Insuffisances de notre historiographie (J. Stengers)

Toudi mensuel n°54-55, avril-mai 2003

Voici un texte du plus haut intérêt. Il s’agit de l’« Épilogue » que Jean Stengers a écrit au tome II de son ouvrage Histoire du sentiment national en Belgique des origines à 1918, tome dont le titre est Le grand siècle de la nationalité belge. Ce livre est à lire absolument et nous y reviendrons à plusieurs reprises. On y sent Jean Stengers affecté par la maladie qui l’emportera et a pu engendrer certaines faiblesses. Jean Stengers a été un grand historien belge, mais à notre sens, n’a jamais vraiment compris la question nationale. Cela se voit dans les notes et les références ou les sources : le livre fort confus d’Astrid Bon Busekist est plusieurs fois cité alors qu’il est très récent (1998) mais des travaux bien plus pertinents, considérables, et antérieurs comme ceux de Bernard Francq (1990), Philippe Raxhon (1995) ou Pierre Lebrun (1979) (et bien d’autres), sont ignorés, Philippe Destatte (1997) n’étant utilisé que comme référence à des citations... En lisant ces lignes, on aura une idée de ce que pensent, probablement, du dernier siècle de l’histoire de la Wallonie, une majorité de gens. Et cela parmi ceux qui se croient informés et qui, malheureusement, ne le sont pas et ne savent pas qu’ils ne le sont pas. Il faut bien adopter ce ton sévère et tranchant. Le lecteur verra sur quoi nous l’appuyons par des notes parallèles au texte. Enfin, le Tome I et le Tome II ne parlent pas que de la Wallonie, et sont souvent supérieurs à ce malheureux épilogue. C’est pour cela qu’il faudra poursuivre leur lecture dans un prochain numéro. Voici le texte de Jean Stengers. Nos annotations sont entre crochets.]

Le XXe siècle est caractérisé par six phénomènes d'évolution structurelle, entrecoupés de quelques réactions conjoncturelles.

1.Le premier phénomène structurel est l'établissement dans l'ensemble du pays (Bruxelles exceptée) de l'unilinguisme régional. Ceci était déjà annoncé en 1929 dans le Compromis des Belges conclu entre Jules Destrée et Camille Huysmans qui, imprécis et ambigu sur certains points, avait déjà pour axe le principe de l'unilinguisme des deux régions. Celui-ci sera fermement établi par les grandes lois linguistiques des années trente sur l'enseignement, la justice, l'administration et l'armée, par l'établissement de la frontière linguistique en 1932. L'unilinguisme s'étendra à l'enseignement tout entier par la flamandisation complète de l'Université de Gand qui sera suivie, plusieurs décennies plus tard, par l'expulsion de la section française de l'Université catholique de Louvain au cri de Walen buiten (les Wallons dehors). Ces grandes lois linguistiques qui ont été décisives pour l'avenir du pays ont été acquises avant tout sous la pression des flamingants qui y voyaient une question de principe et avec la complicité des francophones qui, dans leur horreur du bilinguisme, y voyaient une solution de facilité.

[Notons ici les jugements de valeurs à l'encontre de ce système : sans nier qu'il y avait des groupes importants d'ouvriers flamands en Wallonie à l'époque, il y avait, nous semble-t-il, plus qu'une « solution de facilité » dans le rejet du bilinguisme par les Wallons: le constat de son impossibilité. Le bilinguisme (français/néerlandais ou flamand et dialectes du néerlandais) en Flandre avait des racines profondes. Pourquoi, au nom de quoi, aurait-il fallu y contraindre la Wallonie ? Car c'est de cela qu'il s'agit ! À supposer que la chose ait été faisable ! De plus, les propositions pourtant très limitées d'un Bovesse exigeant une connaissance élémentaire des langues régionales pratiquées en Wallonie (C.Kesteloot et A.Gavroy, Pour la défense intégrale de la Wallonie, François Bovesse., coll. Ecrits politiques wallons, IJD, Charleroi, 1990), ont rencontré une incompréhension aussi grave de la part des élites francophones du pays. Cette « solution de facilité » n'en est pas une. Un bilinguisme généralisé aurait compliqué les choses à l'infini et sans doute gravement menacé la langue néerlandaise en Flandre même puisqu'elle y aurait été en concurrence avec le français y ayant force légale. Ne voit-on pas les problèmes posés aux Flamands par cette situation à Bruxelles ? Le recul du néerlandais y a quelque chose de catastrophique.]

