Avant de nous pencher brièvement sur la particratie au quotidien, nous allons examiner brièvement les origines historiques de la particratie à la belge.

Aux sources de la Belgique particratique

Au XIXe siècle, l'Etat belge connaissait un système politique similaire à celui de la Grande-Bretagne, les Libéraux s'opposant aux Catholiques. L'arrivée sur la scène politique du POB en 1885 aurait pu s'accompagner d'une évolution comparable, le POB remplaçant progressivement comme «parti du mouvement» les Libéraux. Les élections au suffrage majoritaire plural de 1894 et 1898 semblaient marquer le début d'un tel clivage, mais le parti catholique fut effrayé de constater que sa victoire électorale ne tenait qu'à sa position majoritaire dans une Flandre déjà plus peuplée.

Il décida donc d'introduire le scrutin proportionnel de listes pour les élections de 1900 dit système D'Hondt. Le POB ne s'opposa pas à ce changement en raison du passé libéral de nombre de ses dirigeants et du soutien constant des Libéraux radicaux dans la lutte pour le suffrage universel. Il faut aussi ajouter à cela que la direction du POB, depuis l'échec de la dissidence d'Alfred Defuisseaux, était déjà dominée par la Flandre et Bruxelles, le scrutin proportionnel représentant le seul moyen pour le POB de percer dans une Flandre où il ne possédait alors aucun parlementaire. Ce mode de scrutin stoppa donc, comme espéré, le déclin du parti libéral, mais il n'empêcha pas l'existence jusqu'en 1914 d'une certaine bipolarisation, libéraux et socialistes se présentant en cartel dans certaines circonscriptions wallonnes aux élections de 1904 à 1914.

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L'arrivée du suffrage universel et l'effritement progressif du parti catholique vont obliger ce dernier à s'allier alternativement avec les libéraux et les socialistes. Ces deux partis, mais, plus particulièrement, les socialistes se satisfaisant de cures d'opposition plus ou moins longues grâce à la tenue de leurs bastions communaux et provinciaux. Rappelons à quel point l'Etat belge fut façonné par le parti Catholique, depuis 1884. Celui-ci n'a connu que 14 années d'opposition ! (1945-1947, 1954-1958, 1999-2007). Cela est évidemment dû à la domination désormais révolue du CVP sur la Flandre. Depuis un siècle, le système politique belge est caractérisé par un immobilisme forcené, presque toutes les tentatives de nouveaux partis ont échoué y compris celle du PCB et du RW qui pourtant furent, respectivement en 1946 et 1971, le deuxième parti de Wallonie. Les seules exceptions sont les partis dits «communautaires» (la Volksunie puis la NVA et le Vlaams Belang en Flandre, le FDF à Bruxelles, le RW ayant quasi disparu en Wallonie) et depuis le début des années 80 le mouvement écologiste, ce dernier ayant acquis, petit à petit, une base locale stable.

