Histoire de la Pensée au Pays de Liège Tome III (p. 323-690)

15 September, 2021

La Physique de l'âme humaine de G-L Godart (Nabu Press 2012). Voir la signification de cette image (typique des Lumières) dans le paragraphe consacré à G.L. Godart.

Cette histoire en quatre tomes se divise aussi en chapitre compté à partir du Tome I jusqu'au tome IV. Nous avons dabs la suite de ce compte rendu, en tout cas pour ce qui reste du tome III adopter cette division ici même et d'autres intermédiaires ou comme le dit l'auteur Bernard Forthomme (désigné comme BF pour la commodité sans oublier l'excellence de son travail).

Chapitre XXVII Pensée transitionnelle : entre Aristote et Newton .Une morale consonnant avec la complexité de l'action »

On a d'abord affaire à Jacques Lobbet de Lanthin (1592-1672). Thomas d'Aquin, Bonaventure et Alexandre de Hales proposent des définitions du péché qui ont à avoir avec la beauté (p. 326-327) : chez Thomas, la privation de l'éclat de l'âme, chez Alexandre, la privation de la beauté supposée présente et chez Bonaventure la dégradation de l'homme image de Dieu. Lobbet fait référence à Caesare Ripa, auteur d'un ouvrage intitué Iconologiesur les vices et les vertus illustré de nombreuses images allégoriques, du type de la mélancolie de Dürer. La méthode de Lobbet, c'est d'user de métaphore qui ne lient plus comme chez Aristote les mots et les choses, mais veut désigner un monde au-delà qui remédie « à la déchirure de la science et de l'action, y compris celle du bien et du mal » (p. 328)

L'acédie couronne tous les vices. Elle a, dit Bernard Forthomme, de « nombreuses filiales » que répertoriait déjà l'Aquinate : « désespoir, lâcheté, torpeur, rancœur , malice (tristesse face aux bien spirituels), papillonnage (evagatio mentis, pour fuir l'ennui des réalités spirituelles), oisiveté (somnolence), curiosité (au sens de soin intempestif), verbalisme (verbositas), inquiétude corporelle (gesticulatoire) et instabilité (légèreté, inconstance). En outre, l'acédie est ambiguë comme l'ombre et la lumière tantôt flèche acérée, tantôt poison insidieux, rayon et goutte, goutte à goutte de nuit au plein éclat du jour. L'acédie n'est pas simplement la haine : ce n'est pas une guerre ouverte mais larvée contre l'amour. » (p. 338) Il me semble que ce qu'il faut retenir de ce que l'on en dit ici, c'est qu'elle est non pas une pluie battante mais drue, peut-être même une bruine (ce n'est pas ce que dit le livre) qui pénètre tout et à désespérer. La tristesse liée à l'acédie est ce qui touche l'action liée au spirituel : paresse, crainte d'un travail suivi, oisiveté, la tiédeur maudite par l'Apocalypse (p. 339-340) . L'acédie est une sorte de maladie professionnelle du type du burn out mais aussi du burn in, l'hyperactivité trompant la consumation intérieure. Le monde latin tend à réduire l'acédie à la paresse, ce souci se sécularisant peu à peu autour des deux pôles du loisir et du travail.

Vallotton, 1898

Le probabilisme avec Antoine Terrill (1623-1676).

Antoine Terril enseigne les mathématiques et la théologie au Collège des jésuites anglais à Liège cette présence anglaise à Liège, avec BF, nous y reviendrons souvent, elle s'explique par une Angleterre inhospitalière. En 1578, Barthélémy de Medina, théologien dominicain énonce un principe probabiliste : « si une opinion est probable , elle peut être suivie, même si l'opinion opposée est plus probable. » (p. 344) Dans le monde espagnol, la champ des activités se complexifie ainsi que les exigences de la qualité de la contrition. Il faut éviter à la fois le rigorisme et les tourments du scrupule. Terrill veut, au-delà du souci pastoral, ancrer ce souci dans une doctrine théologique et il reprend B. de Medina. Les adversaires de ce courant, rigoristes et jansénistes, sont Libert Froidmont et surtout Antoine Arnauld, ce qui va déclencher les Provincialesde Pascal. Le probabilisme en morale a son pendant d'ailleurs en mathématiques avec ses applications possibles aux assurances vies (la première table de mortalité est du IIIe siècle avec Domitius Ulpianus), la gestion de l'aléatoire juridique. Une délégation louvaniste dénonça à Rome cette tendance qui ne fut pas condamnée, mais mise en cause sur certains points. Cette morale guide en particulier les professions marquées par la contingence comme les marins, les médecins, les juges, les agriculteurs, les marchands, les banquiers, les avocats. Elle se distingue tant de la logique philosophique que du hasard pur. La chose fait de la volonté de Dieu une réalité qui n'est plus seulement a priorimais aussi a posteriori, une émancipation à l'égard de la loi divine éternelle.

Vers une conception plus fluide de la nature. Magnétisme de Jean Roberti (1569-1651).Physique des gaz, de la lumière et de la couleur chez Francis Line (1595-1675)

Il est né à Saint-Hubert. Il polémiqua contre la cure magnétique, s'attela à une histoire de l'évêque Saint-Hubert. Il défendit aussi l'indépendance d'une province liégeoise jésuite distincte de celle de la province jésuite wallonne des Pays-Bas. Il polémique avec des protestants convaincus de l'action à distance de certains remèdes comme l'onguent, thèse présentée de manière rationalisante par ses défenseurs ce qui, ajoute BF, « s'accordait bien avec les préjugés de celui qui était natif d'un lieu millénaire de cure symbolique de la rage » (p. 352 : il s'agit de St-Hubert). Et chez Godenius, protestant allemand qui défendait cette idée d'action (et celle de Dieu) à distance, la chose se fondait sur l'idée néo-platonicienne d'une connexion générale des êtres. C'est typique du protestantisme que de se réclamer de cette philosophie avec une christologie à tendance monophysite, minimisant la médiation charnelle des signes sacramentels selon BF. Par ailleurs comme le remarque BF, Godenius met en cause ceux qui ne peuvent croire à la réalisation d'effets résultant de causes invisibles. Il rejette les accusations de superstition et il est vrai comme le remarque BF qu'il y a quelque chose de cela dans des phénomènes comme l'hypnose, la gravitation universelle ou la propagation de la lumière. Roberti, lui aussi au fond rationaliste, refuse la « confusion entre l'action de la grâce divine et les forces magnétiques ». Il refuse aussi toute comparaison avec le phénomène de l'aimant. Roberti refuse tant la réduction du spirituel au magnétisme que la contamination du magnétisme physique par le spiritualisme.

Tube de Torricelli : le baromètre et la découverte d'un vide permanent qui ruine la pensée d'Aristote sur ce point.