2. La loi avait parlé - mais il s'agissait de savoir comment la société allait s'adapter. En fait, au fil de années, la société belge s'est de plus en plus scindée linguistiquement en deux. Ce qui subsistait d'une langue autre que celle de la région a été en grande partie éliminé :

- la presse de langue française en Flandre, autrefois si importante, est morte de sa belle mort après la Seconde Guerre mondiale.

- les francophones de Flandre autrefois si puissants, ont adopté en majorité une attitude schizophrène ; fidèles au français comme langue du foyer, ils se sont pliés aux obligations de la nouvelle législation linguistique imposant le flamand. Ils ont été élèves de l'université de Gand flamandisée. Les noyaux tardifs de résistance ont été peu nombreux et folkloriques. On a connu encore au début des années trente un député d'Ostende qui ne connaissait pas le flamand, Marquet1, dont les générosités remplaçaient les connaissances linguistiques. Les discussions au sein du Conseil des Ministres - et ceci n'est pas folklorique - ont continué à se dérouler uniquement en français jusqu'en 1961.

Le triomphe du flamand en Flandre a été d'autant plus aisé qu'il s'agissait désormais de plus en plus d'une langue unifiée : minés par la lecture des journaux et plus encore, ultérieurement, par la radio et surtout la télévision ainsi que par l'école, les dialectes locaux s'affaçaient de plus en plus devant la langue de culture, l'Algemeen beschaafd (ABN)2.

[On ne peut s'empêcher de penser que plutôt que d'un pays « scindé linguistiquement » on devrait parler d'une Flandre démocratiquement réunifiée autour de sa langue, celle des élites cessant d'exercer leur prépondérance. Et on notera que cette réflexion de Jean Stengers se centre sur la Flandre alors que pourtant, dans son ouvrage - ce qui est rare et c'est un mérite - il envisage aussi les problèmes linguistiques internes des Wallons: non leurs problèmes avec les Flamands ou le néerlandais, mais avec le français qu'une majorité ne parlaient toujours pas en 1932, ou difficilement, selon toute vraisemblance et Stengers rapporte des indices de ce phénomène, mais qu'il ne reprend pas dans son épilogue.]

3. Troisième élément structurel, le renforcement du sentiment national flamand qui, entre les deux guerres, prend en partie la physionomie d'un nationalisme anti-belge au cri de Weg met België ou België kapot (Vlaams Nationaal Verbond), tous plus ou moins hostiles à l'unité belge. Staf Declercq, leader du VNV, déclare dans un discours de 1939 : «La Belgique n'est pas notre patrie. Notre patrie est la Flandre. » Dans un discours du 10 novembre 1940, il est encore plus explicite : « La Belgique n'est pas la patrie des Flamands, elle ne l'a jamais été. Nous le disons et nous le répétons depuis des dizaines d'années. Notre patrie, c'est le pays où nos ancêtres ont souffert, lutté et vécu depuis des siècles. Nous n'avons jamais aimé la Belgique parce que nous ne la sentons pas dans notre sang et nous ne l'aimerons jamais. Notre peuple a supporté la Belgique pendant cent ans, parce qu'il ne pouvait pas faire autrement. »3

Cependant intervient un élément conjoncturel : la Deuxième Guerre mondiale et l'occupation de la Belgique. Il en résulte une flambée de patriotisme belge qui aura pour résultat de réconcilier nombre de flamingants avec la Belgique. Un historien flamand me confiait que dans son milieu, la Brabançonne faisait figure de chant hostile à la Flandre. En 1944, à la fin de la guerre, me disait-il, il avait les larmes aux yeux en l'écoutant.

Le groupe catholique flamand de la Chambre (Katholieke Vlaamsche Kamergroep), réuni le 28 novembre 1944, termine par une analyse et un bilan du climat général dans les provinces flamandes et constate : « Vastgesteld werd hoe diep het gevoelen van verzoening met België is. »4

Gaston Eyskens, bon observateur, constate de même ce mouvement de réconciliation de beaucoup de Flamands avec la Belgique à la fin de la guerre5. En 1945, De Standaard tenait un langage nettement patriotique6.

