L’idée nationale, ses fondements, ses avatars

Il est possible de séparer nettement la nation de l’État. Dans le premier cas il s’agit d’un groupe, dans le second, d’une structure. Il est cependant difficile de raisonner sur le groupe sans évoquer tôt ou tard la structure. Une nation sans État ou sans une charpente d’ordre politique a une existence peu ou mal assurée, elle peut tenir par une série de circonstances heureuses comme elle peut être brusquement emportée par les orages de l’histoire. Il est donc préférable d’examiner parallèlement les deux objets.

Quand on parle de la «question nationale», par exemple, on se réfère souvent à l’État nation et aux différents problèmes qui surgissent lorsque l’on cherche à expliquer et à comprendre ce phénomène dans sa dualité. L’État national est un objet historiquement déterminé. Que vient donc faire la théorie dans tout ceci? Qu’ils le veuillent ou non, les historiens eux aussi s’expriment par concepts. Les aspects théoriques de la question nationale sont issus d’une réflexion sur l’usage des concepts. Qu’est-ce qu’on entend par État? Qu’est-ce qu’on entend par nation ?

Définitions: lexicale, objective, conventionnelle

Avant même d’essayer de répondre à ces questions, il est bon de rappeler qu’il existe plusieurs types de définitions. Si on vise à décrire la signification d’un mot ou d’une expression dans la langue courante, on va vers une définition lexicale. Si, au lieu de considérer le mot, on se préoccupe de la chose désignée par le mot, de l’objet ou d’une série d’objets, le résultat que l’on vise est une définition objective. Si, enfin, on entend proposer une façon particulière de concevoir le sens d’un mot, ce qu’on cherche à formuler est une définition conventionnelle. Nation et nationalisme sont des termes très utilisés. Ils ont fatalement acquis une multiplicité de sens. Il en résulte qu’une définition de type lexical n’aide pas à résoudre de manière précise les problèmes théoriques. Elle aide à saisir indirectement les mutations réelles qui se sont produites dans l’histoire. Il est intéressant de savoir que, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le mot «nation» ne désignait pas le peuple souverain, mais une communauté d’origine. Néanmoins, c’est précisément pendant le XVIIIe siècle qu’intervient une nouveauté : «nation» commence à désigner un corps politique, qui serait formé par la classe nobiliaire, tandis que, pour les partisans de l’absolutisme monarchique, le même mot ne désigne pas un groupe à part, mais renvoie à la personne du roi. Traditionnellement, sous l’ancien régime, l’État avait en effet trouvé la source de sa légitimité dans le rapport avec la personne du souverain; de là justement l’importance qu’a le corps lui-même des rois sous l’ancien régime. Au cours de l’histoire, quelques monarchies européennes ont accompli une œuvre d’unification ou de consolidation nationale: ce fut le cas dans la péninsule ibérique, en Angleterre ou en France. Mais il n’y a pas eu en France, par exemple, un fondement national de la légitimité avant 1789. D’autre part, il convient de souligner que le terme lui-même d’État, dans le sens de pouvoir souverain sur un peuple ou sur un territoire, commence seulement à se répandre au XVIe siècle; le dictionnaire français Robert indique la fin du XVe siècle comme la période durant laquelle le terme apparaît pour la première fois. D’un point de vue lexical, «nationalisme» indique, en italien ou en français, un amour de la patrie poussé jusqu’à l’idée de la supériorité par rapport à d’autres peuples, et jusqu’à la conception ou à l’exécution d’une politique agressive dans les rapports entre les États. Ce n’est pas comme cela en anglais, où nationalism est un mot plus neutre : il peut servir en effet à indiquer sans autres nuances ce que, en italien comme en français, on appellerait «mouvement national» ou «patriotisme». On voit ici l’utilité que peut avoir une définition conventionnelle. En tout cas, il faut pouvoir distinguer «nationalisme agressif» de «patriotisme opiniâtre». Les plus gros problèmes, néanmoins, sont ceux que pose une recherche d’une définition objective. Si l’État national et la nation sont des réalités historiquement déterminées, une définition objective de l’État national ou de la nation n’est rien d’autre qu’ une histoire de ces réalités: comment se sont-elles formées, quelle fortune ont-elles connue au cours des siècles. Une vision analytique de ces développements est plus utile à la compréhension: et c’est en raisonnant sur les composantes de chaque réalité et sur les liens entre ces composantes que l’on passe d’une tentative de définition objective à une ébauche de théorie. Tenter de définir la nation dans ses grandes lignes comme objet historique c’est ébaucher une théorie: tels sont mes objectifs ici et peut-être sont-ils trop ambitieux