Le livre récent de l'historien britannique Martin Conway montre bien en quoi la période 1944-1947 vit la cristallisation de la particratie à la belge. Au sortir de la seconde guerre, la particratie plutôt que la révolution ou même la réforme s'imposa durablement. Alors que les élites d'avant-guerre sont mises en cause par la résistance, le PCB, le mouvement wallon et le monde ouvrier, la question royale va de manière paradoxale permettre à celles-ci de recouvrer leur suprématie. La polarisation qui apparait en mai-juin 1945 concernant le retour du roi est intense mais elle ne fait que diviser la Belgique sur des clivages anciens et familiers : classe ouvrière contre bourgeoise et monde rural, Flamands contre Wallons, catholiques contre laïcs. La question royale contient en elle les tensions socio-économiques et les antipathies idéologiques agitant la Belgique depuis la fin du XIXe siècle. Les tensions économiques, sociales et idéologiques nées sous l'occupation allemande vont ainsi se retrouver canalisées dans les réceptacles habituels des trois partis traditionnels et des organisations gravitant autour d'eux réduisant presque à néant l'espace politique et idéologique pour de nouvelles forces politiques (UDB, PCB)1. Il nous faut citer ici longuement Conway concernant le réalignement ou la normalisation de la politique belge après le départ des ministres communistes en 1947 et la mise en place du gouvernement « centriste » résultant de l'alliance entre le PSB/BSP et le CVP/PSC au sein du gouvernement Spaak/Eyskens en fonction de mars 1947 à juin 1949. Ce gouvernement a établi ce qui fut le modèle des gouvernements nationaux puis fédéraux pour le demi-siècle suivant. « Il est probable qu'avec la liberté de vote, une majorité des militants de base de ces deux partis aurait rejeté cette coalition. Mais la décision de créer ce gouvernement, et ses nombreux successeurs, fut massivement du ressort des dirigeants de ces partis politiques. Que cela fut possible prouve à quel point le centre du pouvoir politique est passé dans l'immédiate après-guerre dans les mains des élites particratiques qui opèrent à une certaine distance de leurs membres et de l'électorat en général. Cette liberté était, bien sûr, relative. En particulier la 'pilarisation' de la société belge a toujours obligé les dirigeants des partis à travailler étroitement avec la direction de leurs organisations sociales liées [syndicats, mutuelles, etc.] Mais cette reconfiguration du système démocratique belge résultant des années de guerre a accru la marge de manœuvre dont jouissaient les élites politiques. La Belgique restait, d'un point de vue constitutionnel, un régime parlementaire mais la primauté du parlement s'était en fait affaiblie (...) l'essentiel de la vie politique se déroulant maintenant loin du regard de l'opinion publique dans les réunions entre cadres de partis et lors des complexes négociations multilatérales entre les dirigeants des partis requises pour créer et maintenir les coalitions gouvernementales. La démocratie des années d'après-guerre fut d'abord essentiellement une démocratie particratique. (...) Ce n'est qu'en confiant fermement le pouvoir à un groupe réduit de dirigeants de partis partageant une compréhension identique de la manière belge de faire de la politique que la stabilité nécessaire au fonctionnement contrôlé de la démocratie pouvait être atteint 2.» Après l'agitation politique de la période 1936-1945, pour cette élite, tout appel au Peuple par-dessus leurs têtes était par essence suspect, suspicion que les tensions de la question royale puis de la guerre scolaire ne feront que renforcer. Avec la coalition « travailliste » Lefèvre/Spaak en 1961, c'est bien l'alliance fondamentale qui gouverne jusqu'à présent la Belgique qui sera consolidée. Celle-ci est-elle aujourd'hui aussi stabilisatrice et durable avec un CD&V ne représentant plus, au mieux, que 20% de l'électorat flamand et un PS qui lui ne pèse plus que 25% de l'électorat francophone et sans doute moins de 30% de l'électorat wallon ?

La particratie au quotidien

[Ce paragraphe s'inspire entre autres de Michaël Gallagher 3]

Dans un système particratique, la vie politique, ainsi que celle de la société civile, se caractérisent par le conformisme et l'individualisme. Un homme politique qui veut conquérir et conserver le soutien du public doit, à cette fin, se constituer une clientèle personnelle d'électeurs. Ce but sera atteint s'il agit comme intermédiaire entre, d'une part, les électeurs de sa circonscription, et, d'autre part, l'Etat ou des sociétés privées, et ce en particulier s'il soutient ou s'il paraît soutenir l'acquisition par ses électeurs de divers avantages. En raison de cette nécessité d'agir comme intermédiaire, le parlementaire de base dépense une beaucoup plus grande partie de son temps de travail au profit de ses électeurs plutôt qu'à une participation active au processus législatif. Une des causes de ce phénomène tient au système électoral. Le scrutin proportionnel de liste autorisant les votes de préférence, chaque candidat se retrouve en compétition avec tous les autres candidats en présence, y compris et surtout avec ceux de son propre parti présents sur la même liste.