Dernier témoignage frappant de cette évolution de nombreux Flamands : l'article d'A.Janssen, Vaderlandsliefde, paru dans Ons Geloof : « Begië is werkelijk ons vanderland. De vaderlandsliefde, die wij aan België bewijzen, belet ons echt niet gehecht te zijn aan onze landstreek ; maar houden daarop niet op Vlamingen te zijn... Zoalst de liefde tot onze ouders, broeders en zusters, ons niet belet de overige leden van de familie en onze vrienden te beminnen met een even oprechte liefde, zo kan de bijzondere genegenheid tot onze streek, en ons volk geen hinderpaal zijn voor onze liefde tot het land. »7

En sens inverse, une autre conséquence de la deuxième guerre est un bref réveil hostile à la Belgique de la part du mouvement wallon. Celui-ci avait connu, entre les deux guerres, une longue période de léthargie. Jean Rey en témoigne : « Vers 1930, mon patron Charles Magnette, ministre d'État et président du sénat, me disait : "Nous avons essayé à quelques uns, depuis quarante ans, de batailler en faveur du mouvement wallon, et nous ne sommes parvenus à émouvoir qu'un quarteron d'hommes politiques et d'intellectuels."»8 Et Rey de citer, encore dans les années 50, « un sympathique collègue social-chrétien flamand », habitué à passer ses vacances en Wallonie : « Quand je demande à des paysans, à des gens du peuple, ce qu'ils pensent du mouvement wallon, ils me regardent avec étonnement car visiblement, ils ne savent pas de quoi ils s'agit. »9

Mais la guerre a réveillé les ardeurs du mouvement wallon en lui faisant sentir la menace flamande en Belgique, symbolisée par la place grandissante de l'influence flamande dans le pays. La réaction vient en octobre 1945 avec le Congrès wallon de Liège (dont les membres ne représentent ne général qu'eux-mêmes) qui adopte pour l'avenir du pays des formules incendiaires, la plus raisonnable étant la formule fédéraliste. Cette radicalisation du mouvement wallon ne sera cependant qu'un feu de paille.

[Il est quand même assez étonnant de rencontrer un homme jugé (et se jugeant) informé, manquant à ce point d'information. Parler de « léthargie » du mouvement wallon entre les deux guerres, c'est faux mais on peut le discuter. Mais quand l'on sait l'intense foyer d'activité intellectuelle qu'a été la revue La Terre Wallonne d'Élie Baussart ou le mensuel L'Action wallonne diffusé à 5000 exemplaires et qui s'en prit directement à Léopold III en 1936, chose peu courante alors, quand on n'oublie pas les pèlerinages à Waterloo et les premiers Congrès wallons des socialistes et communistes (en1938), on hésite à parler de « léthargie » . Surtout que les Truffaut, les Dehousse, les Mahieu ont des activités peu confidentielles et que le premier jouit d'une immense popularité ! En revanche, dire que le Congrès national wallon de 1945 aurait mis en évidence des gens ne « représentant qu'eux-mêmes » (Merlot, Dehousse, Plisnier, Schreurs, Glinneur, Pierrard ?), c'est tomber dans l'excès de la propagande. Et même dans le ridicule. On oublie que le Congrès de 1945 a été suivi de cinq autres Congrès, tout aussi importants, jusqu'à celui de l'année 1950 à Charleroi, qui voit le ralliement d'une partie de la FGTB menée par A.Renard, au mouvement wallon (mars). De Renard vu par J.Stengers, on reparlera. À la décharge de J.Stengers, on a jusqu'ici peu étudié les liens - évidents, mais qui mériteraient une étude concrète - entre des Congrès wallons qui ne sont nullement passés inaperçus de la population qui, en juillet 1950 brandit les étendards wallons de Mons à Liège et à Bruxelles. On ne peut contester le retour à la Belgique d'une partie du mouvement flamand et il y a d'autres sources que l'on pourrait citer. Mais pourquoi Jean Stengers n'a-t-il pas tenu compte des études de Raxhon, (Philippe Raxhon, Histoire du Congrès wallon d'octobre 1945, Préface de Paul Gérin, IJD, Charleroi, 1995), de Destatte (L'identité wallonne, IJD, Charleroi 1997), des commentaires contemporains de l'événement, du Nieuwe Orde de Maurice Dewilde etc. ? Pour un Raxhon, le Congrès wallon était représentatif de l'opinion wallonne et beaucoup de contemporains le pensaient.