«Nation» est le terme qui, à partir de la fin du XVIIIe siècle, sert à désigner la communauté politique à la base d’un État; il fut un temps où on parlait de nationalité à propos d’un peuple qui aspirait, avec plus ou moins d’intensité, à se doter d’un État, à faire partie d’un seul État. L’Allemagne, l’Italie, l’Irlande ont été dans ce sens des nationalités avant d’être des nations. Sur la base du mot «nationalité» on a créé vers 1920 l’adjectif «nationalitaire» qui permet de faire référence à la nation comme à un groupe animé par une volonté d’indépendance politique et non pas par des aspirations à la suprématie sur d’autres groupes distincts par la langue, la culture ou l’histoire. Le patriotisme opiniâtre au sens politique est nationalitaire, et non pas nationaliste. La lutte pour l’indépendance nationale s’est combinée, selon des modalités différentes, d’abord avec le libéralisme, et, ensuite, au cours du XIXe siècle, avec la démocratie. Mais il n’est pas possible d’attribuer à ces luttes une orientation politique définie une fois pour toutes. Dans l’Europe orientale le mouvement national n’a en général pas revêtu de forme démocratique, mais a été en revanche porteur de traditionalisme, de conservatisme.

Peut-être n’a-t-on pas assez réfléchi sur le rôle que la référence à la nation allait acquérir avec le déclin apparent des valeurs religieuses. Traditionnellement, la souveraineté avait une légitimation de caractère sacré. [cfr. Ce qu’a écrit pour la France J.L. Chabot, Il nazionalismo, Mondadori, Milano 1995, pp. 14-15 (tr.fr. PUF, Paris, 1986, collection Que sais-je?)] : « La légitimation religieuse du pouvoir, caractérisée par la cérémonie du couronnement, constitue un prolongement d’une union mystique entre la personne du roi et la nation, une union indissoluble qui ne se dissout pas avec la mort de la personne; en effet, les règles institutionnelles de succession au pouvoir royal affirment une continuité héréditaire sans rupture (le roi est mort, vive le roi !). Le caractère sacré du pouvoir se transfère, ou tend à se transférer à la nation.» Ici, on peut évoquer les célébrations collectives de la Révolution française, la fête de la fédération de juillet 1790. L’on pense aux phénomènes longuement analysés par G. Mosse dans son étude sur la nationalisation des masses: célébrations collectives et rites d’agrégation permettent au peuple de s’adorer lui-même. Chacun sait que tous les experts ne s’accordent pas sur le sens à attribuer au processus dénommé «sécularisation»: le dépérissement des valeurs religieuses, réel pour les uns, est seulement apparent pour les autres; ces derniers ne voient pas tant le déclin, que la dispersion des formes du sacré (cfr. particulièrement G. Filoramo, Le vie del sacro. Modernità e religione, Einaudi, Torino 1994). Qu’est-ce qui est sacré en définitive? Si on ne tient pas seulement compte de la religion traditionnelle et si on observe le déroulement de la cérémonie plus que l’objet mis en valeur, objet particulier et précaire, le sacré est ce à quoi nous tenons davantage; est sacré ce pour quoi on est disposé à mourir, ou ce pour quoi on considère comme admissible de mourir (cfr. à ce propos les textes d’auteurs comme Caillois et Bouthoul). C’est sur de telles bases que l’engagement volontaire pour la patrie a surgi et s’est développé à partir des guerres de la Révolution française. Pour de nombreux combattants de la première guerre mondiale, la patrie était sacrée en ce sens. En suivant toujours Mosse, nous trouvons tout l’arsenal des croyances et des rites, tout le scénario de monuments et de lieux symboliques qui ont accompagné une telle sacralisation: le culte des morts pour la patrie, les cimetières de guerre, les lieux de mémoire, les enclos sacrés (en allemand Heldenhaine), la tombe du soldat inconnu… Le roi en tant que monarque absolu ne mourait pas, la fonction souveraine était assurée en permanence par le mécanisme successoral. La patrie non plus ne meurt pas dans la religion issue du culte des morts pour la patrie. Elle joue un rôle semblable à celui de la divinité dans les religions traditionnelles: elle assure le salut aux martyrs qui se sont sacrifiés pour elle. Martyre, sacrifice, pour ne pas dire holocauste: le vocabulaire lié à l’histoire des nationalismes est souvent de nature religieuse.

