Albert I ne fut pas un roi "patriotique"
La Belgique bourgeoise de 1830 1, l'Europe lui impose de rester neutre. Cela se constate aisément en raison du choix du régime qu'elle se donne, la monarchie, et en raison du candidat monarque qui est finalement agréé par les puissances européennes. Le régime monarchique convenait mieux à une Europe encore très réactionnaire, quinze ans après la défaite de Napoléon.2
Un système monarchique choisi en fonction des idées du temps
Il semble bien que les partisans de la république en Belgique l'aient été, paradoxalement, en fonction des idées du temps, parce qu'il espéraient que le choix d'un tel régime, ressenti alors comme moins définitif en ce qui concerne la souveraineté d'un Etat (nous ne disons pas, évidemment, la souveraineté populaire), rendrait plus facile l'absorption de la Belgique par la France. C'est ce que déclara d'ailleurs, explicitement, le 19 novembre 1830, un membre républicain du Congrès national, Camille de Smet: « Un honorable membre de cette assemblée a dit que l'établissement d'une monarchie ferait un obstacle à la réunion à la France; cet argument a été pour moi un trait de lumière. D'accord avec mes désirs et l'intérêt du pays, je n'ai plus hésité alors: l'intérêt du commerce, de notre industrie, de notre agriculture, les idées libérales qui dominent en France, la sympathie des deux peuples, tout me fait chérir et espérer cette réunion. Je vote donc pour la République comme un état de transition... » 3
Le premier candidat monarque que le Congrès national belge tenta d'élire fut le fils du roi des Français, Louis-Philippe. Ce choix traduisait bien les aspirations francophiles voire irrédentistes d'une partie des élus du Congrès National belge. Il fut rejeté par Louis-Philippe. Celui-ci savait que le couronnement de son fils comme roi des Belges serait interprété en Europe comme une violation de l'accord entre puissances européennes sur l'indépendance belge. L'Etat né de la révolution de 1830 devait rester neutre et l'accession d'un prince français au titre de chef de ce nouvel Etat n'allait pas dans le sens de cet accord. Les membres du Congrès national durent bien s'incliner devant ce refus et leur choix se porta finalement sur l'oncle de la Reine Victoria, Léopold de Saxe-Cobourg. Ce choix n'était pas nécessairement plus anglais que français. On le vit bientôt. A peine Léopold Ier était-il monté sur le trône qu'une armée hollandaise s'avança en territoire belge. L'armée belge fut mise en déroute, l'indépendance du nouvel Etat compromise. Devant cette situation, la France intervint et les troupes hollandaises se retirèrent. L'indépendance nationale belge avait donc bien été admise conditionnellement par les Puissances européennes et consolidée par celles-ci. Cela ne signifie pas, à notre sens, comme on le dit trop souvent, que la Belgique était une création artificielle. Le point de départ de tout fut quand même une insurrection nationale. Mais cette insurrection nationale, qui était le fait des masses populaires, fut confisquée deux fois. A l'intérieur, par la bourgeoisie qui se réservait l'essentiel du pouvoir politique et économique 4.