Ce savant anglais formé au Collège des Jésuites anglais à Liège, Liège devenue la capitale de l'intelligentsia catholique anglaise, met en cause le vacuumde Torricelli et Boyle, en fonction du principe d'Aristote sur l'inexistence du vide. Boyle lut scrupuleusement la réfutation de Line : « Nous avons ici la parfaite illustration de l'importance des intervalles entre les grandes découvertes ou la fonction de la pensée transitionnelle. Dans l'histoire des sciences on ne passe pas simplement par salto mortaled'un préjugé ancien à une découverte géniale , non par simple évolution ou élasticité d'une pensée intérieure, sans discontinuité. » Et Boyle précisa d'ailleurs sa théorie sous l'effet des critiques : « the pressure and expansion of the air are in reciprocal proportion » (p. 375). Le dialogue se poursuivit même après la mort de Line, des étudiants ou confrères de Line se substituant à lui. Au total, les jésuites anglais se rendirent compte de ce que Newton ne s'interrogeait pas par exemple sur la cause de la gravitation universelle se contentant d'en considérer les effets. Nous avons des lettres d'émigrants au Maryland suivant les cours d'un Joseph Semmes, originaire lui aussi du Maryland, qui estime, mais c'est dans le dernier quart du XVIIIe siècle, que de toute façon les Écritures ne s'intéressent pas à l'astronomie et se contentent d'en avoir une qui correspond au sens commun de l'époque de leur rédaction. BF signale aussi l'étrange parcours d'une religieuse du Maryland d'abord émigrée dans les Pays-Bas espagnols et y rejoignant un couvent de carmélites, puis regagnant les États-Unis devenus indépendants où les lois discriminatoires anticatholiques ont été abolies tandis que Joseph II dans l'Europe des Pays-Bas autrichiens y avait annoncé la suppression des monastères contemplatifs.

La réalité des entités négatives avec cette phrase en exergue de Thomas Compton Charleton : « La question est désormais de savoir s'il y a des négations dans la nature des choses. » (p. 381).

BF le reformule plus loin : « « il est très disputé de savoir s'il y a un non-être des êtres qui n'existent pas ou bien s'il y a un être négatif des êtres qui n'existent pas. » (p. 385). Les « nihilistes » pensent que ces êtres n'existent pas, les carentistes qu'il s'agit de carences et les incom-possibilistes que ces êtres existent comme incompatibilité (Liége n'est pas Rome et Rome n'est pas Liège). « Les choses négatives naissent par la chute des choses positives, naissent par leur ruine et vivent par leur mort. » écrit Compton, ce que commente BF : « Inversement toutefois, l'effusion de la lumière est également la fin de la lumière comme être négatif. Mais cette nuit de non-lumière existe d'une certaine manière. » (p. 386). La négation « ne peut se convertir en possible » pense Compton, soit la proposition « la montagne ne peut marcher » qui ne peut amener à la possibilité qu'elle puisse le faire (p. 389). Ce qui rend le roman d'anticipation impossible. Malègue use parfois de mots désignant des entités négatives comme dans Augustinles « non-évidences » lorsque sa foi commence à s'épuiser, ou comme dans Pierres noiresla « non-surveillance » de Ragougnoux, la « non-résistance » du héros narrateur, les « non-valeurs » des médiocres ou peut-être à travers le néologisme non de mots mais de deux mots sans doute jamais accolés comme le sentiment de « gratitude irrassasiée » d'Augustin à l'égard de ses parents Ou encore la création de mots à partir du préfixe « in » comme : inodorant, intechnique, inarrêté... BF commente : « la négation nomme une chose non-existante, comme l'affirmation nomme une chose existante. Les négations existent donc en tant qu'actuelles et non pas comme simple être objectif intra-mental » (p. 390-391).

Pour BF, Compton ignore la pensée de Descartes. Il « sent en lui un penseur solitaire au tempérament refondateur. Ce dernier n'éprouve jamais le besoin de faire un status questionisde nature historique pour chaque problème qu'il aborde. Ce qui est tout à fait étranger à la conception de Compton et de son parti. » (p. 393). Compton ne peut admettre la pensée cartésienne qui fait du corps une chose étendue ce qui s'opposerait au dogme de la présence réelle du Christ dans l'eucharistie, car cette conception cartésienne impliquerait que le pain et le vin disparaissent. BF commente : « ce qui fait difficulté dans cette doctrine [de la transsubstantiation], c'est qu'elle maintient la réalité subsistante des accidents sensibles privés de leur ancien support ! Il y aurait donc des accidents absolus, de pures qualités visuelles, audibles, odoriférantes, gustatives ou haptiques. Ce qui rend la critique de Compton irrecevable c'est qu'il porte ce genre d'affirmations philosophiques au plan du contenu de la foi. » (p. 399). Écrivant à Liège, Compton ne peut pas ne pas faire allusion en outre à la célébration de la fête du corps du Christ à Liège et à la ferveur qui l'accompagne.

Barthélémy Des Bosses critique et correspondant de Leibniz

"Correspondance Des Bosses-Leibniz, édition trilingue français, allemand, latin". Felix Meiner 2017

BF utilise la notion d'entités négatives de Compton pour caractériser le travail de Barthélémy Des Bosses, auteur d'une importante correspondance avec Leibniz : « Indépendamment des traces et même d'un abrégé qui ne va pas jusqu'au bout de son abréviation, cette carence est l'être d'une négation. Le système dont il parle, dont il envisage de parler, ne se tient que dans la négation qu'elle implique de l'aristotélisme et du système leibnizien, sans pouvoir atteindre autre chose que la sorte d'être que l'on peut reconnaître à une entité négative. » (p.404). Des Bosses est un peu comme Line, au plan de la pensée un conservateur assoupli. Il voudrait que l'on distingue la matière (au sens d'Aristote, soit la puissance pure qui s'oppose chez lui à la forme), de l'étendue, au sens de Descartes, qui, dit Merleau-Ponty est un concept « sans cachette » qui est « en chacun de ces points est, ni plus ni moins, ce qu'il est » (47), distinction bien réelle, selon Des Bosses « entre la matière et les formes corporelles primitives », « ce qui est étendu pouvant toujours être divisé à l'infini renferme des modalités générables et corruptibles » Des Bosses, cité p. 405), ce qui est le cas des corps. Chez Descartes, la notion d'étendue, pouvant être exempte d'âme, est surtout une méthode permettant à la science d'étudier les corps et la nature sans le parasitage de l'âme inaccessible. Il y a quelque chose de méthodologique aussi chez Descartes dans la distinction de l'âme et du corps, mais, remarque BF, Descartes n'est pas un imbécile : « Dans la vie concrète, il est clair qu'au regard de Descartes, il y a bien union intime et vive de l'âme et du corps. » (BF, p. 408)