«La révolution [française] laissa en héritage à l’Europe la soudure définitive entre l’idée d’État et l’idée de nation» (F. Traniello, Nazione , in Alla ricerca della politica. Voci per un dizionario, a cura di Angelo d’Orsi, Bollati Boringhieri, Torino 1995, p. 156). En effet, la nation dont nous parlons, la nation qui marque par sa présence le cours de l’histoire contemporaine naît alors. Elle naît comme idée, mais elle a eu rapidement, elle a manifesté immédiatement une formidable capacité de mobilisation. Peut-on dire que la nation soit seulement une idée? Indubitablement, nous n’avons pas à faire à un élément statique évident pour quiconque et qui devrait être simplement enregistré à partir d’une certaine date. La nation qui, dans une certaine optique, est une donnée, est, dans une autre perspective, une aspiration promue par une partie du groupe qui devrait s’y référer, elle n’est alors qu’une aspiration et un modèle. La donnée observable, sur un style descriptif, est le fondement sur lequel il devient possible de promouvoir, développer l’aspiration conforme à un modèle, selon une attitude de type prescriptif. En principe, les nations possibles sont beaucoup plus nombreuses que les nations réelles, que les nations qui se sont historiquement manifestées sous une forme politique et qui se sont accomplies dans le lien à l’État.

État et société

La tendance à voir dans la nation le pur produit d’une volonté politique trouve son fondement dans toute une série d’exemples historiques surtout en rapport avec tout ce qui s’est passé à partir de la seconde moitié du XIXe siècle dans les pays d’Europe orientale. Ernest Gellner a été au départ d’une interprétation semblable lorsqu’il a formulé son affirmation provocatrice : «C’est le nationalisme qui engendre les nations et non pas l’inverse.» L’explication qu’il a donnée convient particulièrement aux nationalismes de la deuxième vague, c’est-à-dire aux mouvements nationaux qui se sont développés après que l’unification en Italie et en Allemagne était sur le point de se réaliser ou venait de s’accomplir: «Il peut faire revivre des langues mortes, fabriquer des traditions, réhabiliter des objets dont la pureté et la perfection sont tout à fait fictives.»… (Nation et nationalisme, Payot, Paris, 1983, p. 87). Gellner a raison dans certains cas, pas dans d’autres, parfois la nation a précédé le nationalisme.

Ou plutôt, les traits constitutifs de la nation étaient déjà largement présents, quand est survenu le nationalisme (ou le mouvement national). Dans le cas français, mais aussi dans le cas de l’Italie et de l’Allemagne, on ne peut vraiment pas dire que les traits constitutifs de la nation aient émergé, aient été quasiment fabriqués voire inventés en quelques années.

Incidemment, il est intéressant de noter que dans chacun de ces pays la théorie de l’État et l’idée de nation ont revêtu des caractères spécifiques, liés à des expériences distinctes et à des intérêts différents (France/Allemagne, par exemple). En Allemagne, comme en Italie du reste, la nation est un projet avant d’être un fait. La nation dite culturelle est là; il manque l’État capable de donner à la nation culturelle, l’indépendance politique et une organisation administrative commune. On peut citer, ici, de nouveau, Gellner : «L’ “État ” est la spécialisation et la concentration du maintien de l’ordre. L’ “ État ” est cette institution ou cet ensemble d’institutions intéressées à garantir l’ordre (même si elles peuvent être aussi être utilisées à d’autres tâches). L’État existe là où des groupements spécialisés qui visent à garantir l’ordre, tels que les forces de police et les cours de justice sont séparés du reste de la vie sociale. Ils sont l’État.» (ibidem, p. 15) La souveraineté exercée sur la base d’un territoire a donc au minimum pour fonction le maintien de l’ordre.