La distinction entre le structurel - propre à la Belgique - et le conjoncturel - en lien avec les événements internationaux, semble établir une hiérarchie en faveur du structurel. Alors que s'il y a bien un ordre de phénomènes qui ont été très structurants du mouvement flamand comme du mouvement wallon ce sont les deux Guerres mondiales car, subies ou vécues, subies et vécues - le subi est inséparable du vécu - elles sont déterminantes.

Enfin, ce qui est vraiment très très grave c'est que Jean Stengers ignore les événements de juillet 1950 !]

4. Quatrième élément structurel, le déséquilibre économique à l'intérieur du pays s'accentue : fermetures des charbonnages en Wallonie, développement économique de la Flandre. La Flandre y trouve des raisons de nouvelles revendications nationalistes débouchant sur des demandes de fédéralisme culturel. Celui-ci trouve son pendant du côté wallon dans la revendication nouvelle d'un fédéralisme économique exigeant pour la Wallonie le contrôle par la Wallonie seule du développement de ses richesses.

[Ici aussi erreur. Car c'est la motivation des projets fédéralistes présentés à la Chambre dès 1938 et soutenus par une majorité de parlementaires wallons en 1947, comme celle du Congrès de 1945 : une motivation économique.]

La conjonction de ces deux fédéralismes - flamand et wallon fait sauter le caractère unitaire du pays. La Constitution nouvelle arrête en son article Ier : « La Belgique est un État fédéral qui se compose des communautés et des régions » ; les communautés ont des compétences avant tout culturelles répondant essentiellement aux exigences flamandes, les régions des compétences économiques répondant aux exigences wallonnes.

Dans le développement du fédéralisme économique intervient aussi un élément conjoncturel capital: le rôle personnel imprévu du leader syndical socialiste André Renard, rôle essentiel lié à tous les mystères de la personnalité d'un homme: André Renard, pratiquement sans préavis, s'est lancé dans une campagne pour un fédéralisme dont il avait peu parlé jusque là et, avec son charisme, a entraîné derrière lui une partie de la classe ouvrière. Cette entrée en scène des masses ouvrières est un fait absolument nouveau dans l'histoire du mouvement wallon qui était resté jusque-là totalement bourgeois et débouche sur la création du Mouvement Populaire Wallon.

La révision de la constitution a, d'autre part, baigné dans un climat largement conjoncturel: le fédéralisme wallon se développe à une époque où économiquement la Wallonie est déjà fort atteinte mais elle croit pouvoir tirer avantage de la direction par elle-même de son économie. Un peu plus tard, la disparité entre la Flandre et la Wallonie s'étant encore accrue, la Wallonie demandera économiquement le maintien de la solidarité avec la Flandre: c'est ainsi qu'elle réclamera énergiquement le maintien de la sécurité sociale.

[Ici on tombe dans une histoire valable pour une mauvaise BD. Il faut vraiment être ignorant - et souvenons-nous que Jean Stengers n'est pas considéré comme tel - pour parler d'un retournement de Renard en 60-61 qui aurait été « imprévu » alors qu'il était prévisible dès mars 1950, dans la suite des années 50, et aussi tout au long de l'année 1960. Une autre grave lacune, c'est de ne pas se pencher une seconde sur les courants fédéralistes emportant tout sur leur passage dans les fédérations wallonnes FGTB durant les années 50 que Robert Moreau a bien décrits (Robert Moreau, Combat syndical et conscience wallonne, IJD, EVO, FAR, Charleroi, Bruxelles, Liège, 1984). Dire que le ralliement de la classe ouvrière tiendrait au seul André Renard est absurde d'un point de vue historique, le rôle des individus devant être relativisé. Et nous retrouverons cette vision grand-guignolesque de l'histoire plus bas avec P.Lumumba. Parler d'un mouvement wallon « totalement bourgeois » jusqu'alors, c'est oublier 1950, la Résistance, l'engagement très ancien de nombreux militants et parlementaires du POB puis du PSB dans le mouvement wallon (sans compter les communistes : Julien Lahaut était un fédéraliste wallon), et de nombreux éléments populaires. Certes PSB et POB sont peut-être embourgeoisés, mais de là à dire que le parti ouvrier dominant soit totalement bourgeois... le plus féroce des gauchistes ne le ferait pas. Et puis, ce qui est étrange, c'est cette détermination à n'admettre comme significatif pour la Wallonie que ce qui peut se relier à la classe ouvrière. En effet, pour ce qui est belge, Stengers ne le demande jamais et dans son livre sur Léopold III et le gouvernement (Duculot, Gembloux, 1980), se satisfait pour décrire toute l'opinion belge de l'avocat bruxellois Struye. Jean Stengers va même jusqu'à rejeter le témoignage (divergent de celui de Struye), d'un syndicaliste comme J.Bondas. Quant à ce qui est présenté comme une sorte de courbe rentrante de la Wallonie, cela est discutable, car celle-ci a, tout de même, réussi à imposer la logique des trois régions au lieu de la logique flamande des deux Communautés (compte non tenu ici de la Communauté germanophone). Et c'est tout de même le transfert vers les Régions des compétences étatiques qui constitue le principal courant que la Wallonie a activé. Moins après 1995, mais elle n'a certainement pas désiré vraiment empêcher l'octroi de nouvelles compétences. Celles acquises en 1999, 2000 et 2001 ont été mises immédiatement à profit, notamment pour le commerce extérieur, la tutelle sur les pouvoirs locaux, en attendant la coopération au développement.

