CHAPITRE VII: Dernières observations

Toudi mensuel n°13-14, septembre 1998

Le discours antiwallon est à ce point récurrent dans les médias, la culture, les sciences humaines, il prend de si nombreuses figures, mais, d'autre part, ceux qui le tiennent sont, en même temps et paradoxalement, à ce point convaincus que tout cela ne serait que pur fantasme, que l'on devient exigeant à l'égard de soi-même. C'est la raison pour laquelle, nous voudrions, comme par acquis de conscience, relever encore quelques autres éléments.

L'émission "De niew Orde" était-elle "légale"?

Nous aurions pu parler, par exemple, des réactions au choix de Namur comme capitale de la Wallonie. A ce sujet, Denise Van Dam disait récemment (paroles retranscrites par Théo Fauconnier): «L'intellectuel bruxellois est une découverte étonnante. En caricaturant à peine, on pourrait dire que pour lui, la Wallonie n'existe absolument pas. Il ne comprend absolument pas la revendication wallonne, ni cette idée d'avoir créé une " sous-capitale " à Namur, ou cette sorte d'envie d'une culture wallonne de seconde zone.» [La Wallonie du 30/12/97]. La réaction de Louis Michel prétendant que ce choix était celui de la médiocrité est connue de même que ses déclarations de 1996 (demeurées célèbres) sur le «cul de sac wallon». Ou encore, toujours de la même personne, le projet de créer une grande Région autonome bilingue du Brabant qui aurait enlevé le dixième de sa population à la Wallonie de même que l'un de ses atouts politiques principaux (la zone R&D de Louvain-la-neuve). Depuis, Louis Michel a quelque peu changé et s'est investi dans la défense de la Wallonie. Toute la gauche authentique devrait se rallier à un mouvement parti de ses plus solides bataillons, et fondé sur ses principes les plus généreux?

Personnellement, nous avions décrit dans La Cité, en 1979, la tentative du gouvernement wallon de fin juillet 1950. La chose avait été reprise dans De Morgen en 1980 sous le titre Toen Wallonië bijna een Republiek was, titre de la rédaction du «Morgen» et qui nous avait valu d'être invité à la fameuse émission De Nieuwe Orde de Maurice De Wilde en 1982. Sur la BRT d'alors, au moment où l'insurrection de juillet était décrite, la Marseillaise, en sourdine puis crescendo, se mit à accompagner la description des folles journées, la caméra reprenant des manifestations dans les rues de Wallonie, alors que l'hymne de la République et de la Révolution s'amplifiait parallèlement au récit de l'insurrection. Lorsque l'émission passa à la RTBF, tout fut repris de la télé flamande, sauf cette Marseillaise... On songe, en évoquant ceci, à cette réplique d'un fantôme de Lahaut dans la pièce de Louvet L'homme qui avait le soleil dans sa poche, fantôme revenu près de sa femme et la suppliant de rappeler aux Wallons leur histoire: «Dis-le leur! Dis-le leur!» C'est comme si, en Belgique francophone, on ne pouvait évoquer 1950. Souvenons-nous de ce livre-débat entre personnalités politiques de 1969: la seule question à laquelle on ne répond pas, c'est celle de la question royale. Lorsque José Happart désire célébrer les morts de Grâce-Berleur en juillet 1990, Anne-Marie Lizin déclare «Il est temps de mettre des limites à ce type.» [La Dernière Heure du 31/7/90] Alain Vanderbiest y dit la même chose.