Si nous examinons maintenant comment a été présentée la genèse de la souveraineté, nous trouvons des différences qu’il est intéressant d’examiner dans le cadre d’une réflexion historique sur la nation. Qu’est-ce qui précède, qu’est-ce qui advient d’abord, la nation ou l’État? Il n’y a pas de réponse unique. En France et en Angleterre, en fait, historiquement, l’État a précédé la nation, si par nation on entend une communauté d’individus qui, sur la base d’une appartenance déterminée par des facteurs historiques, culturels ou linguistiques, ont l’intention de faire partie d’un même État. En France et en Angleterre, en effet, la souveraineté sur une société culturellement définie s’institue avant que ne se développe dans la société elle-même une quelconque mobilisation politique d’inspiration nationale. Dans les deux pays, l’État se fait nation dans un deuxième temps, à travers la médiation du politique, quand la société qu’il organise sur un territoire déterminé, prend conscience de sa propre identité historique, culturelle, linguistique. On a de cette manière un processus qui va de l’État à la nation.

En Italie et en Allemagne nous rencontrons le processus inverse, celui allant de la nation à l’État. Ce qui apparaît d’abord est la volonté d’appartenance à un même État. Cette volonté surgit au sein d’une population qui présente les traits caractéristiques d’une identité culturelle et linguistique singulière. L’État unitaire est le produit d’une réalisation a posteriori, qui a la patrie commune comme indispensable paramètre.

Les différences dans les processus de formation de la nation se retrouve dans les théories mais inversées. En France et en Angleterre l’origine de l’État est expliquée sur la base d’une vision de type contractuel. La souveraineté se fonde sur le pacte social; or une hypothèse de ce type ne reflète certes pas l’histoire antérieure de ces pays, mais a plutôt valeur de légitimation a posteriori, d’arrangement mythologique. La société devient le fondement de l’État avec comme penseurs Locke et Rousseau. Il n’est pourtant pas sûr que la conscience nationale dans ces pays se soit manifestée soudainement et d’une manière uniforme parmi les populations. Au contraire, le sentiment de l’appartenance commune, le patriotisme se serait plutôt développé dans le temps, selon des modalités et des rythmes variables. Dans la fidélité du peuple à la couronne on peut saisir un certain type de lien avec l’État, sans qu’il y ait rien de proprement national. Et pourtant cet État-là devient, à un autre moment de l’histoire, après les révolutions bourgeoises, le noyau formatif de la nation… Il n’est pas bon que, pour éviter de tomber dans la téléologie, on efface toute référence à l’enchaînement réel des faits. Il est vrai par ailleurs que la conscience nationale n’a pas une diffusion uniforme sur le territoire, mais s’est formée lentement avec le temps. On peut consulter à ce sujet le travail de E. Weber, La fin des terroirs: la modernisation de la France rurale, 1870-1914, Fayard, Paris, 1983 (traduit en italien par Mulino): les paysans deviennent français seulement dans la période comprise entre 1870 et la première guerre mondiale ; les véritables moules du phénomène sont l’école obligatoire, le service militaire et les migrations de main d’œuvre d’une région à l’autre. En Allemagne et dans une certaine mesure même en Italie, l’origine du consensus social a trouvé une explication de type étatiste. En réalité, les situations ne sont pas aussi nettement différentes: les Allemands Kant et Fichte ont quelque chose à voir avec le courant contractuel, tandis que pour l’Anglais Hobbes, le fondement contractuel sert à justifier un régime étatique… Il serait dangereux de dessiner des profils nationaux en opposition absolue. Ce serait dangereux et même non pertinent: l’existence de vocations préétablies dans l’histoire des peuples n’est pas démontrable; parfois, on y trouve des penchants. Mais le passage de la tendance générale à l’événement singulier doit toujours être expliquée cas par cas, ne peut pas être présentée comme l’effet d’une lointaine prédestination. Dans la tradition philosophique italienne et allemande, l’étatisme correspond à une aspiration préalable, plus qu’à une légitimation a posteriori. On théorise, on exalte le rôle de l’État dans la formation de la société civile. L’État devient le fondement de la société dans la philosophie de Hegel; c’est dans l’État que la raison s’incarne. Parmi les hégéliens de Naples, une vision similaire donne lieu à un projet ou à un mirage: la nation est à construire; le noyau restreint des hommes qui s’identifient à l’État assume la fonction de pédagogue.