Enfin, notons, à nouveau, une autre erreur. Même si l'on peut penser que Jean Stengers y songe, il ne parle quand même pas de la grève de l'hiver 1960-1961. Une lacune que nous avons retrouvée souvent dans les chronologies du « Soir » avant ces derniers temps en tout cas. Sait-on qu'en décembre 2000, le seul journal qui ait commémoré les 40 ans de cet événement fut le journal Le Monde (le 10 décembre)? C'est l'ignorance des choses qui nous sert d'information.]

5. Avec l'approfondissement du fossé entre Flamands et Wallons, le sentiment national belge s'affaiblit, d'autant plus que les francophones observent avec indignation, souvent sans les comprendre, les manifestations classiques en Flandre du sentiment de communauté nationale - défense de l'intégrité du sol flamand dans le cas bien connu des Fourons et dans celui des communes à facilités autour de Bruxelles, volonté d'assurer l'intégrité culturelle de la Flandre se traduisant à Louvain par le Walen buiten.

Sous peine de passer pour un unitariste, avec ce que cela implique d'anti-flamand ou d'anti-wallon, on n'ose pas faire état de sa fierté nationale belge. Lors du 150e anniversaire de l'indépendance en 1980, le roi s'en abstient soigneusement. Le maître-mot est désormais communautés : deux communautés qui deviennent de plus en plus étrangères l'une à l'autre et dont les attitudes divergent très fréquemment, ce qui s'est traduit par la division linguistique de tous les partis politiques. Ceci n'empêche pas que parfois les éléments conjoncturels puissent reprendre temporairement une certaine importance. On a vu l'ardeur de sentiment avec laquelle la population s'est réunie au lendemain de la mort du roi Baudouin, symbole de l'unité nationale.

Les communautés, on le notera, ont une consistance inégale au nord et au sud du pays. Au nord, « ons volk » est une expression et une réalité qui vont de soi ; au sud, elles n'ont pas de réel équivalent. Le nouvel essor du mouvement flamand s'accompagne d'une radicalisation en grande partie anti-belge, semblable à celle que l'on avait connue entre les deux guerres. Plutôt que Weg met België, on entend plus fréquemment aujourd'hui België barst. Un député de l'extrême-droite donne à cette expression plutôt vulgaire une forme plus littéraire en déclarant : « Fondamentalement la Belgique a toujours été un État anti-flamand. La Belgique est la pire chose qui ait pu arriver à la Flandre... le Vlaams Blok veut faire éclater au plus vite la Belgique ... la Belgique à l'agonie. Pour une fois, je plaide pour une euthanasie active. »10

[Les enquêtes nombreuses (R.Doutrelepont, Jaak Billiet et M.Vandenkeere, Profils identitaires en Belgique in Bernadette Bawin, Liliane Voyé, Karel Dobbelaere, Mark Elchardus (directeurs) Belge toujours De Boeck et Fondation Roi Baudouin (Bruxelles, 2001), pp. 213-256) menées par des chercheurs wallons et flamands associés et sur la longue durée - dans le cadre de la Fondation Roi Baudouin notamment ! - soit le dernier quart de siècle prouvent au contraire que tant en Flandre qu'en Wallonie, plus on se sent belge, plus on se sent wallon (ou flamand), avec certes une meilleure corrélation des deux sentiments en Wallonie, mais celle-ci reste très forte en Flandre. Ce à quoi on peut ajouter que le fait de se dire ou se sentir «belge » n'a probablement pas le même sens pour un Flamand ou un Wallon.]