Les rois des Belges garants des grandes puissances européennes
A l'extérieur, par les Grandes Puissances d'Europe, celles-ci n'admettant qu'une Belgique neutre, privée en partie de la capacité d'action d'un Etat souverain 5. Bien entendu, cela n'empêcha pas la Belgique de devenir une grande puissance industrielle ni de se tailler en Afrique un grand empire colonial. Cela ne l'empêcha pas non plus d'opposer une résistance sérieuse, en 1914, à la meilleure armée du monde, celle de l'Empire allemand. Les troupes allemandes désiraient passer par la Belgique pour s'introduire directement au coeur du territoire français et y prendre Paris. Les traités internationaux qui imposaient à la Belgique de rester neutre lui imposaient aussi de se défendre. Cela n'est pas sans implications sur la façon dont la Belgique allait se vivre comme nationalité. Mais après la guerre, la Belgique fut libérée de cette obligation de neutralité. Tout laisse croire que le nouvel Etat, au fur et à mesure de sa croissance - expansion industrielle et coloniale, résistance militaire efficace -, aurait pu saisir la chance de devenir plus pleinement souverain. Mais ce n'est pas ce qui se produisit. La lecture des « carnets de guerre » d'Albert Ier publiés par Marie-Rose Thielemans le confirme. Le roi oppose la plus grande froideur à tout élan patriotique et se considère plus comme le commis d'un Ordre européen, que comme le Chef d'une Nation en lutte pour sa survie. Il le dit explicitement au Premier Ministre de Broqueville, encore en 1916: « Nous avons pris les armes pour être fidèles à nos engagements vis-à-vis des traités qui ont présidé à notre Constitution. » 6 . Ce n'est cependant pas ainsi que l'opinion voit le roi. L'opinion est, elle, nationale. Et lorsque Léopold III, en 1940, suivra la même politique que son père, mais dans des circonstances autrement difficiles et qui se prêtaient moins à la dissimulation, la désillusion sera immense.
On nous pardonnera de citer, maintenant, in extenso, Robert Devleeshouwer sur ce sujet en raison de l'aspect fondamental de la nationalité belge que ce grand historien met en lumière: « En 1830, les forces politiques qui font la Belgique n'imposeront sa survie qu'à la condition que l'Europe y consente. Et les puissances finissent par y consentir, à condition que la Belgique soit à nouveau aliénée en partie. Avant son indépendance, elle (si elle était destinée à être) est aliénée par sa soumission à des pouvoirs étrangers qui la gouvernent. Après, elle n'existe que dans la mesure où elle est dépossédée de ses initiatives extérieures. C'est à cette composante négative de son existence qu'Albert Ier (lors de la première guerre mondiale) et Léopold III (lors de la seconde) répondent quand ils s'en tiennent strictement à l'idée que les devoirs de la Belgique l'obligent non à se survivre comme telle, mais à s'acquitter de ses devoirs envers ses garants, devoirs considérés comme limités à la défense militaire de son territoire, dans le sens le plus étroit du terme. Il faut d'ailleurs noter que dans les deux cas, cette interprétation limitée de l'indépendance nationale ne concordait pas avec les réactions d'une partie importante de l'opinion publique. » 718).
Pourquoi Léopold III et l'affaire royale sont déjà dans la politique d'Albert I en 1914-1918
Cette opinion publique ne l'a pas emporté, que ce soit dans les décisions politiques effectives prises ou dans la conception nationale que cette façon de voir impliquait. En effet, en 1936, le successeur de Léopold III reprenait le fil de l'histoire de la neutralité de 1831, en se l'imposant, car l'Etat belge en avait été libéré au sortir de 1914-1918. Il y avait là quelque chose relevant de ce qu'on dit être le « compromis à la belge » 8. La neutralité avait aussi pour but de maintenir la Belgique à égale distance de la France (rejetée par le nationalisme flamand devenu fort, presque prépondérant), et de l'Allemagne. Mais ce compromis établissait un équilibre odieux: il mettait sur le même pied la France, pays situé dans le camp de la démocratie, avec la Grande-Bretagne d'ailleurs, et l'Allemagne (en principe peu sympathique aux Wallons), qui évoluait à la tête des nations fascistes. Cette conception d'une Belgique neutre, n'ayant pas à jouer son propre jeu dans le concert des nations, même en cas de péril extrême pour elle-même, c'est celle-là même qui entraîna Léopold III à se considérer comme délivré du devoir de défense nationale dès que l'armée belge fut encerclée, en mai 1940, par les troupes allemandes, sur le même espace où elle avait tenu en 1914. Léopold III, à l'instar de ses prédécesseurs, se considérait comme le véritable chef de cette armée. Il refusa de la voir faire retraite en France comme le gouvernement le lui suggérait considérant qu'elle ne pouvait que défendre le territoire national belge et il capitula 9 Robert Devleeshouwer peut conclure: « La nationalité belge est en quelque sorte une nationalité négative, a contrario, non vécue activement à l'intérieur des frontières. » 10 Certes, R. Devleeshouwer admet que cette façon dont les rois vivaient l'idée nationale belge ne correspondait pas à la manière dont l'opinion belge la ressentit, en tout cas, durant les deux grandes guerres. Il y a, en ces deux occasions, comme la manifestation d'un désir de vraie souveraineté du peuple belge que l'on ne peut pas assimiler à du nationalisme, mais qui, à notre sens, relève de ce que nous appellerions « son désir de Cité vraie ». Tel est surtout le cas de la Résistance pendant la deuxième guerre mondiale. L'épilogue de la question royale peut s'interpréter comme le retour du refoulé de la Résistance 11 et donc, aussi, l'affrontement entre deux conceptions de la nationalité belge, l'une restrictive et négative - celle des rois et en l'occurrence celle de Léopold III -, l'autre plus positive et active, celle de la Résistance. L'affrontement entre ces deux conceptions opposa aussi la Flandre et la Wallonie, et se termina par un compromis en 1950.