L’idée nationale : modèles analytiques comparés

L’idée de nation a donné lieu au cours du temps à des formulations au sein desquelles on peut relever deux tendances différentes. Les deux tendances ne se rencontrent pas rigoureusement à l’état pur: souvent elles se superposent ou s’entremêlent. Toutefois, elles méritent d’être analytiquement distinguées. La prédominance de l’une ou de l’autre dans un cas d’espèce confère au nationalisme une orientation de nature bien différente: et, surtout, beaucoup plus différents encore sont les prolongements possibles.

La dichotomisation revient dans différentes études sur le nationalisme, dans des textes classiques comme ceux de H. Kohn et F. Chabod. Il y a une tendance qui consiste à concevoir la nation comme l’objet d’un choix volontaire.

On fait aussi référence à la fameuse formule de Renan: la nation est un plébiscite de tous les jours. La tendance opposée conçoit la nation comme une donnée objective: ici la réalité se déduit de la conscience, tandis que dans le cas précédent c’était bien à la conscience que revenait la tâche de constituer la réalité de la nation. Pour mieux illustrer la bipolarisation on peut recourir au schéma ci-après :

nation/volonté nation/être

nationalité action inconsciente d’une force intérieure

intégration progressive instinct naturel et populaire, Volksgeist

égalité civile nation supérieure aux indivi dus et indépendante

de leur volonté

égalité politique

égalité sociale la terre, le sang

nationalisme inclusif nationalisme exclusif.

L’inspiration libérale et démocratique est claire dans la tendance qui fait appel au rôle de la volonté.

On trouve ici l’élément de la citoyenneté, que représente l’existence individuelle, comme la donnée de base minimale dans le contexte d’une souveraineté populaire (ou nationale). Le rapport originaire entre les deux niveaux, individuel (de la citoyenneté) et collectif (de la souveraineté), est illustré par Salvatore Veca en ces termes : «Au coeur de la formulation des principes de quatre-vingt-neuf, la référence à la communauté politique tire avantage de l’idée de “ nation ”. Cette dernière est l’unique identité collective qui soit reconnue comme compatible avec le libre-arbitre des citoyens. En tant que membres d’égale dignité de la communauté politique, qui est définie territorialement, les individus participent, du fait de l’appartenance à la nation, directement ou à travers leurs représentants, à la définition de la “ volonté générale ”. La volonté générale n’est pas indépendante du choix et des volontés individuels. Et ceci confirme le caractère moderne de la légitimité politique.» (Libertà e eguaglianza. Una prospettiva filosofica, in Martinelli, Salvati, Veca, Progetto 89, Il Saggiatore, Milano 1989).

Les différents types de nationalité se sont développés en un second temps; et, de même, l’articulation pluraliste de la société a obtenu la reconnaissance juridique. La nationalité s’est affirmée avant tout dans la forme des droits indispensables à l’exercice de la liberté individuelle: liberté personnelle d’expression, de pensée et de culte, le droit de posséder des biens en pleine propriété et de nouer des contrats valides, et le droit d’obtenir justice. Ensuite a été reconnu le droit en général de participer à l’exercice du pouvoir politique. Un troisième élément de la nationalité selon T.H. Marshall c’est le social:«toute la gamme des droits qui va d’un minimum de bien-être et de sécurité économiques jusqu’au droit de participer pleinement à l’héritage social et de vivre sa vie en personne civilisée d’après les canons en vigueur dans la société.» (T.H. Marshall, Cittadinanza e classe sociale, Utet, Torino 1976). Les trois formes d’égalité entre les citoyens n’apparaissent pas toujours dans le même ordre à l’intérieur des différentes histoires nationales. Et surtout la spécificité allemande mérite d’être soulignée : l’égalité sociale tend à précéder l’égalité politique.

La citoyenneté est un phénomène étroitement lié au développement du sens national. De toute façon, à l’origine, elle est liée au triomphe de la souveraineté populaire. Le fait qu’elle soit par la suite faiblement perçue ou qu’elle soit dépourvue d’efficacité, dans beaucoup de cas, en raison du mauvais fonctionnement de l’appareil d’État, peut contribuer à rendre plus précaire, incertain ou frustrant, ce même sens de l’appartenance nationale : ceci est un aspect notoire – pourrait-on dire – du cas italien, spécialement dans les dernières années.