Les Wallons sont invraisemblablement timides à l'égard de leur passé dont la Belgique francophone ne veut pas. Ainsi, les jours qui suivirent les émissions De Nieuwe Orde, Léopold III écrivit au Premier Ministre pour rappeler l'accord entre partis traditionnels de 1950 en vue de garder le silence, désormais, sur l'affaire royale. Léopold III avait en effet été mis en cause - à juste titre selon Jean Stengers - par Robert Poulet [Voir également sur ce sujet Velaers et Van Goethem, Leopold III. De Koning. Het Land. De Oorlog op. cit.]. Un journaliste demanda à F. Delpérée à la RTBF si l'émission De Nieuwe Orde n'était pas «illégale», une émission qui rompait le silence sur des événements vieux de 32 ans! Cette émission aurait été «illégale», non par référence au soulèvement de juillet 50, mais au comportement de la Dynastie en 1940 (Léopold III, par l'intermédiaire de son secrétaire de cabinet le comte Capelle encouragea Robert Poulet à fonder Le Nouveau journal, journal de la collaboration, ce que R. Poulet rappelait justement). N'empêche que la Wallonie a pu être envisagée, ne fût-ce que confusément et par ce biais, comme interdite, «légalement», en ce qu'elle a fait de plus décisif en toute son histoire: contester et réduire la monarchie, clé de voûte du système bourgeois belge francophone.1

Diviser les francophones, à nouveau le morcellement

On connaît l'objection si souvent ressassée par les partisans d'une conception «stratégique» de la Wallonie, et qui veut que tout soutien flamand à celle-ci (dans ses rapports à la Belgique francophone) soit nécessairement une autre «stratégie» visant à affaiblir la Communauté française ou «les Francophones». Il est inutile de citer à nouveau les interviews de Philippe Moureaux (au moins trois) ou de C. Picqué (au moins trois) le lendemain et le surlendemain d'une déclaration de R. Collignon sur la régionalisation de la Communauté. Mais l'incident suivant me paraît significatif.

Après avoir écrit dans l'hebdomadaire flamand Knack que le ministre Moureaux combattait le manifeste parce qu'il pouvait signifier «une rupture entre la capitale et le sud» [Knack, 25/4/84], je participai, le jeudi 10 mai, sous la présidence de Philippe Busquin, à un débat à Feluy en présence notamment de Michel Quévit, Jean Louvet, Jean Guy... Philippe Moureaux reprocha à l'article en question de prôner une politique réalisant la rupture entre Bruxelles et la Wallonie [La Nouvelle Gazette du 12/5/84]... Ce thème, lui aussi, est récurrent. C'est un des reproches qui fut encore adressé au printemps 1998, dans le cadre des discussions préparatoires au colloque organisé par TOUDI, La Revue Nouvelle et Les Cahiers Marxistes. Il n'entre nullement dans la tête d'aucun intellectuel ni responsable wallon de «laisser tomber» Bruxelles. Et ceux-ci le redisent sans cesse: par le Manifeste wallon en 1983, par Happart le 18 février 1989 ou encore en avril 1990 au congrès de Wallonie Région d'Europe [voir la publication Wallonie, Région d'Europe, n° 5, juin 1990] qui proposa de dissoudre la Communauté française, par le soutien donné en 1988 à la naissance d'une Région bruxelloise, par l'attitude du Premier Ministre wallon au printemps 1998 qui dépose un recours contre la circulaire Peeters (sur les facilités dans la périphérie bruxelloise). Mais tout se passe comme si ces paroles et ces actes n'étaient jamais considérés comme sincères par l'establishment francophone qui rappelle sans cesse à l'ordre de la «solidarité» tous ceux qui contestent la Communauté française. Comment n'aurait-on pas des doutes, plus fondés, sur la sincérité de cette «solidarité» prêchée au milieu des insultes, voire de la haine, et dont on dicte à la Wallonie les modalités ?

Sur ce thème du morcellement reviendra encore Pierre Bouillon: «Serait-il cohérent d'organiser, en Belgique francophone, un enseignement wallon et un enseignement bruxellois.» [Le Soir du 14/5/93]. Il pose cette question après les déclarations du syndicaliste J-M Ansciaux se prononçant dans ce sens, ce qui soulève en ces termes la colère de R.Manchon de la CGSP bruxelloise: «Quelques ultrarégionalistes, stupides, bellicistes et revanchards, à la CGSP et au PS, tentent de secouer les timides et les timorés au sein de la CGSP enseignement wallonne...»[Le Soir du 14/5/93].