Des Bosse a convaincu Leibniz que l'harmonie des monades ne suffit pas à créer une véritable unité entre elles. Il part de la foi catholique en la transsubstantiation. Leibniz n'y souscrivait pas, mais c'est une façon de modéliser la question du lien substantiel, le passage du pain et du vin au corps glorieux du Christ suppose au départ une substance corporelle qui n'est pas qu'un agrégat de phénomènes, le lien substantiel est « ce par quoi les corps sont substances (des êtres), effectuant le passage préalable du multiple à l'un : ce qui rend possible le passage d'une substance à une autre. Le lien substantiel, c'est ce qui permet de dépasser la simple congruence des phénomènes... » (p. 336). Claude Troisfontaines montre aussi que Blondel s'est inspiré de Des Bosses pour dépasser Kant juxtaposant les phénomènes et la liberté nouménale. L'action, selon Blondel, s'insère dans les phénomènes et y crée quelque chose de neuf. Et c'est peut-être elle qui est le lien substantiel. Mais pour cela il faut que les phénomènes s'y prêtent et ne pas les considérer « comme totalement extérieurs au sujet mais comme recelant en eux-mêmes une amorce d'intériorité qui les apparente à l'esprit. » (Claude Troisfontaines, Notice introductive à la thèse annexe de Maurice Blondel L'Actiondans Œuvres complètes, Tome I, PUF, Paris, 1995, p. 537). Chose que faisait Leibniz en considérant que les monades étaient spirituelles et en accueillant les objections du Père Des Bosses.

Chapitre XXVIII : Le sens de l'universel. René-François de Sluse (1622-1685)

Ce mathématicien qui a fait ses études à Louvain, réside à Rome de 1642 à 1650 où il profite de ce séjour pour nouer des contacts avec les milieux savants et aller étudier à Pérouse, avec Michelangello Ricci, les mathématiques. Il revient à Liège et, nostalgique de Rome, ne peut quitter pour diverses raisons la ville mosane où il obtient plusieurs charges. C'est en 1657 qu'il fait la connaissance de Blaise Pascal par l'intermédiaire de Cosimo Brunetti. Une correspondance s'établit entre les deux hommes qui relance l'intérêt de Pascal pour la géométrie. Ces trois personnes comme le frère puîné de René-François, Jean Gualter qui deviendra cardinal sont des jansénisants. Il correspond aussi avec Christian Huygens. René-François se plaint de sa solitude intellectuelle à Liège. Constantin Le Paige qui publie sa correspondance en 1884 se plaint de la même façon. Qu'en est-il ? BF insiste sur le fait que c'est en raison de l'intérêt des Liégeois pour le droit que Sluse a fait des études dans ce domaine à Louvain. Et qu'il pourra nouer des contacts très importants avec les savants de son temps en Italie. Il ajoute un mot sur « l'importance du contingent de curialistes liégeois attachés aux différents bureaux de l'administration ecclésiale [il faut entendre de l'Église catholique]. » C'est le seule groupement national important à la Cour romaine. Sluse est d'abord un juriste et non un scientifique de profession. Or, c'est à cette époque que ma recherche scientifique en devient une et c'est sans doute cela qui peut expliquer la cessation de la correspondance entre Huygens dont les recherches sont d'une certaine façon plus « concrètes » et Sluse, ceci après dix années. Le Mésolabe(littéralement « saisie du milieu »), son ouvrage mathématique vise« à la construction géométrique des équations algébriques » qui apparaît dès lors que la construction de deux moyennes proportionnelles « n'apparût pas possible au moyen de droites et de cercles » (p. 430). Dans le domaine des mathématiques et de l'astronomie, Sluse est donc en rapport parfois étroit avec Huygens, Blaise Pascal, mais aussi Leibniz. On peut dire qu'il participe du vaste réseau entre scientifiques mis en place par Henry Oldenburg qui deviendra secrétaire de la société savante anglaise la Royal society de Londres, dont Sluse devient membre en 1674 à la suite d'une lettre qu'il lui fait parvenir sur sa méthode de construction des tangentes aux courbes algébriques (p. 437). En matière d'astronomie il joue les intermédiaires entre Huygens et les savants italiens, informe son correspondant de la Royal society des ressources minéralogiques de l'État liégeois, correspond avec Samuel Sorbière sur la circulation du sang.

"Le Mésolabe", traduction de la principale oeuvre mathématlque de Sluse.

Il écrit : « J'avouë que selon notre manière de concevoir et de parler, le langage françois y est tout à fait aisé et intelligible et que sa phrase n'est du tout point embarrassée ; mais si je vous dis que les autres nations ont un autre sentiment touchant la beauté des langues, je l'emporteray assurément... » Pour lui, les autres nations « ont pris autant de plaisir à leur façon de parler que nous en la nôtre » (cité p. 451). Il oppose la versification française à celle du latin ou de l'italien qui sauve de l'ennui du français. On voit Sluse s'intéresser au Éthiopiquesd'Héliodore, roman phénicien qui enchanta également Racine à Port-Royal. Il écrit un conte philosophique. Il imagine Mercure survolant une île de bienheureux où le nombre de savants décédés est bien modeste. On convoque Jupiter pour aider à juger la chose. Il y renonce, comme après lui, Térence, Pline, Cicéron et Épictète. Finalement Sénèque. On s'aperçoit en fait que poètes, philosophes, politiques n'ont jamais agi que pour la gloire ou l'argent. La conclusion, Sluse l'emprunte à Pétrone « Le monde entier joue la comédie ». (cité p. 456). Sluse parle aussi de l'hupolêpsis, soit « l'acte de l'intellect discursif à partir des notions intelligibles premières » chez Aristote et ses variété, soit la connaissance, épistémè, l'opinion, la doxa, le jugement pratique, phrônèsis. Ce concept intègre au logos certains éléments du mythe « au lieu de le détruire simplement » (p. 457), ce qui prolonge les efforts des présocratiques jusqu'à Platon Tout ceci consonne avec l'intérêt épistémologique dominant chez Sluse.

Il s'est aussi intéressé à l'histoire. On est à l'époque où les Bollandistes remettent en question les vies des saints et on est l'époque du cartésianisme. Sluse tient à la tradition en ce qui concerne la vie de St Lambert et BF insiste sur ce que le terme « vendetta » terme anachronique, ne concerne pas la vengeance privée mais un système collectif. Le refus de répondre à la violence par la violence chez Lambert doit être bien compris : il « rompt avec l'intemporalité de la vengeance, une succession impitoyable de générations en charge fatale d'un même rééquilibrage meurtrier et, par nature, jamais véritablement accompli et même réalisable. C'est ce mécanisme cruel méprisant l'implication des personnes dans l'action, que l'Église chrétienne va sans cesse s'efforcer d'enrayer pour libérer l'écoulement novateur du temps, et favoriser son intériorisation, fût-ce pour promouvoir finalement une discipline austère de la conscience responsable (Latran, IV, 1215). » (Histoire de la pensée... p. 460)

Chapitre XXIX La détermination du droit civil liégeois. Charles de Méan (1604-1674).

