Critique : "Echine de verre" de Raul Rossetti (éditions du Cerisier)
Les éditions du Cerisier publie Raul Rossetti, Echine de verre, Editions du cerisier, coll. Faits et gestes, Cuesmes, 2013, roman écrit en quelque sorte d'un seul jet, qui est paginé bien entendu, mais qui ne comporte pas de table des matières puisque le récit coule d'un bout à l'autre sans se tarir jamais, sans s'interrompre. On se demande comment le narrateur parvient à capter notre attention. Mais le fait est là, on ne peut se détacher de ce qu'il écrit depuis son école primaire en Vénétie jusqu'à son arrivée à Liège en 1951 et ensuite les trois ans passés dans la mine avant le surprenant retour en Italie. Les traducteurs Luciano Curreri et Sabrina D'Arconso, aidées par Carmelo Virone disent que la traduction a été difficile. On devine pourquoi dans la mesure où l'auteur autodidacte ressent les règles de la langue comme une prison. Pourtant, même si on butte de temps à autre sur telle ou telle formule (pas toujours explicitée par des notes), cela n'entrave nullement la lecture. Pas plus que toute la complexe technique de la mine dans les années 1950 dont on comprend l'essentiel pour ... comprendre. Une échine de verre c'est une manière de parler antiphrastique pour dire « nuque raide » ou l' « hardnekkig » flamand.
Un roman politiquement incorrect de bout en bout
Cet habile, passionnant et passionné narrateur —Raul Rossi dans le roman— est, comment dire cela exactement ?, certainement politiquement incorrect (la politique est d'ailleurs presque absente de ce récit, par contraste avec Ma Nuit au jour le jour 1 de Constant Malva auquel il est difficile de ne pas penser2), et, si l'on peut dire, alcooliquement et sexuellement incorrect (quand même machiste). Il cultive tout aussi incorrectement le goût de la bagarre en même temps que le sens de la tendresse, de l'amitié, du dévouement.
Son expérience de la mine, il ne nous la décrit pas de manière en quelque sorte distanciée comme chez Constant Malva qui la voit comme un enfer physique et social. En fait, il ne décrit pas, il « raconte » : tout est narration dans ce livre où les séquences s'enchaînent les unes aux autres souvent sans transition, ce qui ne gêne pas, bien au contraire. On sort rarement de la mine tellement le héros du roman en est passionné. Cela peut étonner mais l'un des rares cas de suicides rapporté est celui d'un Wallon, Victor, responsable d'un cheval de mine qui ne peut plus revenir travailler à la mine et est mis à la pension pour raisons de santé : « Au début, la mine t'effraie avec toutes les choses les plus effrayantes qu'elle peut te mettre sous le nez. Mais quand elle voit qu'on ne cède pas, elle se rend et devient tendre et vivante. Quiconque résiste plus d'un an ne pourra plus s'en passer ensuite. Elle t'entre dans le sang et ne te quitte plus (p. 152) . » La mine est un monde peuplé de toutes les nationalités et de tous les continents, des gens venus de Russie, de Pologne mais aussi du Maroc, de la Martinique et même un prêtre-ouvrier qui pourra apaiser les croyants qui, blessés, agonisent au fond. D'où aussi une profusion de langues et de dialectes : le piémontais, le français, l'italien, l'allemand, le wallon, le russe etc. Les hommes sont en compagnie d'animaux étranges, le cheval de mine qui est certes classique mais aussi, ce qui l'est moins, les rats qui y vivent et qui sont de manière inattendue de grands amis des hommes. Comme les saints dans leurs niches aux murs des galeries.
Raul gravit la très mal connue hiérarchie des mineurs pour finir par devenir un chef aimé et respecté. Et il ne sort de la mine que pour observer le monde aux alentours. Bruxelles par exemple (qui n'est jamais écrit que sous sa forme flamande Brussel) : « Moi, je suis convaincu que rien n'est plus beau que Brussel et ses femmes. Celui qui demande à quelqu'un de Brussel quelque chose à propos de la Belgique celui-ci répond qu'il ne sait pas. Ils te font comprendre qu'ils sont Bruxellois et pas Belges (p.199). » Très bon ouvrier, payé en conséquence (on apprend ainsi toutes les différences qu'il peut y avoir au sein de ce que les profanes appellent les « mineurs » sans faire de différences), il quitte un moment Liège pour aller à Charleroi, et le Borinage (qu'il me semble souvent confondre avec Charleroi, les traducteurs ne me semblent pas avoir vu cette erreur sans laquelle, il est vrai, il manquerait quelque chose au Borinage qui s'est toujours bien défendu contre ces confusions...). Il va à Waterloo, à Charleville, à Maastricht (pour y compter fleurette et même un peu plus), à Hambourg encore en ruines, mais valorisée à ses yeux par les Napolitains, lui-même y faisant une nouvelle conquête féminine grâce à sa connaissance du français partagée avec une belle Allemande.