La répression du cinéma wallon

La répression de Jean-Jacques Andrien est un autre épisode douloureux du discours antiwallon. Dans le n° 4 de TOUDI annuel [sous le titre Jean-Jacques Andrien, la culture wallonne réprimée, les pressions dont le cinéaste wallon fut victime de la part de la Communauté française ont été dénoncées. Notamment à cause de cette remarque que fait Bourdieu: «On imagine tous les intérêts, économiques et symboliques, liés à la production de livres, de tableaux, de spectacles de théâtre, de danse, de cinéma, qui seraient menacés si les mécanismes de la production de la valeur [souligné par Bourdieu] se trouvaient complètement dévoilés aux yeux de tous les consommateurs.»2 Il avait semblé alors utile de décrire longuement, sur cette affaire exemplaire, les énormes difficultés rencontrées par un artiste wallon qui veut le rester en Belgique francophone. Allait dans ce sens, notamment, un article important disqualifiant Andrien pour ses prises de position wallonnes [Pourquoi Pas? du 30/12/82], une revue [Wallons-nous?, novembre 1982], où, au contraire, Jean-Jacques Andrien parlait de son film comme d'un film «belge», chose qu'il récusait un peu plus tard à la radio, récusation qui lui amenait justement cette diatribe du Pourquoi Pas? Après le Manifeste pour la culture wallonne, Jean-Jacques Andrien, invité de l'émission d'informations du matin de 8h à la RTBF [27 septembre 1983], par Nicole Cauchie, apprit de sa bouche que le Chef de cabinet de P. Moureaux Merry Hermanus mettait en cause cette invitation. Le cinéaste nous confia quelques jours plus tard que ces pressions continuaient. En novembre 1992, Marc Quaghebeur révélait au colloque Les intellectuels et la Wallonie de la Louvière (organisé par TOUDI et Les cahiers marxistes), que le mot d'ordre de la haute direction du PS avait été d'empêcher tout débat sur ce texte... Peut-être Jean-Jacques Andrien a-t-il dû se plier à cet ukase. Le 30 septembre 1983, La Libre Belgique [art. cit.] l'attaquait violemment et il répondit. Mais ensuite, on le vit s'écarter du Manifeste, refuser de participer à une réunion de bilan [le 23 octobre 1983 à Namur], à la discussion sur ce texte organisée par J.Aubenas [La Revue Nouvelle, janvier 84], infléchir le scénario de Mémoires [film sur les Fourons tourné en août 83 sorti en septembre 1984]. A cause de son caractère «wallon». Mais aussi parce qu'il avait été perçu, en juin de cette année-là, par des spécialistes parisiens (dont Jurgenson, le monteur du film) comme attaquant la monarchie. Ce film devait se conclure sur les images du roi Baudouin Ier violemment chahuté à Anvers le 21 juin 1980 suite à son intervention dans la journée des Fourons (et pour y avoir serré la main de José Happart) racontée dans Mémoires. Un film documentaire est tiré du réel et obéit à sa logique. Cette logique existe aussi dans les films de pure imagination: la fiction n'est pas la fantaisie absolue, il y a des nécessités, des rationalités, certes surprenantes, mais bien réelles dans toute oeuvre d'art. Cette proposition aurait donné plus de force esthétique au film. Préparant avec le cinéaste un article pour un quotidien [Le Soir du 20/12/84], je fus surpris que de nombreuses modifications aient été apportées en parfait accord avec lui sauf la principale (la conclusion): «À force d'objectivité, la Belgique, juge distraite et lointaine, se coupe du réel; à force de s'en éloigner, elle n'en éprouve plus la morsure.» [archives personnelles].

La force esthétique et contestatrice du film aurait pu encore mieux se révéler dans la suite. Le roi avait donc été chahuté à Anvers le 21 juin 1980 pour avoir rencontré Happart dans la journée racontée par Mémoires. Lorsque le monarque fut mis en sa présence en juin 1987, au parlement européen, il s'arrangea pour ne pas avoir à lui serrer la main et l'on sait par Hugo de Ridder [Sire, donnez-moi cent jours, Bruxelles, 1989], que Baudouin annonça à la classe politique, début 1987, qu'il ne nommerait plus Happart bourgmestre des Fourons. Ce que les manifestations flamandes d'Anvers contre le roi avaient bien orchestré, il fallait qu'un «discours wallon» le souligne. Le film d'Andrien devait le faire, mais cela nous fut enlevé3.