Il y a à Liège toute une tradition de réflexion sur le droit et une importante jurisprudence. Le grand historien allemand du droit Leopold Warnkönig (1794-1866) publie ses Beiträge zur Geschichte und Quelle-kunde des Lütticher Gewohnheitsrechts en 1838. L'œuvre capitale de Charles de Méan ce sont les Observationes soit en français le titre complet : Les Observations et choses jugées sur le droit civil canonique et féodal des Liégeois, des Romains et des autres nations. BF a toute une discussion, p. 469-470, difficile à résumer où il pense que la coutume peut être à la fois considérée comme quelque chose de plus fondamental que la loi, quelque chose qui restreint la liberté (Montaigne), une seconde nature au détriment peccamineux de la première (Pascal), qui pose toujours la question de l'habitude, comme chez Ravaisson, entre nécessité et liberté, comme ayant un caractère inventif. Li patron del temporaliteitde 1398 énonce, ce que l' on ne lit pas sans émotion : « Et furent loys établies pour le Regimen du peuple partant que les malicez estoient sy fort au siecle montepliés que le plus fort tolloit au fable sa possession. » (cité p. 470-471). La préoccupation centrale de Charles de Méan dans son ouvrage, c'est de diminuer le plus possible les incertitudes du droit qui conduit à la multiplication des litiges. Il met en avant dans le droit la « raison des familles » où il voit une particularité liégeoise. Il protège le conjoint survivant des prétentions des collatéraux mais consacre aussi le droit à hériter des bâtards. Cet intérêt pour la famille selon BF par « l'accroissement de contrôle de la famille par les Églises et les États, lié notamment à la résurgence du droit romain renforçant les prérogatives du pater familias, résurgence favorisée par les humanistes et les princes modernes » (p. 473. Le contrôle est renforcé par cette dévotion à la sainte famille, culte nouveau comme le montrent les crèches de St François qui au départ ne contenaient que l'âne le bœuf et l'enfant Jésus. Avec le renforcement du patriarcat, on voit apparaître la dévotion à St Joseph lancée par Thérèse d'Avila. Il s'agit de la famille légitime qui exclut l'adultère. Charles de Méan est aussi très méfiant à l'égard des donations. Il estime que les donations sont à mettre en doute pour n'importe quelle raison plutôt que les raisons elles-mêmes dont elles s'assortissent : c'est ainsi qu'est jugée nulle « la donation immense à l'encontre du droit des héritiers » (p. 477).

Les femmes peuvent être des témoins valides en matière de testaments selon le droit liégeois, les bâtards peuvent hériter et avoir des héritiers, de même que les condamnés à mort. Le pape ayant confirmé les privilèges impériaux et la puissance temporelle autant que spirituelle de l'évêque, s'ensuit un statut juridique de la Principauté de Liège ET du diocèse qui est original et pas assez connu. On peut dire, estime BF « que le vaste Diocèse liégeois jouit de réelles prérogatives civiles et judiciaires (voire étatiques) sur tout son territoire, et que la Principauté de Liège, en retour, exerce une forme de puissance ecclésiastique. » (p. 483). Enfin, Charles de Méan considère que la Paix de Fexhe (juin 1316), demeure ce qui rend légitime une loi. Mais, au-delà de ce principe de droit public, il ne la commente pas vraiment.

Chapitre XXX : La peinture comme pensée. Gérard de Lairesse (1641-1711)

Gérard de Lairesse "Baptême d'Augustin d'Hippone" : on remarque la cuve de l'église de Saint Barthélémy".

Dans Le Grand livre de la peinture, il développe sa conception géométrique de l'art, en ce qui concerne le corps humain ou le clair-obscur. Ce n'est pas que le dessin doive s'asservir à la géométrie qui d'ailleurs a pu se développer grâce à lui. Il en est de même pour l'anatomie. Il écrit dans Principes du dessin : « Ayez recours à l'anatomie, non pour vous instruire à fond dans cette science, mais seulement pour apprendre à connoître le vrai emplacement des os, des muscles, des nerfs, des tendons etc. » (cité p. 487). Ce ne sont pas les seules sciences auxquelles un peintre doit s'initier, il y a aussi la physique, la morale, l'histoire. Au-delà il y a la pensée de l'artiste qui l'emporte sur le reste. Il y a aussi la faculté de copier les grands maîtres, tout en les critiquant. Lairesse est le peintre des allégories ou des scènes emblématiques : « Face au sensible l'allégorie opère une double métamorphose : d'une part, elle permet la convergence du logique et du sensible. Grâce à l'allégorie, l'invisible (divin, angélique, théologal, la vérité philosophique ou l'ordre juridique) peut devenir sensible, comme par l'art qui use des figures oratoires, ainsi le théâtre [...] En outre , l'allégorie constitue ce qui anoblit le sensible comme sensible. » (p. 493-494). Cette orientation vers une peinture savante s'inscrit dans la tradition liégeoise de Lambert Lombard, et la préférence pour la peinture italienne de grand genre. C'en est une autre que Lairesse reçoit de son père et de son frère. Lairesse est aussi influencé par l'ouvrage de l'érudit italien César Ripa qui travaille aussi sur les allégories. Les jésuites du Collège wallon à Liège et ceux du Collège anglais sont les principaux commanditaires de ses œuvres de jeunesse destinées à illustrer les thèses académiques défendues dans leur enseignement. Lairesse préfère la peinture de grand genre, nous venons de le dire, mais ne partage pas l'a priori de l'académisme français à l'égard de la peinture de genre. Ce qui serait selon BF, typique de la pensée liégeoise intervallaire : « Nous le voyons, la liberté suivant Lairesse est avant tout une liberté de l'esprit et non celle d'un caprice individuel auquel il se veut complètement étranger. Sa liberté est d'abord une liberté de pensée entendue comme un acte de l'esprit qui s'affirme tout particulièrement par l'usage de l'allégorie configurée comme il l'entend , car elle lui permet de prendre une distance mesurée vis-à-vis de la nature, mais également de l'histoire et de l'actualité, y compris des modes artistiques, tout autant que des fictions et des Écritures saintes. Une telle liberté lui permet de métamorphoser la nature et l'histoire, la morale, les visages, y compris le sien, sauf si un trait disgracieux est attaché à la singularité de la personne, et le merveilleux lui-même. » (p. 509).