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D'une manière générale, ce candidat ne pourra se distancier grandement de ses colistiers sur des questions de politique générale, il devra donc employer une autre méthode pour acquérir l'ascendant sur ceux-ci. Habituellement, il essayera d'apparaître comme un serviteur plus assidu et plus efficace des électeurs de sa circonscription, à cette fin, il devra aborder avec sympathie toutes les demandes d'interventions ou d'aides qui lui sont soumises, et ce, même s'il considère qu'il ne pourra être d'aucune aide réelle. De nombreux électeurs demandent l'aide de leur parlementaire car ils croient, à tort ou à raison, que celui-ci possède un pouvoir et qu'il peut leur obtenir des choses qu'ils ne pourraient se procurer par eux-mêmes. La question de savoir si le public croit que les efforts d'un intermédiaire peuvent influencer les événements est aussi importante que la réalité objective, il ne fait aucun doute que la plupart des hommes politiques encouragent la croyance que leurs services valent la peine d'être utilisés. Le clientélisme ne peut évidemment qu'encourager l'individualisme! L'argent et l'emploi n'existant qu'en quantité limitée, tout individu sait que ses souhaits ne peuvent être rencontrés qu'aux dépens de ceux d'une autre personne. Il est, par exemple, dans l'intérêt d'un individu de s'assurer que sa candidature auprès d'une entreprise, soit mieux présentée que celle d'autres individus qui, dans les faits, sont ses adversaires. Cet individualisme ne s'est pas accompagné de l'individualité. L'insistance mise sur le bonheur personnel et la réticence à coopérer trop profondément avec d'autres n'ont pas permis la création d'une vivante diversité d'opinions et d'une société pluraliste, mais bien celle d'un consensus étriqué et d'un conformisme ennuyeux sur presque tous les sujets de société. Une variété de pressions se combinent par ailleurs pour maintenir l'opinion politique et le comportement électoral de chaque individu en concordance avec ceux de la majorité, quelle qu'elle soit, l'institution monarchique et son traitement sentimentalo-médiatique jouant un rôle central qui sera analysé au Chapitre IV de ce numéro. Une autre explication de ce système est bien sûr la faiblesse du pouvoir législatif face à l'exécutif, à l'exception du poids 'symbolique' de la Monarchie, faiblesse que l'on peut retrouver presque partout en Europe et ce depuis longtemps. François Perin qualifiait déjà en 1958 la démocratie parlementaire belge de « démocratie enrayée », elle est maintenant anesthésiée.

De la particratie à la « Présidentocratie »

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Avant d'aborder la question de la présidentocratie, abordons aussi diverses évolutions récentes du système politique belge et wallon4.

Depuis le début des années 90, lorsqu'un parlementaire est nommé dans un exécutif de n'importe quel niveau de pouvoir, il perd sa qualité de parlementaire aussi longtemps qu'il exerce ce mandat exécutif, c'est un suppléant qui siège donc à sa place. L'une des conséquences perverses de ce système est que les assemblées se retrouvent peuplées de personnalités inconnues ayant surtout bénéficié de la place qui leur avait été attribuée lors de la confection des listes électorales. Un tiers des 150 députés fédéraux sont des suppléants, au Parlement wallon la proportion est un peu moindre, au 1er juillet 2013, il n'y a « que » 16 suppléants sur les 75 députés élus en 2009 mais la situation est très variable selon les groupes parlementaires. Ainsi 9 députés sur les 29 du groupe PS sont des suppléants, au CDh ils sont 5 sur 13, contre 2 seulement sur 13 pour Ecolo et aucun des 19 députés wallons du MR ! Ce chiffre est monté à certain moment de la législature jusqu'à 19 députés. Toutefois la situation est plus inquiétante qu'elle ne semble l'être à première vue. D'abord, lors de son installation en juillet 2009, 10 députés effectifs ou suppléants (8PS et 2 CDh) élus par les citoyens wallons renoncent à leur mandat, dans certains cas, il s'agissait même de tête de liste comme André Flahaut pour le PS en Brabant wallon. Ensuite, suite aux élections fédérales de juin 2010, 6 députés wallons (5PS, 1 CDh) quittent le Grognon pour aller siéger à la Chambre ou au Sénat. Ainsi Paul Magnette, tête de liste du PS pour la circonscription de Charleroi n'aura siégé au Grognon que quelques minutes en juillet 2009, le temps de prêter serment puis en tant que ministre fédéral il laissa son siège à son suppléant pour ensuite démissionner dès juin 2010 afin de devenir ...sénateur. Les élections communales d'octobre 2012 n'ont, quant à elles, provoqué « que » quatre départs.

