Du livre et des analphabètes

(arabes ou américains)
Toudi mensuel n°56-57, juin 2003

La nuit du Destin, la 27ème nuit du Ramadan est l'événement le plus important, parce que fondateur, dans l'histoire de l'Islam. C'est cette nuit-là, qu'aux environs de l'année 610 de l'ère chrétienne, l'Ange Gabriel est descendu apporter le Coran au Prophète Mohammed. L'histoire situe la Révélation dans une grotte dans laquelle le Prophète s'est réfugié en méditation. L'ange lui apparaît et ne prononce qu'un mot : Lis ! Le Prophète n'en croit pas ses yeux, ni ses oreilles et parvient juste à articuler qu'il ne sait pas lire. C'est alors que l'ange Gabriel entoure le Prophète , le serre et lui dis : «Lis, au nom de ton Seigneur qui a créé. Il a créé l'homme d'un caillot de sang. Lis! Car ton Seigneur est le très généreux qui a instruit l'homme au moyen du calame1 et qui a enseigné ce qu'il ignorait». C'est par cette sourate du Coran, verset 96:1-5, que l'Islam commence. Sur ce mot, un verbe : Lis ! (ikra, en arabe).

1425 années plus tard, où en sommes-nous ?

En 2002 le PNUD2 a publié pour la première fois un rapport sur le développement humain dans le monde arabe. Qu'y apprend-t-on ? Que les pays arabes franchissent le 21e siècle avec près de 60 millions (plus de 40% de la population totale !!!) d'analphabètes, avec une majorité de femmes. Les taux d'analphabétisme dans le monde arabe (38.7%) sont plus élevées que la moyenne internationale et même que la moyenne des pays en développement. Comment le monde arabe est-il ainsi à la traîne dans ce qui fait le fondement même de sa civilisation ? Le livre, la lecture, l'écrit, le verbe, la réflexion, la méditation, l'interprétation sont constitutif de l'Islam3 même. Au Maroc, le roi porte le titre de Commandeur des Croyants. Sage parmi les sages, son autorité s'étend à tous les musulmans de la planète. 52% de ses sujets sont analphabètes, 68.6% des femmes de son pays ne savent pas lire. En Egypte, 45.4% d'analphabètes. De tels taux ne peuvent s'expliquer autrement que par une volonté politique : une personne sur deux que vous croisez dans la rue ne sachant pas lire, on est en droit de s'interroger. Même plus, de monter sur le plus haut des minarets et de gueuler sa colère, son dégoût et son ressentiment envers les responsables de cette situation lamentable et déshonorante. Les dirigeants arabes ont tous utilisé la même stratégie pour se maintenir au pouvoir jusqu'à leur mort (et au-delà) : maintenir la population dans un état infantile et imbécile, duquel elle ne doit pas sortir au risque de menacer l'ordre établi, les privilèges et les droits de la minorité qui les dirige. Que peut faire un peuple sans instruction mais qui souhaite néanmoins que sa situation s'améliore ? Il se jette dans la mer ; il attend les américains ou il écoute les « oranges barbus »4. Comme les Irakiens qui ont attendu que les Américains viennent les débarrasser du méchant moustachu; comme tout récemment, les 14 jeunes marocains, qui se sont fait sauter dans les rues de Casablanca. [À ce sujet, not' bon roi a évidemment mis ça sur le compte d'un complot terroriste monté de l'extérieur. Ils ne leur viendraient pas à l'idée, à ces fringants hommes politiques, fleuron de la nation et espoir des masses laborieuses, que ces jeunes étaient des imbéciles, des incultes, sans instruction et capables de croire sans ciller les propos les plus débiles d'un Ben Laden qu'ils n'ont jamais vu. Vont-ils remettre en cause leur système d'éducation pour autant ? Je crois pas, je désespère d'y croire.] Comme les irakiens disais-je, qui n'ont pas empêché le saccage de leur musée, qui y ont même participé pour certains parmi les plus ignares.

Samedi 12 avril 2003. La conservatrice du musée archéologique de Bagdad vient constater les dégâts de deux jours de pillage dans la capitale irakienne. Les caméras suivent la femme en pleurs devant des trésors inestimables, ravagés par des gueux. Elle pleure, elle pleure et maudit les vandales qui ont fait ça et le journaliste en voix-off de s'interroger : pourquoi ont-ils tout cassé ? comment est-ce possible ? Questions niaises, à la hauteur de la nullité du journalisme de télévision, insipide tout le temps, et coupable souvent de privilégier les images aux faits.

Ce drame, des siècles d'histoire saccagées, des pans entiers de la culture humaine dispersés aux quatre coins du monde, sans compter les morts, pour les familles desquelles toute l'eau salée de la Mer Noire ne suffirait à éponger le malheur, ce scandale, cette guerre illégale, illégitime et injuste est à mettre au crédit de la stupidité.

Mais aussi de l'ignorance. Ce n'est alors plus le manque de livres, de structures éducatives, de moyens pédagogiques qui est en cause.

Les Américains sont un peuple d'ignorants. Malgré leur prix Nobel, leurs bibliothèques géantes, leurs musées (qui renferment la plupart des plus belles œuvres d'art de la planète), leurs innovations technologiques, leurs avions sans pilotes et leurs bombes intelligentes, le peuple américain est ignorant. Il ne sait pas.