On a réellement censuré Andrien. Comme on tentera de faire taire Happart pour son rappel de Grâce-Berleur (en 1990). En septembre 1984, un membre de la Commission de sélection du film conseilla vivement à J.J. Andrien de «ne plus s'abaisser à faire des films comme cela». Son film suivant, Australia, fut jugé par les critiques, même les plus généralement favorables au cinéaste, comme une volonté de «rentrer dans le système» [La Libre Belgique du 4/10/89].

On m'a reproché d'avoir dénoncé ces faits. Il aurait fallu sans doute envisager beaucoup plus, dans cette dénonciation d'une extraordinaire répression, le cas de celui qui en était la victime. Jean-Jacques Andrien qui a encore traversé mille épreuves, à qui je demande pardon ici même pour l'avoir touché en cherchant d'abord à dénoncer l'odieux qu'il subissait, a retrouvé le courage de se battre pour un cinéma wallon. Mais la publication de cet article dans TOUDI se fit dans de telles circonstances que la revue fut elle-même soumise à des pressions. Tout se passait comme si la dénonciation de la censure devait être elle-même censurée. Paradoxe que connaissent tous ceux qui ne dénoncent pas que la censure des siècles passés... Cette censure-là est unanimement détestée... comme toute censure unanimement reconnue ou qui ne se cache pas d'être censure. Il existe cependant toujours des chemins (mieux détournés) pour empêcher les femmes et les hommes de s'exprimer.

En tout cas, rien dans l'analyse faite à l'époque ne fut avancé à la légère. Jean-Jacques Andrien reste l'un des cas les plus étonnants de la répression francophone belge et de son discours antiwallon. Mais pour ce cas que nous connaissons, combien d'autres artistes «retournés»? Il y a eu aussi Julos Beaucarne, passant d'un texte mettant en cause la Communauté française en 1983 (à la rédaction duquel il travailla durant des mois), à un autre, six ans plus tard, réclamant son maintien, puis patronnant la manifestation unitariste du 25 avril 1993 avant de chanter pour Baudouin Ier à son enterrement et avant, enfin, de demander, au lendemain de la «marche blanche» que l'on fixe la fête de Noël le 20 octobre en Belgique...

Poursuite du discours antiwallon

Des déclarations ou articles récents indiquent que la campagne francophone belge contre la Wallonie se poursuit. Cette année, le «magazine des Bruxellois» Vivre à Bruxelles, proposait dans un éditorial intitulé Vive Bruxelles! la réflexion suivante: «Les Bruxellois aiment leur ville et la critiquent volontiers. Ils ne permettent donc à personne de le faire à leur place. Alors, le bourgmestre de Louvain, le ministre président des Flamands et celui des Wallons n'ont qu'à bien se tenir: ce ne sont pas eux qui décideront comment doivent vivre les Bruxellois.» [Vivre à Bruxelles, journal d'Inter-Environnement, n° 278, mars 1998]. Beaucoup nous rétorqueront que l'hostilité à l'égard de Bruxelles existe aussi en Wallonie. Et Charles Bricman met effectivement dans la bouche de Wallons, avant de commencer une série intitulée Identités wallonnes: «Toi, tu es un Bruxellois: tu ne sais pas ce qu'est la Wallonie, tu ne comprends pas les Wallons.» [Le Soir du 30/7\90]. Charles Bricman ne donne pas ses sources, mais nous pensons qu'il a dû rencontrer des interlocuteurs lui tenant ce langage (que nous ne faisons nullement nôtre).

Mais si ce discours est probablement tenu en Wallonie [Claude Semal en fait part aussi dans Belgique, disparition d'une nation européenne, op. cit.], il ne l'est pas de la même manière que dans la presse francophone belge, la culture et les sciences humaines. Il s'agit de voix isolées en raison de la condition même qui, selon J.M. Klinkenberg, empêche le discours identitaire wallon d'émerger, soit la possibilité de le communiquer massivement à la collectivité concernée4. Nous reviendrons sur ceci dans la conclusion. Au demeurant, on voit mal les Wallons souhaiter ce que souhaite Vivre à Bruxelles pour les Bruxellois: n'être critiqué que par les Wallons. Les Wallons se délectent, eux, d'un discours qui les critique voire les nie, puisque tous les journaux nationaux de langue française le font et qu'ils doivent bien les consulter s'ils veulent rester informés.