Le phénomène des ministres extra-parlementaires existe depuis longtemps, citons Jean-Luc Dehaene et Philippe Moureaux, mais il s'est considérablement accru depuis quelques années. Les présidents de partis ont toujours désignés les ministres mais auparavant ils prenaient en compte les résultats électoraux, l'implantation de terrain, le poids des fédérations et des intérêts représentés (syndicats, mutuelles, etc.) et le travail parlementaire effectué. Maintenant une carrière politique débute souvent dans un poste ministériel pour être ensuite légitimée, avec des fortunes diverses, par l'électeur.

Citons les exemples récents de Marie Arena, Paul Magnette, Julie Fernandez Fernandez, Marie-Dominique Simonet, etc. Indépendamment de ces personnes, cela peut amener à privilégier l'image et la présence médiatique au travail de terrain, ne parlons même pas ici de militantisme, certaines « personnalités » étant candidates effectives ou suppléantes à tous les scrutins, ce qui compte, c'est avant tout et uniquement occuper le terrain médiatique ...

Ce dernier point nous amène aussi à évoquer le rôle des médias qui ont, en quelque sorte, « trivialisé » la vie politique en privilégiant l'instant au fond notamment via la « pipolisation » des politiques et le recours abusif aux sondages de popularité ou d'opinion sur tout et rien. Pensons aussi à tous ces journalistes, sportifs ou membres de la société civile connus et reconnus qui quittent leur rédaction, les stades ou leurs association pour aller siéger dans un Parlement, souvenons-nous aussi des prestations médiatiques de certains élus faisant voler en éclat la distinction entre vie privée et vie publique ainsi qu'aux sondages pré-électoraux en 2009 qui prédisaient un revers historique du PS en Wallonie alors qu'ils n'avaient rien vu venir en 2007... Les différences entre partis ne sont plus idéologiques mais uniquement historiques, derniers vestiges de la pilarisation ou des clivages de la société belge (flamands/wallons, catholiques/laïcs, cols bleus/cols blancs, conservateurs/progressistes).

Penchons-nous maintenant sur la question sensible du cumul des mandats entre niveau wallon et niveau communal. Là, le constat est plus que préoccupant, sur les 75 députés wallons, seuls 9 d'entre eux ne sont ni conseiller communal, ni échevin ou président de CPAS ni bourgmestre... Mais la situation est, là aussi, très variable selon les groupes parlementaires. Sur les 29 députés wallons du PS, 13 sont bourgmestres, 6 échevins ou président de CPAS et 10 conseillers communaux. Au MR, il y a 12 bourgmestres, 4 échevins et 2 conseillers communaux. Pour le CDH, nous recensons 5 bourgmestres dont 2 de communes de plus de 50.000 habitants (Mouscron et Namur), 2 échevins et 5 conseillers communaux. Ecolo fait exception puisque ses statuts interdisent, en principe, le cumul d'un mandat de parlementaire avec un mandat exécutif communal, il n'y a donc que 7 conseillers communaux sur les 13 députés wallons de ce groupe.

Les partis politiques ont pris conscience de cet état de fait, à partir du prochain renouvellement du parlement wallon en mai 2014, le Décret du 9 décembre 2010 imposera à chaque groupe politique de ne plus avoir qu'un quart de ses membres cumulant sa fonction de député wallon avec un mandat exécutif communal, ce qui exclut la fonction de conseiller communal (ou provincial). Cette véritable révolution est malheureusement en grande partie neutralisée par une disposition transitoire qui prévoit que jusqu'à l'entrée en fonction des collèges communaux résultant du renouvellement intégral des conseils communaux en 2018, les membres du Parlement qui ne peuvent cumuler leur mandat parlementaire avec celui de membre d'un collège communal, pourront se déclarer empêchés dans l'exercice de l'un ou de l'autre mandat. Cette disposition risque d'encore accroitre le nombre de suppléants siégeant au Parlement wallon...

La Présidentocratie dans l'administration

Même si ce phénomène n’est pas nouveau, nous devons aussi évoquer la politisation de la haute fonction publique et l’existence de cabinets ministériels tellement peuplés qu'ils agissent comme une sorte d’administration parallèle. Cela s’est renforcé depuis les réformes des fonctions publiques dans les années 1990. Après s’être fait la main en Communauté Flamande, Luc Vanden Bossche, ministre fédéral de la fonction publique, a mené entre 1999 et 2003 la réforme dite « Copernic » de la haute fonction publique en introduisant notamment le système des mandats (6 ans renouvelables une fois) pour certaines fonctions dirigeantes.