Un récit de guerre en pleine paix
Malva et les mineurs en général n'ont jamais aimé être comparés avec des soldats pour la patrie, surtout au moment des catastrophes. Pourtant en lisant Rossetti, une autre lecture a surgi de ma mémoire, les descriptions en néerlandais, par un historien local de Wielsbeke, des blessés et des morts du combat dans ce village où mon père a été capturé par les Allemands le 26 mai 1940. Il y a cette tête de mineur décapité, car s'étant trop approché des parois le long desquelles glissent les cages montant et remontant les hommes, dont la projection aurait pu elle-même tuer. Il y a les mineurs qui s'automutilent pour échapper à la mine ou en tout cas au travail de mineur de fond (souvent c'est deux doigts que l'on coupe avec l'aide des camarades). Il y a la description, à la fin, d'un éboulement où il manque de périr avec trois autres mineurs avec l'hallucinante mort de l'un d'eux, la longue agonie d'un autre, ancien colonel SS. Les deux autres s'en tirent, dont Raul. Une foule de gens les accueille au sortir de la mine : « En bas, une marée de gens qui m'attendaient muets et patients. Finalement qui j'étais moi ? Personne. Et pourtant ils attendaient ; ils m'aimaient bien, même moi l'étranger. Ils aimaient la vie. Cher peuple belge qui n'a jamais fait de distinction de nationalité, qui souffrait pour tous ceux qui étaient les plus mal lotis (p. 282-283). » Un peu de belgitude...
De la mine aux femmes et aux beuveries entre amis (assorties de bagarres elles-mêmes paradoxalement amicales), Raul nous raconte trois années d'aventures où il se couvre de gloire, s'amuse comme un fou et nous amuse par la même occasion. Serait-ce donc l'anti-Malva ? Pas nécessairement. On le sent bien à la fin, le ton de Raul change et devient celui de « tous mes camarades sont morts » : morts ou diminués. L'amour de l'Italie s'exprime sans détour à l'occasion de cette pensée pour ceux qui ne sont plus, souvent brûlés et écrasés par la mine ou rongés par la silicose : « Hommes rudes mais bons vous êtes morts. Comme vous, il y en aura beaucoup qui continueront ce que vous avez commencé, des hommes nouveaux destinés à devenir durs et à s'émouvoir en cachette ou ouvertement comme ces soirs pluvieux et froids quand tous, près de la radio vieille et branlante, on écoutait le peu qu'on pouvait entendre de l'Italie, même l'hymne national et juste « mesdames, messieurs bonsoir » [les traducteurs auraient dû le laisser en italien]. Alors personne ne se rappelait qu'il était là, l'un parce que fasciste ou l'autre communiste, ayant fui tous les deux pour des méfaits. Notre hymne suffisait pour les rendre à nouveau frères, unis pour les dangers des rixes, attentifs seulement à défendre la patrie et qu'elle ne soit plus offensée par certains crétins qui ne nous supportaient plus. Il suffisait qu'une de vous, partisan, communiste ou fasciste soit en danger, pour que vous vous portiez tout de suite volontaires pour le tirer d'affaire. Combien d'héroïsmes commis au nom de l'amour qui nous unissait tous comme des frères avec une grande mère, dont seuls nous comprenions combien elle était chère et combien de chaises et de bouteilles à la tête, et combien de cafés furent détruits en son nom pour la défendre (p. 290). »
Ah! les Italiens!
Voilà ! j'ai fait cette longue citation pour que l'on se rende bien compte que ce roman se lit comme on regarde un film italien avec toutes les énormités possibles et inimaginables qui passent comme une lettre à la poste et qui ne le pourraient dans aucun autre grand cinéma national. Luciano Curreri et Sabrina D'Arconso écrivent dans la post-face : « C'est aux prix de cette métamorphose de l'alter ego de Raul, personnage principal du livre, qu'Echine de verre se fait roman à part entière et accède à la littérature. Car, si le travailleur devient créateur, c'est qu'il assume le risque d'en faire trop, d'en dire trop, c'est au-delà même de sa volonté de témoigner. Vient ici à l'esprit une lettre de Vincent Van Gogh à son frère Théo, où le peintre dit qu'il lui est presque impossible de faire de petites étoiles. Au bout de la nuit, au bout de la mine, Raul Rossetti traque, lui aussi, une certaine lumière (p.298). »
Le héros à la fin s'en retourne en train vers sa « patrie, vers le soleil, vers les cieux éternellement bleus. Mais le ciel de Liège aussi était bleu (p.293) . » 3
On ne peut s'arracher à la fluviale faconde de cet extraordinaire récit, plein de joies et de tristesses, de coups de foudre et de bagarres, de vieux vins et de jeunes filles, noir de charbon et resplendissant de santé.
Ah ! les Italiens !
José Fontaine
Raul Rossetti, Echine de verre, Editions du cerisier, coll. Faits et gestes, Cuesmes, 2013, 14,5 €. Luciano Curreri et Sabrina D'Arconso, respectivement professeur et chargée d'enseignement à l'Ulg, outre la traduction, écrivent une préface et une post-face, brèves mais riches, vraiment très riches d'informations sur le roman lui-même et son auteur.
- 1. On trouve dans ce lien, le discours de Richard Miller, par ailleurs auteur d'un intéressant livre intitulé Littérature. Mons en Hainaut qui reprend le discours prononcé par le député wallon à la Maison culturelle de Quaregon à l'occasion du centenaire de la naissance de l'écrivain, le 9 octobre 2003. Le livre parle aussi de Plisnier, Verlaine, Fernand Dumont, Verhaeren...
- 2. « Raul Rossetti va dans un autre sens qu'un Malva. Lui résiste à la fascination de la mine comme lieu d'exploitation cruelle et funèbre... » écrivent Luciano Curreri et Sabrina D'Arconso dans la postface.
- 3. C'est une autre marque d'authenticité du personnage—celle-ci un peu moins italienne—que de voir à quel point il considère comme très inférieures à celles de Liège l'organisation ou les performances des autres mines de Wallonie !