Lorsque C. Kesteloot affirme dans sa carte blanche qu'il ne faut pas penser que les personnes qui parlent de l'identité wallonne en sont seules représentatives [RTBF, 24 juin 1998], elle a raison parce que personne, au fond, ne représente jamais parfaitement qui que ce soit ni quoi que ce soit. Mais, pour la Wallonie, ces personnes s'exprimant sur cette nation, sont rares parce que l'establishment belge francophone est défavorable à la Wallonie. En outre, dans notre article Science, identité, appartenance [in TOUDI, n° 12, juin 1998], auquel cette carte blanche radiodiffusée répond, nous ne contestons nullement aux personnes habitant Bruxelles le droit d'écrire l'histoire de la Wallonie, mais à condition de bien faire la distinction entre la distance normale à prendre vis-à-vis d'un objet analysé chez tout esprit critique et la distance ou arrogance de la vieille bourgeoisie belge francophone. Et à condition, enfin, de bien voir avec un Ricoeur que l'appartenance étroite à une société, sous certaines conditions de remise en cause, de doute systématique, n'est nullement un handicap pour adopter à son endroit une attitude rigoureusement scientifique, au contraire même. N'oublions pas le mot de Braudel par quoi commence L'identité de la France: «J'aime la France». Qui pourrait commencer un texte comme cela sur la Wallonie en Belgique francophone? Auparavant, dans La Belgique et ses nations dans la nouvelle Europe [Espaces de libertés et ULB, Bruxelles, 1997], C. Kesteloot avait publié un article significativement intitulé Une identité aux contours incertains où elle traite de l'idée du «repli», de celle de la «difficulté de conceptualiser la culture wallonne»: même si elle ne reprend pas ces idées entièrement à son compte, on voit que le discours dominant consiste toujours à parler de la Wallonie de manière négative pour, ensuite - mais pas toujours! -, rectifier les choses - souvent très relativement. L'a priori sceptique est tout aussi contestable (et dogmatique) que l'a priori chauvin ou dogmatique.

Nous voudrions également citer, pour mémoire, les attaques incessantes des journaux francophones belges sur les discussions sur l'adoption d'un hymne et emblème wallon. Même si l'on n'est pas intéressé par cette question, au départ (les hymnes nationaux ne sont jamais des sommets de la pensée humaine), on est troublé devant certaines manières de s'exprimer. « On a encore quelques jours pour faire briller les instruments et s'éclaircir la voix», écrit par exemple D. Ghesquière [Le Soir du 22/5/98]. C'est la énième fois qu'il est question de cet hymne. Anne Morelli a cru bon d'aborder, elle aussi, la question et voit dans l'hymne wallon une façon de se représenter « un avenir radieux bâti sur des gènes dynamiques» [Les émigrants belges, op. cit. : remarquez cette obsession des «gènes»]. Nous n'en avons pas fini: «Le 16 juillet, le Sud vote ses symboles» écrit-on encore [Le Soir du 30 juin 1998]. Dans le corps de l'article, évoquant la fête de la Wallonie, le drapeau et l'hymne, Denis Ghesquière écrit: «La date festive (...) est fixée au troisième dimanche de septembre, un week-end où traditionnellement, on ne risque ni l'ennui ni la déshydratation (...) La nécessité d'adopter le drapeau sudiste [sic] avait été évoquée pour la première fois le 2 octobre 1905 (...) Le gallinacé [sic] se décline dans la proposition du décret (...) [on cite alors des détails purement techniques sur cet emblème, notamment un cercle non apparent...] Un bel exercice pour inculquer à la fois l'art du compas et le patriotisme dans les écoles de Wallonie.» [ibidem] Le même journal revient à la charge, accumulant à plaisir les sarcasmes et les quolibets et le signale lui-même en parlant des députés wallons qui ont rédigé le décret sur l'hymne national: «Comment les commissaires ont-ils vécu les commentaires ironiques suscités par leurs réflexions?» [Le Soir du 5/6/98]. L'écho de cette ironie auprès des lecteurs est excellent: «Comment des élus ont-ils pu adopter un texte aussi désuet et pour tout dire ridicule?» [un premier lecteur], «Dans dix ans, nul se souviendra de cette stupidité.» [un deuxième lecteur] , «Le Chant des Wallons prête plutôt à sourire dans le coeur des Européens que nous sommes en définitive...» [un troisième lecteur], [Le Soir du 16/6/98].