Les rois considèrent la Belgique comme un contenant sans contenu. C'est un espace dans lequel ils ont à exercer un pouvoir politique interne, limité par le Parlement. Quant aux obligations de ce pouvoir qui ont des implications internationales, il faut les remplir, mais aussi, peut-être surtout, en fonction d'impératifs extérieurs non pas en fonction d'impératifs nationaux. Tout cela vaut jusqu'en 1950 mais se prolonge ensuite de manière diffuse. La bourgeoisie francophone belge n'agira pas différemment des rois, elle qui ne se lie pas vraiment à l'espace wallon qu'elle va exploiter férocement, encore moins à la population qui y demeure et à laquelle elle ne rendra jamais aucun compte. Le sentiment d'irréalité que donne souvent la Belgique et dont la belgitude (voir le chapitre suivant), pensait pouvoir tirer parti sur le plan cuturel, repose en réalité sur une dénégation d'appartenance à la Belgique de la part des élites et de la monarchie. Nationalité négative. Evidemment, on pourrait objecter que les élites et le roi, peu soucieux de la Belgique en un sens, devraient être indifférents à sa disparition. Ce n'est pas le cas (l'acceptation passive du processus de construction européenne pourrait cependant s'interpréter comme de l'indifférence à l'égard de la Belgique). Là, joue un réflexe de classe, antidémocratique et antirépublicain. On admet de discuter avec le « haut », même s'il s'appelle Hitler (Léopold III en 1940). On consent peu à négocier avec le « bas », le peuple, et même avec les élites issues de ce peuple. L'existence de la dualité belge, en rendant l'identité de ce peuple incertaine, intéresse la monarchie si elle favorise la déréalisation réciproque de la Flandre et de la Wallonie, « ridiculisées par des querelles mesquines ». Si cette dualité mène à la reconnaissance d'authentiques nations, elle ne sert plus la monarchie...
En revanche, la Flandre de 1950, qui va devenir une nation, n'aurait pas eu avantage à un regain de la nationalité belge à la faveur d'une trop grande victoire de l'esprit de la Résistance sur Léopold III. D'autant plus que certains des éléments actifs du mouvement flamand avaient suivi une politique analogue à celle du roi Léopold III pendant la guerre, allant, eux, plus loin encore, jusqu'à la collaboration avec l'Allemagne, politique que Léopold III aurait pu suivre, mais qu'il ne suivit pas, malgré le désir qu'il en eut certainement d'après J. Stengers 12. Le compromis qui aboutit au retrait de Léopold III en 1950 et à son abdication en 1951, faisait-il donc la part belle, du strict point de vue qui nous occupe ici, entre une conception active ou positive de la nationalié belge et la conception qui fut toujours celle des rois?