Ici, je voudrais faire une petite digression sur un « gros carton commercial»5 dont le deuxième opus a été diffusé à l'ouverture du Festival de Cannes. Il s'agit de Matrix. La trame de cette histoire pourrait se résumer de la sorte. Un jeune informaticien découvre que le monde dans lequel il vit n'est pas le « vrai » monde et que celui-ci est caché par des forces obscures et malfaisantes qui font vivre les humains dans une réalité, la matrice, où tout est beau, normal et à sa place. Keanu Reeves va alors chercher à s'en libérer pour découvrir le « vrai » monde, moins beau, plus complexe, mais vrai, celui où la réalité n'est pas gérée par des forces supérieures et obscures. Je n'ai été que très récemment frappé par le tableau qu'ont voulu dresser les réalisateurs du film de la société dans laquelle ils vivent. La société américaine est ignorante de ce qui se passe en dehors de leur pays, de la « matrice » que le gouvernement a installé depuis le 11 septembre 2001 (aidé il est vrai comme jamais auparavant par la redoutable machinerie de propagande qu'est la Fox et News Corp., propriétés de Rupert Murdoch). Dans cette « matrice », les morts n'existent pas, les bombes ne tuent pas, l'Amérique va libérer l'Irak, les Français sont des mangeurs de grenouilles lâches et faibles. Les gens, pas les intellectuels, pas ceux qui usent de leur esprit critique, les gens, le « petit peuple », celui qui consomme et nourrit l'opinion publique en même temps que ceux qui mesurent l'audience, les gens donc y sont d'une crasse ignorance, incapable d'imaginer qu'un mode de vie différent du leur est possible. Ils vivent dans un monde qui est le nôtre, car ce pays n'est qu'un mélanges des cultures des autres nations, la seule culture qui ne soient pas de l'importation et dont ils peuvent se prévaloir, c'est celle de l'intérieur des terres, où le chapeau se porte à table comme au lit, et la ceinture avec une boucle au moins aussi grosse que le talon des bottes. Mais ce qui est en dehors, ils l'ignorent, et quand ils en parlent, c'est au travers des mensonges et de la simplification abrutissante de la télévision et des médias. Cette nation m'écœure d'avoir laissé cette bande d'illuminés que composent l'équipe Bush prendre le pouvoir, vider les caisses de l'État et déclarer la guerre à un pays affamé et à sec. Elle a perdu la sympathie du monde, et agagné le ressentiment des peuples.

Y'a-t-il un espoir ? Je le crois, sincèrement. Les peuples des pays arabes doivent apprendre, apprendre, et encore apprendre ; cesser de rester dans cette dépendance, cette ignorance et cette atonie qui est à la base de leurs malheurs. L'Union européenne appuie toutes les initiatives en ce sens : dans le cadre du programme MEDA6, elle cofinance la mise sur pied d'un réseau de Maisons de la Culture dans les huit villes les plus analphabétisés du Maroc. Je crois vraiment que le monde arabe est sur le point de disparaître, s'il ne se ressaisit pas, s'il ne se rend pas compte du retard qu'il a accumulé sur le reste de la planète, sur le reste des musulmans. Ce n'est pas l'Islam (civilisation) qui est en danger : les Turcs, les Iraniens et les Malaisiens sont des peuples cultivés, qui ont mis en pratique une forme de démocratie qui marche, adaptée à leur environnement, leurs cultures, leurs idées, leur religion. En eux, je porte mon espoir, dans ces peuples qui démontrent au monde que l'Islam n'est pas une civilisation, et encore moins une religion, incompatible avec le bien-être de l'homme. Quelle triste bilan pour ces dirigeants arabes incapables, voleurs, stupides, corrompus, incompétents, dénués de tout sens de l'intérêt général, de l'histoire, de la stratégie, du développement, une vision étriquée de la richesse (estimé en pistons de Mercedes) et de la modernité (le whisky dans le thé à la menthe) : ils sont responsables de l'image détestable qu'a le monde entier de notre civilisation, des malheurs de leurs peuples, et ceux-ci ne pourront se libérer qu'avec la tête pleine à exploser d'un cri, ce verbe que l'Ange Gabriel a prononcé, point de départ de leur civilisation et seule solution de leur monde : lis !


  1. 1. Le calame est une plume faite de bois
  2. 2. Rapport arabe sur le Développement Humain 2002, Créer des opportunités pour les générations futures édité par le Programme des Nations Unis pour le Développement et le Fonds arabe pour le développement économique et social, New York, 2002
  3. 3. Pour ne pas être taxé d'islamiss', il faut souligner que lorsque l'on évoque la civilisation et la religion, on utilise le même mot, Islam. A contrario, il existe deux mots - christianisme et chrétienté - pour l'autre religion du Livre. C'est donc dans l'acception « civilisationnelle » du terme que j'utilise ici le mot Islam.
  4. 4. Certains des musulmans pratiquants parmi les plus « fans » mettent du henné et rendent ainsi leur appareil facial capillaire orange, et ce pour suivre la mode vestimentaire d'il y a près de 15 siècles dans les pays d'Arabie. Barbe longue, idées courtes, chantait (presque) un autre barbu célèbre
  5. 5. Blockbuster, dans la langue d'Hollywood
  6. 6. Ce sont des accords d'association économique, sociale et culturelle qui ont été signés entre l'Union européenne et tous les pays de la Méditerranée. La Commission européenne est chargée de mettre en œuvre ces accords d'association. Dans ce cadre, la Commission établist des programmes pluriannuels (les programmes MEDA I et II) de cofinancement d'actions initiés par les ÉÒtats signataires et leur société civile mettant ainsi en œuvre les décisions prises au niveau politique.