Ce système a d’ailleurs été ensuite singé sans aucune réflexion préalable par la Wallonie et la Communauté Wallonie-Bruxelles. Le constat est simple, cette réforme a encore accentué la politisation de la haute fonction publique, tous les mandataires ont une couleur politique et leurs nominations qui devaient être le résultat d’une procédure extérieure et objective privilégiant la compétence donnent lieu, dans les faits, à d’interminables marchandages entre partis politiques. Le résultat étant que des administrations centrales se retrouvent avec à leurs têtes pendant plusieurs mois, voire des années, des dirigeants ad interim ou faisant fonction… La première perversion des mandats est qu’ils permettent à des personnes extérieures à la fonction publique d’accéder à des responsabilités, sans avoir parfois la moindre notion de droit public, de fonctionnement d’un service public ou même du paysage institutionnel belge. Ainsi un président de comité de direction d’un Service Public Fédéral (anciennement appelé Ministère) a été entendu s’interroger publiquement sur la différence entre la Région de Bruxelles-Capitale et la ville de Bruxelles…

Deuxième perversion, ces mandataires sont évalués à mi-mandat et en fin de mandat, mais à une exception près et pour une administration très petite (SPP Développement durable), tous ces mandataires ont été renouvelés, car le fait pour un ministre de ne pas y procéder remet en cause les équilibres politico-linguistiques si durement négociés au sein des gouvernements.

Troisième perversion : si les indemnités dont bénéficient les mandataires en sortie de mandat (même en cas d’évaluation négative) ont bien été prévues, aucune disposition réglementaire n’a été prise pour régler ce qui est traditionnellement appelé le « pantouflage », c’est-à-dire le fait pour une personne d’aller grassement valoriser dans le secteur privé les connaissances qu’elle a acquises dans ses fonctions au sein d’un service public. Luc Vanden Bossche a, à nouveau, montré la voie en quittant la vie politique pour devenir administrateur délégué de BIAC, l’organe mixte public/privé gérant l’aéroport de Bruxelles-National. L’objectif de ce système de mandat est enfin paralysé par le fait que, justement, dans la plupart des cas, ces mandataires sont en fait issus du monde politique, les exemples pullulent et pas uniquement dans les administrations centrales, les parastataux ou pararégionaux sont aussi concernés Voyons :

Hans D’Hondt, ex chefcab de Leterme, président du SPF Finances, Pierre-Paul Maeter, ex chefcab de Laurette Onkelinx, président du SPF Emploi, Travail et Concertation sociale, Laurent Ledoux, ex chefcab de Marie-Dominique Simonet, président du SPF Mobilité et Communication, Dirk Achten, ancien chefcab de Karel de Gucht, président du SPF Affaires Etrangères, Xavier De Cuyper, ancien chefcab de Louis Michel, administrateur général de l’Agence Fédéral des Médicaments et des Produits de Santé, Ivan Pittevils, ex chefcab de Marc Verwilghen, administrateur délégué de la Loterie Nationale, Frédéric Delcor, directeur de l’Institut Emile Vandervelde du PS, secrétaire général du Ministère de la Communauté Française, Claude Delbeuck, ex chefcab de Guy Lutgen, secrétaire général du Service Public Wallonie, etc. Si certains de ces mandataires sont en effet issus de l’administration, tels par exemple Claude Delbeuck ou Xavier De Cuyper, la majorité d’entre-eux n’ont eu aucun rapport avec le service de l’Etat, si ce n’est leur passage dans un cabinet ministériel…