6. Sur un registre tout à fait différent, dernier phénomène structurel : la décolonisation du Congo, phénomène irréversible correspondant à l'évolution du temps. Le processus étant engagé, son déroulement a été influencé profondément par un facteur conjoncturel lié au hasard de la personnalité d'un homme, Patrice Lumumba, dont le rôle a été marquant

[On peut faire ici la même remarque que pour André Renard : une telle importance accordée aux individus pour un historien chevronné déçoit vraiment. Comme si Jean Stengers épousait - sans les mêmes intentions, empressons-nous de le dire - les vues des responsables jusqu'au plus haut niveau, qui firent assassiner Lumumba.]

Cet abandon de la colonie a provoqué également la disparition d'une réalité et d'une symbolique nationales fortes (le Congo belge), à l'intérieur des frontières comme à l'extérieur. Mais rien ne dit non plus que la colonie (il était de toute façon illusoire de penser qu'elle puisse subsister beaucoup plus longtemps) eût pu échapper aux tensions communautaires.

[Il y a des chercheurs congolais qui ont étudié cette question, mais ce que l'on peut reprocher à Jean Stengers, c'est le fait de dire que le Congo n'est pas resté au centre de notre réalité: on songe à toutes les interventions en Afrique d'un État comme le nôtre, qui n'a pas les dimensions d'une grande puissance : les interventions armées de 1960, de Stanleyville en 1964, de 1978 à Kolwezi, dans l'ensemble du Zaïre en 1990, au Rwanda en 1990 et 1994, l'action de Louis Michel etc. On lira ci-dessous les notes qui se réfèrent toutes à des sources flamandes et sur la Flandre ou d'un journaliste unitariste. Pour les wallons comme tels est cité un vague article de Jean Rey en 1950. C'est un peu se moquer du monde.

Pour ce qui est du XXe siècle, en Wallonie en tout cas, le texte de Jean Stengers n'est que le reflet des nostalgiques - mal informés - de la Belgique de papa. Mais aussi de certains rattachistes. Ce qui déçoit, c'est le fait que ce sont ces livres qui prescrivent l'opinion courante sur la Wallonie qui, en réalité, n'est même pas une opinion mais le diktat d'une absence d'informations sérieuses. On aura noté que la seule note concernant le mouvement wallon est un vague article où JeanRey cite un CVP qui rapporte une remarque d'agriculteur wallon!]

Texte annoté par José Fontaine

Les notes sont de Jean Stengers

(Jean Stengers in Le grand siècle de la nationalité belge Racine, Bruxelles, 2002, p. 194


  1. 1. Sur Georges Marquet (1866-1947), député libéral de l'arrondissement d'Ostende-Furnes-Dixmude (1929 à 1936), homme d'affaires, propriétaire du Casino d'Ostende depuis 1904, fondateur du Centre d'Art à Ostende et l'un des initiateurs de l'essor touristique de la cité balnéaire : notice de P.LEFEBVRE dans B.N., col 498-517.
  2. 2. On n'entend plus jamais dire ce que disait un député flamand en 1947: « Le néerlandais n'est pas une langue connue de nos populations » (Bouweraerts, cité dans Recensement général de la population, 1947, t. 5, p.58). Né à Saint-Nicolas, Bouweraerts était député catholique de Bruxelles mais surtout, il était professeur à l'École normale.
  3. 3. Discours-programme prononcé à Bruxelles par Staf De Clercq le 10 novembre , reproduit dans Volk en Staat, 13 novembre 1940 (cité par A .DANTOING, La « collaboration » du Cardinal, p. 252).
  4. 4. De Nieuwe Standaard, 1-2 décembre 1944.
  5. 5. G.EYSKENS, Mémoires, pp. 132-133. Également, p.704.
  6. 6. R. STÉPHANY, La Belgique sous la Régence, Bruxelles, 1999, p.314.
  7. 7. Ons geloof, juin 1945, pp. 245-246.
  8. 8. Jean REY, État présent du mouvement wallon dans Le Flambeau, 1950, p. 449.
  9. 9. Ibidem.
  10. 10. Le député Vlaams Blok Van Overmeire à la Chambre, 6 février 1993 dans Chambre des représentants, compte rendu analytique, 6 février 1993, pp.563-564.