Une autre tendance, celle qui considère la nation comme une réalité objective, prédispose plus particulièrement au développement de conceptions autoritaires. Elle triomphe dans la phase que E. Gellner a appelé Nacht und Nebel, durant et après la première guerre mondiale (cfr. E. Gellner, Il mito della nazione e quello delle classi, in Storia d’Europa, vol. I, Einaudi, Torino 1993, pp. 660-665). On pense avant tout au massacre des Arméniens en Turquie. La poursuite forcenée de l’homogénéité culturelle sur un territoire donné se réalise en éliminant physiquement les gens différents ou en déplaçant des populations entières. Le nettoyage ethnique réalisé récemment en Yougoslavie, avait déjà été pratiqué auparavant par des régimes totalitaires: «L’homicide de masse et la déportation forcée (accompagnée d’un certain nombre d’homicides accidentels), nettoyèrent la carte ethnique d’une grande partie de l’Europe orientale.» (ibidem, p. 660). Le doux comunautarisme, dont le contenu n’était au départ qu’une idéalisation romantique de la vie paysanne et de la chanson populaire, se transforma finalement en «un nouveau dogme qui affirme que la vraie humanité, son véritable accomplissement, réside dans le sentiment, et que le jugement froid est mortel, corrosif, pathogène, malsain» (ibidem). Le différentialisme proposé comme solution au problème des rapports avec l’immigration extracommunautaire après 1970 est à situer dans la tendance à voir la nation non comme une association volontaire, mais comme un regroupement naturel. Bien que le différentialisme se réfère en effet à des critères d’ordre culturel, il tend à établir une frontière infranchissable entre les autochtones et les étrangers.

Les différentes composantes du fait national

On affirme trop facilement que la nation est un pur produit de déterminations subjectives. C’est trop facilement et avec les meilleures intentions que l’on cherche à démontrer que la nation est un artefact, un objet d’ordre plus mythologique que réel, de manière à prévenir radicalement toute déviation de type naturaliste. On arrive cependant, même de cette façon, à un autre résultat : celui de faire apparaître la nation comme une donnée aléatoire, accidentelle, falsifiable à loisir en vue d’un calcul politique. On peut, certes, démontrer qu’il n’existe pas un élément objectif, un élément fixe qui soit capable d’expliquer à lui seul, le développement d’un phénomène national, d’une idéologie ou d’un mouvement national, du nationalisme dans l’acception anglaise du mot. Toutefois, il faut reconnaître la sagesse des théoriciens austromarxistes, qui reconnurent l’existence d’un facteur historique national objectif parce que non modifiable dans le développement du sens ou du sentiment. À ce sujet, on peut partir d’une définition proposée par Staline en 1913. Le nom de Staline, ici, ne doit pas susciter de soupçons. C’est le même homme qui dans les décennies suivantes deviendra un impitoyable dictateur. Mais, en 1913, Staline ne s’exprime pas comme futur autocrate. Simplement, il rassemble de façon scolaire les diverses caractéristiques attribuées à la nation par un certain nombre de théoriciens socialistes de cette époque. Voici ce qu’écrivait alors le représentant bolchevique : «La nation est une communauté stable, historiquement constituée de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique se traduisant par l’unité de la culture.» (Staline, Le marxisme et la question nationale, cité in Pierre Fougeyrollas, Les processus sociaux contemporains, Payot, Paris, 1980, p.p.121-122). L’erreur dans la définition de Staline ne vient pas de ce qu’il indique une série de facteurs particuliers, elle vient de l’idée que la nation existe uniquement en présence de tous les éléments indiqués. Pour se former historiquement, la nation a besoin de conditions qui permettent d’identifier un groupe: les facteurs d’identité. Dans un cas comme celui de l’Irlande, un facteur décisif d’identité a été la religion, que Staline par exemple ne cite pas. Même dans le cas polonais, la religion catholique a eu une extraordinaire importance. Dans le cas du nationalisme juif, plus exactement du sionisme, le territoire au début manquait tout à fait: il se configurait comme une patrie à retrouver après des siècles d’absence, alors que les Juifs n’occupaient pour la plupart aucun espace régional : c’était entre 1890 et 1910, pendant que se formait le mouvement sioniste, un peuple sans territoire. Dans le cas de la Suisse, manque au contraire la communauté de langue: et pourtant le sentiment d’appartenance à la confédération subsiste malgré tout. Au surplus, il convient de délier la référence au territoire de celle de la langue: les Alsaciens, du point de vue linguistique, étaient allemands et non pas français. Il n’y a pas de «frontières naturelles»: le Tyrol du sud est italien du point de vue des frontières naturelles, mais il est culturellement allemand. Il n’y a pas non plus de frontières ethniques indépendantes de la volonté des hommes; la Catalogne française n’a développé aucune tendance à la réunification avec l’autre partie située au-delà de la frontière espagnole; on peut dire la même chose des Flandres françaises par rapport à la Flandre belge: Dunkerque était jusque fin 1762, une ville flamande, comme l’indique encore son nom. La langue peut être ressuscitée et fixée au cours d’un processus conduisant à créer la nation. Ceci est arrivé en particulier chez les peuples slaves au XIXe siècle, pour la Roumanie aussi. La Flandre elle-même, qui n’est pas une nation au sens propre, mais qui peut être considérée comme une quasi-nation, commence seulement à recouvrer une physionomie culturelle distincte à finalité politique au cours du XIXe siècle.