Chapitre XXXI Lumières anglo-américaines en Principauté de Liège

Collège des jésuites anglais au XVIIe siècle

Les Lumières à Liège ne sont pas que la réfraction de celles de France. Elles sont aussi le fait des jésuites anglais à Liège. Le premier évêque aux États-Unis, formé en théologie et philosophie à Liège, Jean Carrol soutiendra la Constitution républicaine de 1787. Il y a des chanoines liégeois dans les loges maçonniques soutenues par le Prince-évêque François-Charles de Velbrück. L'influence anglaise de Browne, Locke, Newton et Hume est avérée. La possibilité d'une morale, laïque, sans référence à Dieu « a d'abord été développée en théologie » (p. 516), par exemple dans De la vertu des païensde François de La Mothe Le Vayerou du jésuite Antoine Surmond Défense de la vertu. Un jésuite anglais de Liège, R. Plowden soutient une thèse semblable à Liège en 1698 : la grâce de Dieu est accordée aussi aux infidèles et aux pécheurs (p.521). La préoccupation de ceux qui défendent ces idées, c'est de sauver la liberté humaine. La chose est liée aussi à la question de l'inculturation du christianisme en Chine où les jésuites sont présents. Cette doctrine du salut des païens, connue aussi sous le nom de « péché philosophique » et condamnée : « La censure officielle de cette doctrine qui contribuait à justifier l'inculturation, conjointe à d'autres vecteurs, porte un sombre coup à la « communication des lumières » à la Chine par les savants de la Compagnie de Jésus, encouragés par leur ami Leibniz, lesquels rendirent aux Chinois le goût des techniques et des sciences astronomiques, mathématiques, cartographiques), qui s'était estompé dans l'Empire du milieu. Communication mutuelle des Lumières qui, par la sélection, la traduction, l'exégèse et la diffusion jésuite des œuvres chinoises, proviennent aussi en Europe, y compris dans la Principauté de Liège. » (p.524-525) Le péché philosophique, étrange expression, « est chez celui qui ignore Dieu ou ne pense pas actuellement Dieu, un péché grave, mais il n'est point offense à Dieu ni un péché mortel détruisant l'amitié de Dieu, ni digne de la peine éternelle. » (p. 528).

D'un autre côté au séminaire épiscopal de Liège existe une tendance janséniste (et les jansénistes sont en principe des ennemis des jésuites), qui n'est pas sans appuis dans le clergé local. La tendance à prôner une « morale laïque » n'est pas sympathique au jansénisme qui tend à voir la liberté humaine comme corrompue. Mais le jansénisme ne peut être assimilé à un courant conservateur. Il s'inscrit comme la Réforme dans la généalogie des Lumières. Le cartésianisme y est dominant, on l'a vu. Pour BF « des éléments augustiniens s'inscrivent dans le rousseauisme » (p. 548), pas seulement à cause du titre de l'ouvrage de Jean-Jacques (Les Confessions, allusion à celles d'Augustin), mais aussi d'une mise en cause des Lumières (tout en en faisant partie) et d'une approche trop rationaliste oublieuse du sentiment, ce dont témoignent plus institutionnellement la création au XVIIIe siècle des Passionnistes et des Rédemptoristes.

A l'Académie protestante de Warrington, dans le Lancashire on donne aussi une éducation libérale. Kant félicite John Priestley d'en avoir établi en quelque sorte le programme et le félicite de mettre les Lumières au service du christianisme, dans la Critique de la raison pure. Marie-Christine Dennett née d'un père protestant qui réforma l'enseignement des Sépulcrines anglaises de Liège et John Howard du collège anglais de Liège ne pouvaient pas ne pas être au courant de cette expérience. Bentham a cru lire chez Priestley la formule « the greatest happiness of the greatest number, this is a mesure of wright and wrong ». Or cette erreur de lecture vient de la traduction anglaise de l'ouvrage de César Beccaria Dei delitti e delle pene, ouvrage lu dans toute l'Europe et qui se rattache au courant des Lumières. Il est à l'origine de l'abrogation de la torture en France. Thomas Jefferson l'a lu (dans le texte original) et Pierre-François Soleure en possédait un exemplaire. Soleure voit dans la Révolution liégeoise, le retour à la Paix de Fexhe de juin 1316 qui préserva le pays de « l'anarchie féodale » et qui énonce « les droits de la nation ». Un des objectifs de Priestley, c'est d'enseigner en même temps les lettres et les sciences à chaque étape de la formation alors que, auparavant, on commençait par les lettres avec les plus jeunes pour poursuivre avec la philosophie et les sciences avec les plus âgés. Dennett introduit cette méthode dans son établissement d'enseignement et John Howard le fait également au collège anglais. François-Charles de Velbrück qui fait partie des Princes éclairés du siècle des Lumières et qui règne de 1772 à 1784 (après avoir occupé de hautes fonctions dans la Principauté au moins à partir de 1759 où il devient Premier ministre de Théodore de Bavière), fonde au Collège des Jésuites une Académie anglaise qui prend la place du Collège anglais et dont le programme reprend les idées déjà appliquées aux Sépulcrines : conjoindre les aspects spéculatifs et utiles de l'enseignement. La suppression de l'ordre des jésuites ne le dérange pas et il nomme Howard à la tête de cette Académie où l'on enseigne les Belles-Lettres anciennes mais aussi françaises ce qui était neuf pour l' époque. Les professeurs sont d'anciens jésuites, anglais, français et américains. François de Velbrück avait pris soin d'annoncer la naissance de cette Académie dans la presse liégeoise et européenne. BF examine enfin (en guise de ce qu'il appelle « intervalle) », la bibliothèque de Gabriel-François Delaruelle (Ciney 1721-Liège 1794). Il enseigne la philosophie au séminaire de Liège, accomplit la rupture des jésuites avec l'aristotélisme et se rapproche de Descartes. Ce chanoine était un examinateur des livres prohibés, ce qui veut dire que le catalogue de sa bibliothèque ne reflète pas nécessairement des lectures effectives et des usages précis : on y trouve des ouvrages sur la Bible (et les commentaires de Richard Simon), la Bible en français, un ouvrage sur l'origine de l'institution de l'épiscopat, ouvrage critique, ce qui n'est pas sans signification dans un Etat comme l'Etat liégeois, Theologia universade Ch. Billuart (originaire de Revin dont Wikipédia nous dit qu'il vint plusieurs fois prêcher à Liège), en spiritualité, Les Provincialesde Pascal, un Traité de l'athéisme et de la superstitionde J-F. Buddens. On trouve en philosophie des ouvrages de Descartes, Malebranche, Locke, Hume, Ansillon, Wolff. En politique Pufendorf. Et même que des ouvrages d'économie, géographie, sciences et techniques, de livret d'un opéra comique d'un ami de Grétry et qui fut joué à Liège Le Caprice amoureux ou Ninette à la cour, comédie en deux actes.

Chapitre XXXII : L'anthropologie des Lumières

I La « physique » de l'âme de Guillaume-Lambert Godart

Edition originale de "La Physique de l'âme humaine" qui sort à Berlin

La physique de Guillaume Lambert-Godart (1721-1794), illustre de manière caractéristique la psychologie empirique des Lumières. Il donne à son livre à ce sujet le titre qui intrigue Physique de l'âme, édité à Berlin pour éviter la censure.