José Daras lui-même, en juin 1998, estime que le choix du «Chant des Wallons» comme hymne de la Wallonie est «consternant» [Le Soir du 24/6/98]. Et il n'est pas question ici de défendre, à tout prix, un texte dont l'opportunité se discute (en wallon ou picard, ce chant a une autre résonance). Admettons même que l'hymne choisi soit discutable et le drapeau également (ce n'est pas notre avis): pourquoi revenir si souvent à la charge contre quelque chose qui est aussi un peu conventionnel, important plus par son signifié (la Wallonie) que par son signifiant (l'étoffe ou la musique)? N'est-ce pas la Wallonie qui est visée?

La dernière réaction d'un lecteur du «Soir» nous permettra de clore ce dépouillement du discours antiwallon car, en quelques lignes, elle résume tout ce que nous venons de découvrir. J.P. Kerchofs, l'auteur de la lettre, évoque le fait que le Chant des Wallons parle de l'industrie qui met la Wallonie «au premier rang» et puis écrit: «Quant au " premier rang ", c'est incontestablement à celui du cynisme que les Collignon et consorts se situent: il n'y a pas d'identité wallonne, mais " nous allons en créer une " (!). À défaut d'emplois, ils auront tout de même créé quelque chose... La recette est vieille comme les routes romaines. Quand la société est à ce point en décrépitude qu'on n'a plus rien à offrir au bon peuple, on invoque les barbares qui sont la cause de tous les maux. En Wallonie, ils sont de préférence flamands. J'entends d'ici la réplique: ils ont bien leur " Vlaamse Leuw! ". Évidemment, eux aussi ont leurs Van den Brande, Peeters et autres Blokkers...» [ibidem].

Nous avons déjà rencontré cette manière de parler des Wallons ou des Flamands en Belgique francophone: «eux», «ils». Comme si «nous» étions étrangers à cette Belgique.(*)

* Dans une série d'articles parus fin août dans Le Soir, Denis Ghesquière et Frédéric Soumois donnent généreusement la parole à toute une série d'intellectuels militants pour la Wallonie. La série (5 numéros) se termine [Le Soir du 24/8/98] par un nouveau rappel de la phrase de Destrée sur les Bruxellois par Claude Demelenne. Le quantième? Sans nier qu'il existe un discours antibruxellois chez les Wallons, revenir sans cesse au même texte de Destrée, vieux de 86 ans, démontre qu'on a peu d'autres exemples récents d'un discours structuré de ce type et répandu. Ce qui n'est pas étonnant: le point de vue wallon est peu présent dans les médias. Au moment de boucler ce livre, Claude Demelenne reprend à nouveau la citation à Mise au Point [RTBF, 6/9/98]. A combien de ces citations le pauvre Jules va-t-il encore voir soumises trois phrases d'un ouvrage de cent pages paru il y a 86 ans?


  1. 1. Voir à cet égard Les faces cachées de la monarchie belge, in TOUDI/Contradictions, 1991 et J. Fontaine, Le citoyen déclassé, in TOUDI/Contradictions, 1991.
  2. 2. Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, 1984, p. 67.
  3. 3. Le 11 août 1998, la RTBF (JT1) rappela cet incident, suite au durcissement du mouvement flamand contre la monarchie, présenté comme unilatéral.
  4. 4. Jean-Marie Klinkenberg, Les blocages de l'identification wallonne, in Nationalisme et postnationalisme, Namur, 1995.