Sur les nationalismes mineurs dans l’Europe du XIXe siècle : enracinement et dynamisme

Une nation peut donc se construire à partir d’un ou plusieurs facteurs d’identitification. Sur la manière dont ceci s’est produit dans l’Europe du XIXe siècle, pour toute une série de nationalismes mineurs, dans les Balkans par exemple et entre les peuples slaves, il existe une étude d’une importance fondamentale, celle de Miroslav Hroch, Social preconditions of national revival in Europe. A comparative analysis of the social composition of patriotic groups among the smaller European nations (Cambridge University Press 1985). Une des conclusion importantes à laquelle cet auteur est parvenu n’est pas neuve. Pierre Vilar dans son étude sur la Catalogne dans l’Espagne moderne (en 1977, mais la thèse de doctorat équivalente remonte elle au début des années soixante) l’avait déjà vu ; et Pierre Vilar citait de son côté l’historien norvégien Halvdan Koht : «la promotion continue des classes sociales est un des facteurs les plus importants dans la formation d’une société nationale». Or, M. Hroch soutient que la «conscience nationale» évolue de manière différenciée à l’intérieur de divers regroupements sociaux et régions d’un pays. En somme, le sentiment d’appartenance ne se présente pas, en général, comme également diffusé et fort sur tout le territoire de référence… Il est donc possible de mener une analyse à partir d’un double point de vue: géographique et social. Une telle suggestion se révèle ensuite utile même à propos de développements plus récents, de l’Unionisme protestant dans l’Ulster au nationalisme de la Ligue du Nord en Italie.

Hroch distingue ensuite trois phases dans le développement des nationalismes mineurs pendant la période qu’il a pris en compte c’est-à-dire le XIXe siècle :

phase A – développement purement culturel, littéraire ou folklorique, sans répercussions sur le plan politique (ou national);

phase B – pionniers et militants de l’ «idée nationale», premiers pas de la campagne politique à l’appui de cette idée ;

phase C – les programmes nationalistes obtiennent l’adhésion des masses.

Dans un cas au moins, celui de l’Irlande, cette adhésion des masses a déjà été atteinte avant 1850: 250.000 personnes participèrent au meeting tenu par Daniel O’Connell le 15 août 1843 sur la colline de Tara; et un million de personnes étaient prévues pour le 8 octobre suivant, pour une manifestation semblable avant que n’intervienne l'interdiction gouvernementale. Tandis que, dans le cas de la Flandre, l’adhésion des masses est atteinte après la première guerre mondiale, mais avec toute la gamme des revendications d’intensité variable allant du séparatisme d’une minorité à la demande largement populaire de droits mieux assurés dans le cadre de la Belgique unitaire.