Les rois ne font pas l'unité du pays mais contribuent à l'insignifiance du peuple et du peuple wallon en particulier
Même sans se limiter au point de vue qui nous occupe, on peut se demander en quoi le retrait de Léopold III satisfaisait, réellement, la violence manifestée du 22 juillet 1950 au 1er août par la classe ouvrière, principalement en Wallonie. Certes, l'objet de cette émeute tournant à l'insurrection, c'était effectivement le retrait de Léopold III et tout ce qu'il signifiait de compromission avec le fascisme. Mais le fait que Léopold III resta le conseiller secret de son fils, au moins jusqu'en 1960, le fait qu'il put, toujours via son propre fils, assouvir quelques petites vengeances ou rancunes contre ceux qui ne partagèrent pas ses vues en 1940, le fait que la dynastie se maintint, permet de dire que la question royale en 1950 s'est conclue par un compromis où les masses populaires wallonnes firent l'essentiel des concessions. C'est encore plus vrai si l'on ne retient de ce conflit que l'opposition entre une nationalité belge active et une nationalité belge négative. Certes, ce n'est pas le fait du roi que la Belgique se soit intégrée à partir de la même date dans l'ensemble atlantique, mais cela va dans le sens d'une nationalité négative. Ecoutons une dernière fois Robert Devleeshouwer à ce propos: « L'ancienne singularité [belge] a contrario s'est muée en une non-singularité plus poussée que pour d'autres pays (France, Pays-Bas, Etats scandinaves). » 13 Ce qui reste de cette conception active de la nationalité belge héritée de la Résistance, c'est l'opposition réussie à toute forme d'amnistie. Mais force est de constater qu'en 1990, avec Baudouin Ier, en 1994, avec Albert II, ce qui fut prôné alors, en termes de « réconciliation nationale », même si cela ne va pas jusqu'à l'amnistie, est une manière de mésestimer une Résistance dont la Dynastie ne fut pas et qui, à l'instar des journées de septembre, n'est pas honorée en Belgique. Ce qui, par contre, va véritablement dans le sens d'une nationalité active, c'est le renforcement, lors des événements de 1950, mais déjà aussi en 1945 et, d'une manière générale, à l'occasion de la Résistance ou dans la ligne de son héritage moral, d'un sentiment national wallon qui pourrait, lui, vraiment, correspondre et répondre au besoin de Cité qui travaille les populations d'un Etat démocratique comme l'Etat belge, en fonction d'une logique elle-même profondément démocratique et républicaine.
- 1. Extrait de numéros spéciaux
- 2. H.Pirenne, Histoire de Belgique, Bruxelles, 1948, p. 101.
- 3. Ibidem, tome VII.
- 4. M.Bologne, L'insurrection prolétarienne en Belgique, ans Critique Politique, n° 9, Bruxelles, 1981.
- 5. Voir plus loin le texte de R.Devleeshouwer dont nous nous inspirons ici.
- 6. Albert Ier, Carnets et correspondance de guerre, 1914-1918, présentés par M-R Thielemans, Duculot, Gembloux, 1991, p. 257. Il s'agit d'un entretien avec le Chef de Cabinet, le Baron de Broqueville, le 3 mars 1916, dont le roi rédige un compte rendu.
- 7. R.Devleeshouwer, Quelques questions sur l'histoire de Belgique in Critique Politique, n° 2, Bruxelles, 1979, pp. 5-38, p.24.
- 8. J.Velaers et H.Van Goethem,Leopold III. De Koning. Het Land. De Oorlog, Lannoo, Tielt, 1994, montrent (pp. 11- 41), que cette politique est la politique constante dela dynastie dans la première moitié du 20e siècle.
- 9. P-H Spaak, Mémoires, Fayard, Paris, pp. 42-46.
- 10. Robert Devleeshouwer, op. cit., p34.
- 11. José Gotovitch, Wallons et Flamands, le fossé se creuse, in La Wallonie, le pays et les hommes (dir. H.Hasquin), La Renaissance du livre, Bruxelles, 1976, p. 316.
- 12. Jean Stengers, Léopold III et le gouvernement, Duculot, Gembloux, 1980.
- 13. R.Devleeshouwer, art. cit. p. 25.