« Il s'agit, il est vrai, d'un esprit, mais on ne le considère pas tant dans sa substance que dans sa relation avec le corps ; et lorsqu'on vient à ses actions, on abandonne aux moralistes ce qui en concerne le mérite ou le démérite. » Si les objets physiques et mathématiques n'ont d'unité que par l'activité de notre esprit : « Seul le sentiment de soi résiste à cette réduction nominaliste de l'unité commune au composé. » (p. 584). En pensant que le sujet est ce qu'il fait et ce qu'il pense, Godart annonce l'existentialisme.

« Les actions réciproques de l'âme et du corps sont physiques : leur rapport est tel que la cause qui fait mouvoir le corps, occasionnes les pensées et les sentiments de l'âme. » (586) Godart critique la façon dont l'aristotélisme superpose différentes âmes. L'âme peut agir sans le sentiment de son action et exister sans la conscience d'exister. L'anthropologie des Lumière c'est une naturalisation de l'âme que l'on soit spiritualiste ou matérialiste. In n'y a rien qui implique qu'on adhère à la vision matérialiste de Diderot. Pour Godart, la pensée est une modification que l'âme se donne à elle-même « il ne resterait donc aucune différence entre ce que je suis comme donneur et ce que je suis comme donné à moi-même par moi-même » (p. 591). BF, qui n'oublie jamais qu'il est à la fois théologien et philosophe, remarque que Godart n'évoque les Ecritures que lorsque tout son travail est terminé. Ce qui est sans doute une référence très formaliste, il en donne une interprétation tout à fait intéressante : « c'est précisément cette absence de séparation, méthodique pour le moins- en dehors du domaine moral où l' unité de l'âme et du corps rend la distinction indiscernable, déjà dans la correspondance éthique de Descartes-, c'est une telle confusion qui rend la science impossible. Ce n'est donc pas un hasard s'il n'y a pas de sciences dans les Écritures et s'il y a un principe scientifique majeur- la géométrie-chez les Grecs. Pour qu'il y ait science autre que les ethnosciences ou des observations sans sélection méthodique ni instruments, il faut éliminer l'âme du corps, il ne faut pas spiritualiser la matière. Pour l'étudier objectivement, il ne faut pas le parasite de l'âme. Il faut éliminer méthodologiquement du moins ce paramètre trop confus qui entrave la constitution d'un objet mesurable. » (p.592) Et ce qui permet aussi la constitution d'une psychologie comme science humaine, non comme philosophie (allusion à celle d'Aristote).

BF écrit : « le fond de la pensée de Godart [...] tient que la vie animée est essentiellement acte, capable de se détacher du sol corporel et qu'elle excède le psychisme entendu comme une science naturelle à la manière d'Aristote. Sans doute est-ce aussi pour cela, à cause de l'ambiguïté du vocable, qu'il ne nomme pas encore sa Physiqueune Psychologie. » (p. 596).

Légende de la couverture du livre de G.L. Godart édité par Nabu Press en 2011 en tête de cet article

« Le siège de l’âme … est une petite machine prodigieusement composée et pourtant fort simple dans sa composition. C’est un abrégé complet de tout le genre nerveux., une neurologie en minia ture. On peut se représenter cet admirable instrument des opérations de notre âme sous l’image d’un clavecin, d’un orgue, d’une horloge […] L’âme est le musicien qui exécute sur cette machine différens airs ou qui juge de ceux qui sont excités et qui les repère [...] chaque fibre est une espèce de touche ou de marteau destiné à rendre un certain ton. Soit que les touches soient mues par les objets , soit que leur mouvement leur soit imprimé par la force motricede l’âme, le jeu est le même, et l’effet qui en résulte n’a d’autre différence que celle qui provient de la diversité des fibres. Les objets en agissant caractérisent les fibres et donnent des idées, l’âme agissant sur ces fibres caractérisée reproduit ces idées, mais lorsqu’elle remue de celles qui sont encore vierges, elle n’a que le sentiment de soi. » (souligné par BF qui montre aussi que le mot de « force » désigne le désir).

II Jacques de Heusy 1719-1785. Libre circulation du citoyen laborieux, soigné et instruit

Jacques de Heusy par Louis-Michel Van Loo peintre à la Cour d'Espagne. Le portrait a sans doute été réalisé pendant les négociations entre la France et le Pays de Liège en 1767 Le diplomate a devant lui la carte des frontières entre les deux Etats.

Selon BF, la liberté de Liège a souvent été vantée dans l'Europe du XVIIIesiècle, éloges qui selon lui ne sont pas replacés dans le contexte ce que semble faire à mon avis l'auteur qu'il cite, Michel Deschamps Essai sur le Païs de Liège et sur ses loix fondamentales... : « quoique placé presque au milieu de l'Europe, je le regarde comme le peuple le plus libre de cette partie du monde. Etat moins exposé sur son théâtre, il ne peut avoir aucun objet d'ambition, aussi est-il à l'abri des projets qui occasionnent souvent des secousses douloureuses... Quand (sic) à sa liberté ou, pour parler plus juste, à son indépendance extérieure, elle lui est assurée par la jalousie de ses voisins... et par la protection de l'Empire dont il est membre » (cité p. 605) BF, ajoute qu'une fois cet équilibre rompu, cette liberté ne pouvait que disparaître. Heusy est chargé de la collecte des taxes sur le transit, s'affirme attaché à la monnaie liégeoise. Né à Liège il mourra dans la partie de Charleroi qui dépend de la Principauté. La mendicité pose un problème à Liège selon des mémoires du temps qui invoquent par exemple comme causes, la générosité des Liégeois, le prix très bas du chauffage, le nombre de maisons religieuses pratiquant la charité... La Principauté a des frontières compliquées faite d'enclaves et d'exclaves ce qui entraîne beaucoup de conflits comme avec le Brabant sous la domination des Pays-Bas autrichiens. Pour équilibrer le rapport des forces avec Bruxelles, il fallait l'appui de la France ce qu'il obtient en étant envoyé à Versailles où Liège n'avait plus d'ambassade. Tout cela se conclut par le Traité des limites de 1772 et des accords fructueux avec la France qui le firent apprécier de Louis XV. Velbrück le rappelle et il lui répond en défendant ce qu'il a toujours fait pour Liège. Présent à Versailles, Heusy a aussi soutenu le Projet d'une association de citoyensen vue d' éduquer la population concernée par les arts « mécaniques ».