La pensée américaine (étatsunienne)

La réflexion américaine à propos de la question nationale, par l’attention qu’elle consacre au problème des immigrés, est particulièrement intéressante. Les États-Unis sont constitutivement un pays d’immigrés. Mais il existe pourtant toujours différentes manières d’être (et de se considérer) américain. La manière la plus simple, qui n’est pas la plus typique, est celle des natifs, les premiers vrais immigrés, ceux qui arrivèrent dans le pays plusieurs siècles avant tous les autres: les pères fondateurs et leurs descendants. Également simple est la manière dont se considèrent américains, et rien d’autre, ceux qui prennent leurs distances par rapport au groupe ethnique d’origine: l’individu ne peut certes pas changer d’ancêtres, mais il peut, par exemple, appeler son grand-père «immigré», rejeter ses coutumes et croyances, changer son propre nom, déménager dans un nouveau quartier, adopter un «style de vie» neuf (M. Walzer, Che cosa significa essere americani, Marsilio, Venezia 1992, p. 61). Et pourtant l’Amérique n’est pas un État-nation similaire à ceux d’Europe occidentale. Aux États-Unis, la tentative de donner à la nation une forme culturellement homogène a été délaissée face aux imposantes vagues migratoires: «Pendant longtemps les Anglo-américains se pensèrent eux-mêmes comme tout simplement américains […]: ils constituaient, disaient-ils, une nouvelle ethnie et une nationalité nouvelle au sein de laquelle l’ensemble des immigrés successifs auraient été assimilés lentement. L’ “ américanisation ” était un programme politique visant à ce que l’assimilation ne soit pas un processus trop lent, en un moment où, au contraire, celle-ci ne paraissait pas du tout constituer un processus. Mais bien qu’il y ait eu des individus qui firent de leur mieux pour s’américaniser, c’est-à-dire pour adopter, au moins en apparence les us et coutumes anglo-américains, bientôt un tel parcours cessa d’être considéré comme le moyen le plus évident de s’acheminer vers un destin américain. Le nombre d’immigrés non-britanniques était trop élevé. S’il devait exister une nouvelle nationalité, ce serait un melting-pot, un creuset au sein duquel la chaleur se dispenserait également à tous les groupes, aux tout premiers comme aux derniers immigrés.» (ibidem, pp. 21-22).

La manière la plus normale d’être (ou de ce considérer), américains est alors devenue différente. Les États-Unis sont devenus une association de citoyens réunis par référence à la nation commune, qui entre autres, n’est pas une patrie au sens plein du mot (terre des pères), mais ils se sont aussi divisés en divers sous-groupes distincts du point de vue ethnique ou culturel. La plus grande partie des Américains s’est de cette manière trouvée constituée par ceux qui sont appelés par Michael Walzer, et pas seulement par lui, «Américains avec le trait d’union» (Juifs-américains, Italo-américains etc…): «nous avons fini par considérer – argumente Walzer – la nationalité américaine comme une addition plutôt que comme une substitution de la conscience ethnique. Le trait d’union fonctionne, quand il fonctionne, comme un signe “ plus ”. “ Américain ” est sans doute un nom, mais à la différence des noms “ français ”, ou “ allemand ” ou “ italien ” ou “ coréen ” ou “ japonais ” ou “ cambodgien ”, lui, peut servir comme deuxième nom. C’est comme pour certains mariages modernes dans lesquels les noms s’ajoutent et où ne dominent ni le premier ni le second nom: dans ce cas, le trait d’union fonctionne essentiellement comme un signe d’égalité.» (ibidem, p. 42).

Les expériences historiques ne peuvent pas se répéter et pour fonctionner dans des situations différentes de celles d’origine, les modèles ont besoin d’être adaptés et repensés. Cela n’empêche pas que l’expérience américaine puisse constituer un précédent très utile pour les pays européens aujourd’hui confrontés aux problèmes posés par l’immigration extra-communautaire. Même aux États-Unis s’est manifestée une tendance à concevoir la nation comme une entité si pas vraiment statique, au moins gardienne zélée de ses traits originels. Elle se rattache en fait, au nativisme, qui ne voulait pas éliminer ouvertement la multiplicité culturelle, mais refusait de reconnaître aux immigrés les droits politiques, sinon après une longue période d’éducation pratique à la démocratie. Cette attitude n’a jamais été majoritaire dans le pays. La vision dominante est sans aucun doute proche de l’attitude pluraliste qui trouve chez M. Walzer un théoricien d’une grande finesse.

Giovanni Carpinelli

[traduit de l’italien par Lucia Romanelli avec la collaboration de l’auteur]

[1] Communication au colloque Nazione e nazionalismo nelle didattica della storia contemporanea. L'insegnamento della storia in dimensione europea. Confronto fra insegnanti di Köln, Lille e Torino, 2 mars 1996.