"Deux cent mille nouveaux emplois"
La note du formateur, intitulée «Une Belgique créative et solidaire», qui sert actuellement de base à la négociation du programme gouvernemental s’inscrit pleinement dans la logique de « l’État social actif ». D’inspiration blairiste, alchimie curieuse prônant à la fois davantage de libéralisme économique et une protection plus efficace, l’idée d’État social actif fait de l’emploi le vecteur essentiel de l’intégration sociale et de l’augmentation du taux d’emploi un objectif politique prioritaire.
Nul ne l’ignore plus aujourd’hui, l’objectif de création de 200.000 emplois sera au cœur du projet politique de la prochaine législature. L’objectif apparaît louable et ambitieux mais ne peut cacher la réflexion sur les moyens envisagés. Nous proposons ici un bref décodage idéologique du chapitre « emploi » plan Verhofstadt.
Moins de charges pour les entreprises, plus de responsabilité pour les travailleurs
Quels seront les moyens utilisés pour augmenter ainsi l’emploi ? Pour le formateur, ceux-ci sont au moins au nombre de quatre : nouvelle réduction des cotisations patronales de sécurité sociale de 750 millions d’Euros par an (en 2004 et en 2005), responsabilisation des travailleurs dans la gestion de carrière par un compte épargne temps, encadrement plus serré des restructurations d’entreprises et activation renforcée des demandeurs d’emploi.
Précisons la méthode. Les réductions de cotisations patronales de sécurité sociale porteront sur plusieurs catégories d’emploi dont les perspectives de croissances sont pressenties comme étant les plus importantes : les peu qualifiés (pour lesquels on veillera aussi à augmenter le salaire net), les emplois à temps partiels, les emplois d’ingénieurs et de scientifiques, les travailleurs âgés souhaitant poursuivre leur activité, le personnel soignant.
Le compte d’épargne temps permettra aux travailleurs de capitaliser une partie de salaire, des jours de congé ou des heures de récupération en prévision de congés familiaux (éducation des enfants, parent malade), de formation ou de préretraite.
Les employeurs qui embaucheront des travailleurs âgés victimes de restructurations se verront doubler les avantages à l’embauche.
Enfin, pour les demandeurs d’emploi, l’activation sera renforcée. Un suivi mensuel sera organisé dans les «services de médiation du travail». Il visera à proposer des emplois et des formations. Ces services pourront décider de manière autonome de rayer ou suspendre les chômeurs qui se montreront trop peu entreprenants dans leurs démarches. Et, cerise sur le gâteau, l’État fédéral accordera un soutien financier aux services qui « réussissent à faire reculer le chômage par le biais du contrôle et de l’activation ».
Ces pistes sont soumises à la discussion des futurs partenaires gouvernementaux. Certaines semblent acquises, d’autres devront être précisées et seront vraisemblablement amendées. Elles sont fortement teintées d’une idéologie qu’il convient de soumettre à la lecture critique.
Enjeux et conséquences d’une telle politique
Les recettes évoquées ne sont ni sans signification, ni sans conséquence sur l’organisation sociale.
La réduction des cotisations sociales s’impose comme un impératif à de nombreux gouvernements. Les effets sur l’emploi seraient garantis. Oui, mais... Des cotisations allégées signifient moins de recettes pour financer la sécurité sociale. Mais surtout, les études démontrant les effets positifs de telles politiques sur le volume de l’emploi ne sont pas légion. Est-ce un hasard si les entreprises n’ont jamais voulu prendre d’engagement précis d’embauche en échange des baisses linéaires ou ciblées de cotisations ?
Par ailleurs, la baisse des cotisations patronales et personnelles de sécurité sociale ciblée sur les bas salaires (implicitement considérés comme peu qualifiés), constitue, comme de nombreuses recherches l’ont montré, un piège à précarité. Dans cette logique, toute progression salariale pour le travailleur en cours de carrière devient extrêmement coûteuse dès lors qu’il dépasserait le plafond au-dessus duquel les avantages ne sont plus accordés.
Plafonner les cotisations sociales signifie que les hauts salaires contribuent proportionnellement moins au financement de la sécurité sociale. Pour ceux-ci par contre, une augmentation salariale sera moins coûteuse à l’employeur.
Diminuer les cotisations sur les temps partiels revient à supprimer la dernière protection contre cette forme d’emploi précaire qui est, rappelons-le, essentiellement féminin. Est-ce encore un hasard si le texte présente ces emplois comme ceux permettant au mieux de concilier vie familiale et vie professionnelle (les mamans travaillant le soir et le week-end dans le cadre d’horaires flexibles apprécieront) ?
Deux autres mesures sont révélatrices de l’inspiration individualiste du projet. Ainsi, le compte épargne-temps. À ce jour, certains retraits temporaires du marché du travail sont considérés comme des droits, soit parce qu’ils permettent de redistribuer le travail existant, soit parce qu’ils contribuent à l’épanouissement individuel des travailleurs. Il en va ainsi du congé éducation payé (qui permet au travailleur de percevoir son salaire durant les périodes de formation) ou des congés familiaux (éducation des enfants, parents malades). Un système d’épargne temps obligera les travailleurs à capitaliser des heures supplémentaires, une partie du salaire, des jours de congés. Dans les faits, il s’agira de s’acheter ce qui est aujourd’hui un droit.
Quant à l’activation et au contrôle des chômeurs, on peut s’interroger sur les capacités de ces mécanismes à créer des emplois. Sans augmenter le nombre d’emplois disponibles, ces dispositifs ne peuvent qu’accentuer la compétition des chômeurs dans la course à l’emploi ou à forcer certains à accepter des petits boulots précaires ou aux conditions de travail insatisfaisantes. La notion « d’emploi convenable» n’apparaît même pas dans la note de l’informateur. Par contre, les services de médiation de l’emploi (Forem ?) recevront des incitants financiers s’ils réduisent le chômage par l’activation et le contrôle.
Des mesures révélatrices d’un modèle de société
Dans la logique de l’État social actif, les pouvoirs publics doivent doter les individus de tous les atouts nécessaires pour s’intégrer au mieux dans le marché du travail et, par là, dans la société. L’État ne doit plus occuper une place trop grande (par les créations d’emplois, par exemple), mais « accompagner le marché » (notamment en veillant à ce que la main-d’œuvre soit adéquate à ses besoins). Les pistes proposées par le formateur s’inscrivent toujours dans cette logique. Plus qu’hier, elles font appel aux ressources individuelles. Et la responsabilité du chômage ou de la précarité de l’emploi est de moins en moins considérée comme la résultante d’équilibres macro-économiques ou de politiques publiques mais elle repose sur les épaules des individus.
Un travailleur doit entretenir son employabilité, épargner temps ou argent pour se former. Un demandeur d’emploi doit s’activer. Le travailleur moderne doit être autonome. Mais la conception de l’autonomie a changé. Hier, un tel travailleur revendiquait un salaire stable et suffisant, la capacité d’organiser son temps au quotidien et à long terme. Demain, la multiplication des statuts de travail, le développement du temps partiel, le recours à l’épargne temps modifieront la donne. Une bonne chose, peut-être pour les individus disposant de diplômes, d’un capital, des ressources nécessaires à ces prises de risques. Mais pour les autres ?