Il critique très fort celui d'hôpital général. Le paradoxe des Lumières et de la liberté bourgeoise c'est que, plus celle-ci est favorisée, plus elle est aussitôt surveillée, surveillant l'homme depuis le vente de sa mère jusqu'au ventre de la terre en passant par l'école, la pédagogie, les journaux (qui formalisent les évènements), casernes, hôtels de police, papiers d'identité, passeports, douanes, législations sociales et commerciales, , l'hôpital, l'hygiène, les cimetières à assainir (p. 614-615). L'hôpital général, c'est selon la formule de BF « l'encyclopédie des misères » et la tentative d' « arraisonnement du désordre et de l'oisiveté» : les marginaux sans religion (cet aspect va en diminuant) vivant dans l'oisiveté, la saleté, l'impureté, la gourmandise, de larcins et cela par quartiers entiers et de manière héréditaire. Le projet de 1727 énonce très clairement que celui-ci est conçu « afin d'y pouvoir enfermer et faire travailler les fainéants valides la plupart qui font la perte des villes en corrompant la jeunesse, par lequel moyen le peuple étant délivré des inopportunités journalières dans les églises et les logis et sur les ruës, se verra aussi plus assuré contre les vols et les brigandages... homicides et autres crimes que la pauvreté, jointe au défaut d'instruction etc. » (cité p. 617). Jean-Baptiste de Glen dans son Oeconomie chrestiennede 1608 s'en prenait vivement à cette distinction faite entre bons et mauvais pauvres invoquant le fait « que les richesses et la pauvreté sont communes aux bons et aux meschans » (cité p. 619).

Critique de l'assistance aux pauvres qui vise à les contrôler et enfermer : "Moyens de soulager les pauvres et d'abolir la mendicité publíque dans le Pays de Liège" de Hugues Stefné.

Jacques de Heusy met aussi en cause ces « asyles auxquels on donne le nom d'hôpital général [qui] remplissent les vues d'utilité qu'on en attendoit, lorsqu'on les a établis : les règles en sont coûteuses, les administrateurs s'y enrichissent, les pauvres y souffrent de toute manière et quand on vient à y faire attention, que peut-il résulter d'utile, en réunissant dans un même lieu le vieillard, l'enfant, l'infirme, le malade, l'estropié, le fainéant, le vagabond , le mauvais citoyens et souvent le scélérat ?» cité p. 620) et il le fait aussi au nom de la liberté de Liège pour le citoyen »où le premier, le plus ancien de ses privilèges annonce que le pauvre est roi dans sa maison, hors de laquelle le criminel même ne peut être tiré sans formalité. » (cité p. 621). Il remarque aussi que « les dérangements du commerce, le débordement des rivières, les gelées excessives font cesser nombre de métiers » et qu'il n'est rien de plus absurde que de dire à ceux qui demandent l'aumône « allez travailler, vous êtes fort et puissant » (cité p. 622). Toutes ces questions sont liées à des débats anciens et nouveaux sur la pauvreté volontaire et involontaire, la dévalorisation du travail manuel chez les penseurs grecs, sa revalorisation par les cisterciens et les premiers franciscains, Thomas More, Campanella, Hobbes, Locke, l' « inutilité » des ordres contemplatifs. L'Encyclopédie valorise le travail à l'article qui lui est consacré comme facteur de santé et de vertu, est très pessimiste sur l'homme oisif : « Le travail va devenir un critère de civisme face à l'aristocratie oisive » (p. 625). Jacques de Heusy estime qu'il faut renforcer les soins de santé, mettre les pauvres au travail mais en liberté. Le financement doit venir de l'Etat non de la générosité privée. Le laïc qu'il est se préoccupe aussi du diocèse de Liège et de la formation des prêtres. Il estime qu'un bon curé est « plus nécessaire que cent moines ». Il se préoccupe beaucoup aussi de l'instruction du peuple, prône la confiscation des biens des contemplatifs pour une politique sociale qui doit être également financée par l'impôt, la connaissance de base du français mais aussi du hollandais et de l'allemand. Déplorant l'état présent des sciences et des arts à Liège il évoque l'âge d'or des écoles liégeoise et par exemple quelqu'un comme Plaoul et son rôle dans le grand schisme d'Occident. On sait que certains chercheurs estime que Plaoul a été plus important que Gerson. Il estime que la création de l'université de Louvain a nui à Liège « Les sciences ont fleuri à Liège jusqu'à l'établissement de l'Université de Louvain... » On sent dans son discours l'appel à une création d'un université à Liège.

L'ouvrage toujours consulté de Jean-Noël Paquot


Hugues Stefné un religieux chartreux publie Moyens de soulager les pauvres et d'abolir la mendicité publíque dans le Pays de Liègeen 1773. Il y fait notamment cette réflexion hélas ! plus contemporaine que jamais sur l'enfermement des pauvres : « On ne sait s'il s'agit véritablement d'assister le nombre des malheureux dont le nombre augmente chaque jour ou si les riches et les gens aisés s'imaginent par ce moyen se débarrasser de l'importunité des misérables. » (p. 638)

Jean-Joseph Debos, un instituteur, rédige un manuel où il prétend notamment que si les parents nous donnent la vie du corps, les maîtres donnent celle de l'esprit faisant ainsi, écrit BF « main basse sur cette invention majeure qu'est la paternité spirituelle configurée par les religieux depuis des siècles. » (p. 643). Le manuel se clôt par un résumé de l'histoire de Liège plusieurs fois mis à jour et à la fin pour situer le tremblement de terre de Lisbonne, la visite de Pierre le Grand et la mort de Velbrück. On y insiste sur l'histoire comme part de l'éducation de la jeunesse, ce qui tranche avec l'intérêt relatif qu'on lui accorde souvent jusque là. Le manuel ne trait pas d'éloges à l'égard de Velbrück et magnifie le statut de capitale d'un Etat de Liège mais la révolution liégeoise n'est pas encore mentionnée dans l'édition de 1792 qui précède de peu la fin définitive et humiliante de l'Etat principautaire

Jean-Noël Paquot (1722-1803), « l'histoire en détails » (p. 647). D'abord professeur à Louvain de 1750 à 1772 (il est emprisonné pour une affaire de mœurs ou une cabale). IL perd cette chaire. IL est aussi historiographe de Marie-Thérèse mais perd aussi cette qualité quand il donne raison aux prétentions de Liège sur Saint-Hubert. Hoensbroeck lui confie les cours d'Ecriture sainte au Grand séminaire de Liège. IL avait rédigéMémoires pour servir à l'Histoire littéraire des Dix-sept provinces des Pays-Bas, de la Principauté de Liège et de quelques régions voisines (Louvain 163-1770) Il s'explique sur ce livre : « Le soin que j'ai pris de répandre dans cet ouvrage les remarques favorables à la créance dans laquelle j'ai été élevé, déplaira à bien des gens. Je m'attends surtout à la mauvaise humeur des Philosophes du tems, chez qui le zèle pour la religion n'est que superstition et petitesse d'esprit : ces Sages qui s'attribuent le privilège exclusif de penser me rangeront sans façon, au nombre des Automates... » , de sorte qu'il est considéré comme un représentant des Lumières spécifiquement catholique : le génie de Paquot réside dans son esprit d'ouverture universel : « sans exclure les travaux de ses adversaires idéologiques comme Jean Drusius, Bayle, Voltaire voire Helvetius ou ceux de ses proches dont il n'hésite pas à décrire les défauts » (p. 652)