La réforme Copernic voulait aussi diminuer le nombre de membres des cabinets, ceux-ci n’ont jamais été aussi prospères et nous sommes là vraiment au cœur de la particratie et présidentocratie. En premier lieu, le ministre d’un parti francophone ne pourra pas choisir son chef de cabinet, celui-ci lui sera imposé par son président de son parti, cette pratique est quasi généralisée, rares sont les ministres qui, comme par le passé Jean-Maurice Dehousse, osent refuser cette désignation. Dans certains cas, le président de parti peut même démettre unilatéralement un chef de cabinet, comme ce fut le cas, suite à l’affaire Tectéo, pour Alain Jeunehomme chef de cabinet de Sabine Laruelle (MR). Ensuite ce chef de cabinet va composer son équipe, comme il considère que la haute fonction publique est totalement politisée et qu'il sait donc très bien à qui il aura potentiellement affaire, il va engager soit prendre des personnes « sûres et de confiance » qu’il fera détacher de l’administration, soit des personnes qui y sont totalement extérieures. Ainsi, face aux cabinets, les administrations se retrouvent déforcées et en concurrence avec une administration parallèle n’osant pas dire son nom. Ce cercle vicieux est même renforcé par les politiques menées par tous les gouvernements en matière de fonction publique, qu’ils s’en vantent ouvertement comme Hendrik Bogaert (CD&V) secrétaire d’état fédéral à la fonction publique ou Geert Bourgeois (NVA) ministre flamand de la fonction publique ou pas du tout comme Jean-Marc Nollet (Ecolo) ministre wallon et francophone de la fonction publique : tous ces gouvernements réduisent les budgets « personnel » ainsi que le nombre de fonctionnaires en ne remplaçant qu’un nombre limité de départs.

Ainsi Bogaert proclame son intention d’arriver au chiffre d’un remplacement pour cinq départs dans la fonction publique fédérale au lieu d’un sur trois actuellement. Il reconnait que de 2010 à 2014, en quatre années, une réduction de 6 à 7 % du nombre de fonctionnaires fédéraux aura eu lieu, cela représente en 2012 une diminution de 1183 équivalents temps plein 5. Conséquence logique, l’expertise disparait ou n’est pas disponible au sein des administrations : comme il est plus rapide d’engager un collaborateur de cabinet qu’un fonctionnaire, le cabinet concerné va pallier cette lacune, quitte éventuellement à parachuter ultérieurement cet expert dans la fonction publique. Il est donc finalement assez logique que, malgré ou peut-être en raison de ces effets pervers, le gouvernement fédéral vienne d’adopter fin septembre 2013 un projet d’arrêté royal élargissant le système de mandat à l'échelon moyen de la fonction publique. La dépolitisation de la fonction publique n’est pas pour demain, au contraire elle va se renforcer en autorisant l’arrivée à ce type de fonctions de personnes extérieures à la fonction publique, de là à conclure qu’elles seront très souvent issues de cabinets…

Dernière perversion de notre système politique à savoir « la présidentialisation » des partis provoquée principalement par l'élection directe des présidents par « leurs » affiliés. Les présidents ont toujours été puissants mais auparavant existaient divers contre-pouvoirs comme les fédérations au niveau des provinces ou des arrondissements électoraux ou le poids électoral de l'élu. En 1945, le PSB se choisissait Max Buset comme premier président, un homme qui n'avait jamais été ministre mais qui était parlementaire depuis 1932, avait été à Londres pendant la guerre et qui n'était même pas issu d'une fédération importante du parti (Thuin). Aujourd'hui une telle élection serait totalement impossible. Alors que l'élection du président ne recueille souvent qu'une participation faible des affiliés et, en tout cas, inférieure à la majorité, ceux-ci peuvent ensuite se prémunir de scores tenant du plébiscite puisqu'il n'y a souvent qu'un seul candidat... Ce qui aurait pu permettre une saine compétition « idéologique » au sein des partis s'est transformé en kermesse médiatique, quel homme ou femme politique oserait aujourd'hui se lever ouvertement contre un président élu avec 90% des suffrages ?

Le quadriumvirat présidentiel (PS, MR, CDH, Ecolo), avec ses deux Augustes et ses deux Césars, paralyse le débat politique et la confrontation des idées. Nous pouvons d'ores et déjà résumer les prochaines élections en un combat Elio/Paul contre Didier/Charles et non pas PS contre MR, Joëlle/Benoit et Olivier/Emilie comptant les coups ! La mainmise présidentielle s'étend même aux choix des chefs de groupes parlementaires, ces derniers voyant leurs actions filtrées par les secrétaires des groupes parlementaires placés là comme chien de garde présidentiel. Une source bien informée nous a raconté qu'un parlementaire PS qui avait manifesté récemment son souhait de voter contre la ratification du TSCG a eu droit une remontrance individuelle et personnelle du Premier Ministre, inutile de dire qu'il a ensuite changé son opinion sur la question, à quelques mois de la confection des listes, la prudence s'impose... Le système politico-administratif est donc entièrement cadenassé par la présidentocratie.

La souveraineté transformée en artefact...

La conclusion est évidente, la Belgique ne peut survivre à une quelconque forme de bipolarisation, la particratie et l'immobilisme sont les conditions même de la survie de l'Etat belge. Depuis longtemps, il n'existe plus que de manière épisodique et ponctuelle un espace public belge dépassant justement sa dimension d'opposition entre néerlandophones et francophones, ne parlons même pas d'une société civile belge. Wallonie, Bruxelles et Flandre connaissent depuis longtemps des comportements électoraux distincts, la Flandre apparaissant comme plus volatile, depuis 20 ans le premier parti de Flandre ayant été différent lors de presque toutes les élections. En conséquence, tout processus de bipolarisation en Wallonie est freiné voire paralysé par le poids flamand mais aussi par la dimension « francophone » de l'affrontement 'communautaire'. Dans son ouvrage L'espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1978), Jürgen Habermas décrit « le processus au cours duquel le public constitué d'individus faisant usage de leur raison s'approprie la sphère publique contrôlée par l'autorité et la transforme en une sphère où la critique s'exerce contre le pouvoir de l'État. » La notion de Publicité (au sens de la large diffusion des informations et des sujets de débats via les médias) est un élément central chez Habermas : celle-ci doit être comprise comme dimension constitutive de l'espace public et comme principe de contrôle du pouvoir politique. Pour Habermas, l'espace public « gouverné par la raison » est en déclin, puisque la publicité critique laisse peu à peu la place à une publicité « de démonstration et de manipulation », au service d'intérêts privés. Quel débat est-il possible en Belgique (et en Wallonie) vu la confusion existante entre Union européenne, Etat belge, Communautés, Régions ? De ce point de vue, l'unification européenne (vers le haut) conjuguée ici avec la mise en place quasi simultanée des entités fédérées (vers le bas) ont eu des conséquences néfastes pour le citoyen wallon ; confusion renforcée par le fait que les partis autonomistes (RW, FDF, NVA) s'inscrivent d'ailleurs très volontiers dans ce cadre de l'unification européenne y compris via le projet d'Europe des Régions. Même si la souveraineté est un concept, une fiction, dans l'Europe de 2013, elle est désormais en quelque sorte une illusion, un artefact. En ce sens, l'institution monarchique est, par définition, mieux armée à résister à cette crise de la souveraineté, car tirant sa légitimité de son caractère héréditaire.

Tous ces phénomènes ont contribué à renforcer d'abord le déclin du contrôle parlementaire de l'action de l'exécutif puis ensuite le déclin de l'exécutif lui-même. Quelles pourraient être les pistes permettant de renouveler un débat démocratique wallon bien essoufflé voire anesthésié par la recherche du compromis ou de l'immobilisme sous toutes ses formes ? Avant de voir quelles pourraient être les réformes qui pourraient peut-être nous faire sortir de ce système, voyons comment les réformes successives de l'Etat ont encore renforcé la particratie.


  1. 1. Martin Conway: The sorrows of Belgium. Liberation and political reconstruction 1944-1947, Oxford University Press, 2012, p.175.
  2. 2. Martin Conway: The sorrows of Belgium. Liberation and political reconstruction 1944-1947, Oxford University Press, 2012, p364-365
  3. 3. Voir Michael Gallagher : The Irish Labour Party in transition, 1957-1982, Manchester University Press, 1982.
  4. 4. Les lignes suivantes sont partiellement basées sur un article de la revue TOUDI en ligne publié le 19 mai 2010 et d'une carte blanche qui a paru dans La Libre Belgique le 12 juillet 2010 signée par Robert Collignon, José Fontaine, Michel Gigot, Jean-Emile Humblet, Jean Louvet et Jean-Claude Vandermeeren. Les données ont été actualisées. Elles seules devaient l'être, d'ailleurs, ce qui renforce notre analyse d'un système assez figé.
  5. 5. Question parlementaire N° 7792 du 17/1/13 du sénateur Bert Anciaux