André Grétry, l'opéra comique liégeois, la révolution de 1789

"L'Amant jaloux et les fausses apparences", opéra de Grétry

BF reprend les définitions erronées de l'opinion publique par J-M Ferry, « une agrégation statistique d'avis privés », ce que sont les sondages, ou encore l'artefact socio-politique auquel les institutions donnent une réalité distincte de la réalité effective. Et la réalité effective, c'est l'opinion émise au sein d'une assemblée délibérative ou encore, comme chez Arlette Farge (à mon sens), « la pratique des conversations, de places ou de jardins publics, avec leurs placards et libelles , du Procope et autre Taverne-St-Paul, où chacun peut lire et discuter les journaux en face d'un verre... » (p. 655). Il la compare aussi au jugement prudentiel des marins, médecins, juristes, avocats commerçants et financiers qui en fait peut-être son efficacité sociale et historique.

Cette opinion publique qui se divinise maintenant que la gloire royale s'est effacée, Rousseau ne veut pas qu'elle coïncide avec la volonté générale, les Girondins qu'elle soit la dictature de la majorité et les jacobins soucieux des factions ailent mieux parler d'esprit public. Il pense que la musique de Grétry consonne avec l'opinion publique (p. 658), ses mémoires étant floues comme elle, peu raccrochées à des « arêtes conceptuelles », et abondantes. Grétry se préoccupe de « médecine de l'âme » ce que peut être la musique ou le théâtre. Il voudrait aussi « que quelques hommes bien connus par leur sagesse fussent revêtus de la noble fonction de médecins de l'âme, payés par le gouvernement d'ils n'étoient pas en état de vivre sans travailler. Leur fonction auguste se réduiroit à parler peu et écouter beaucoup. » (Mémoires et essai sur la musiquecité p. 661).

Les satires de Hamai dans ses opéras sur les médecines aux environs de Liège ont des répondants en Angleterre : "The Tryal of Mr Daniel Sutton for the High Crime of preserving The Lives of His Majesty's Liège Subjects, by Means of Inoculation".

Le mot d'ordre serait de tout dire. Soit une injonction de double contrainte, soit la parrhèsie, le courage de tout dire ce qui n'est as encore la transparence. « Le contexte de cette utopie sous forme de psychologie sociale est proprement d'ordre musical. Celui d'un chapitre qui défend la nécessité de la scène comique, comme nécessité du dévoilement des secrets, de ce qui est caché. Ce qui est supposé un remède en faisant rire des maux : « Les hommes ont toujours senti que la scène comique était nécessaire pour la correction des mœurs... » » p. 663 et citation de Grétry. C'est assez important, car renvoyant précisément à l'opinion publique Grétry pense que l'opéra comique est plus vrai et BF de commenter : « Le colique atteint donc pus directement ce qui est à commun, la raison ou la déraison la mieux partagée- étayée par l'Ecole des mœurs, autrement dit par l'information, l'instruction. » (p. 663) Grétry partage la croyance en la force morale du spectacle, fort courant e à l'époque et on peut ajouter avec BF : « comme d'autres croient en la force des images violentes dans la genèse de la délinquance. » (p. 666) Grétry pense que « les dissonances les plus revêches étaient de mode pendant la crise révolutionnaire » et qu'il a eu sa revanche après avec une musique de sentiments plus modérés. Dans le tableau célèbre de David sur le couronnement de Napoléon, Grétry apparaît dans le balcon juste au-dessus de la mère de Bonaparte, tout à fait à droite. BF pense que L'Amant jaloux ou les Fausses apparencesa influencé Les Noces de Figarode Mozart.

Le succès de l'opéra comique de Grétry à Paris ne doit pas faire oublier celui de Jean-Noël Hamal . Par exemple Li Voëgge di Chôfontaine, joué dans les salons de Simon de Harlez, à l'Hôtel de Ville puis dans les jardins du château de Jehay-Bodegnée. BF consacre à cet opéra dialectal qu'intéresse l'aristocratie et la bourgeoisie de Liège deux pages insistant sur Les Ypocontessatire en quelque sorte moliéresque de la médecine contemporaine et son impuissance devant trop de maladies ou épidémies. Il en cite une autre, anglaise, sur la Principauté de Liège Tryal of Mr Daniel Sutton for the High Crime of preserving The Lives oh His Majesty's Liège Sibjects, by Means of Inoculation.

Georges Forster dans sonVoyage philosophique de 1790, traduit de l'allemand en français en 1795, est frappé de l'intérêt pour la politique des Liégeois qui les intéresserait presque plus que leurs affaires privées. Forster écrit : « la vérité, la liberté ne commence à exister qu'à l'époque où le peuple discute lui-même ses intérêts, c'est-à-dire ses droits. C'est du sein de la masse que jaillissent les lumières dont la philosophie a répandu les premières semences... » (Cité p. 681). Sinon, poursuit-il, c'est la tourbe des nobles et des couronnés qui gouvernent. BF estime que les Liégeois ont mal évalué le rapport des forces à l'international et auraient pu accepter la médiation de la Prusse consciente que les Liégeois avaient quelque raison de rejeter le règlement de 1684 imposé par le Prince-Évêque Maximilien-Henride Bavière, règlement qui atténuait fortement les dimensions démocratiques de la Paix de Fexhe. Une note prussienne où était reconnu le danger d'imposer une médiation par la force proposait aux Liégeois de se soumettre, tout en assurant leur sécurité personnelle et une régence permettant de discuter un compromis. BF pense que les Liégeois ont alors compté sur la France à tort. Car cela a précipité la fin de l'indépendance liégeoise dont Marcel Thiry dans les années 30 déplora la fin : « depuis plus d'un siècle dort la souveraineté liégeoise ». BF dans des très bonnes notes à la conclusion de ce tome montre que le Pays de Liège a été réuni de force aux anciens Etats des Pays-Bas autrichiens avec lesquels il n'était pas sans affinités. Un Etat indépendant belge allait naître, mais cela pour « avant même la constitution de ce dernier, former le milieu majeur où allait s'imaginer et s'élargir la conscience liégeoise en nation de citoyens au sein du Pays nouveau, où allait alors se penser, se vouloir et se construire la Wallonie. »

Destruction de la cathédrale Saint-Lambert à la Révolution liégeoise

On peut lire la comparaison de ce geste à l'exécution de Louis XVI dans : Destruction de Saint-Lambert de Liège et exécution de Louis XVI

Pour les autres tomes consulter le compte rendu du Tome I en bas de page

Tome I Histoire de la pensée au Pays de Liège

Critique : Bernard Forthomme, Histoire de la Pensée au Pays de Liège (Tome I)