Comment articuler, mondialisation, Europe, Etats-Nations et idéaux républicains

Conversation avec Jean-Marc Ferry
Toudi mensuel n°36-37, mars-avril 2001

Nos lecteurs connaissent bien Jean-Marc Ferry qui a eu l’obligeance de répondre chaque fois à nos invitations pratiquement dès que la revue fut fondée. C’est ainsi que nous l’interrogions à Paris sur la pensée de Jürgen Habermas en 1989 (n° 3 annuel de TOUDI), à nouveau à Paris sur l’Europe à la veille de Maastricht en septembre 1992 dans le n° 4 de République où il développait plus avant le thème de l’identité postnationale. À notre invitation, il proposait une synthèse inédite de sa pensée, dans une conférence au CUNIC de Charleroi le 18 juin 1997, où il rapprochait les thèmes plus largement philosophiques des «identités» (narrative, interprétative, argumentative, reconstructive) et à nouveau l’identité postnationale, notamment dans le cadre européen. Et nous publiions cette conférence dans le n° 11 de TOUDI (mensuel, mai 1998) sous le titre Identité nationale et Identité reconstructive.

C’est notamment à l’occasion de la sortie de son nouveau livre La question de l’État européen (Gallimard, Paris, 2000), que nous sommes allés à nouveau à la rencontre de Jean-Marc Ferry. Pas du tout pour nous débarrasser du devoir d’un compte rendu exhaustif (qui sera publié dans un prochain numéro). Mais en raison de l’évolution des événements et des pensées sur la mondialisation, notamment avec la parution en français (courant 2000) du livre d’Habermas Après l’État-nation (compte rendu dans TOUDI mensuel n° 32-33).

Si la pensée de Marx reste vivante (contrairement peut-être à son étroite traduction en «marxisme»), car elle remet sans cesse sur la sellette la question des différences de classes qu’il est si commode d’oublier pour les dominants de toutes les sortes, elle est en partie sans réponse face à la mondialisation et à la marchandisation que commandent la fameuse «Pensée unique» et le néolibéralisme.

Pour re trouver la puissance du politique face au Marché, il convient de dépasser les nations, non pas en les supprimant, mais en les frottant les unes aux autres pour créer un nouveau «nous» dans le cadre européen, voire mondial, nouveau «nous» qui ne sera pas la nation mais quelque chose de nouveau, esquissé notamment par l’Union européenne (malgré ses dérives néolibérales). Quelque chose qui change radicalement les nations mais ne les supprime pas. C’est parce que la nation belge, le «nous» belge n’ont jamais probablement existé, que nous faisons de la Wallonie le fondement, non pas de notre régionalisme mais de notre internationalisme républicain. Sans l’approfondissement du sentiment national en Wallonie, nous ne pourrons nous ouvrir à rien et nous serons exclus des débats de ce siècle. Nous n’aurons pas vraiment part aux constructions politiques qui s’ébauchent. Très conscients de la modestie de notre taille, nous pensons que celle-ci n’est pas déterminante sur tous les plans. Ce ne sont pas la grandeur de l’avoir, l’étendue du savoir et l’ampleur du pouvoir qui font à eux seuls le Citoyen. Dans l’état actuel de la Belgique (et même de la Wallonie), nous ne sommes rien. Si nous voulons être des citoyens de l’Europe et du monde, il nous faudra d’abord la Wallonie indépendante (avec Bruxelles selon des discussions à mener avec les Bruxellois et la Flandre), dans ses dimensions limitées mais qui «font société», et, surtout, la République. Voilà l’enjeu de cette réflexion menée depuis plus de douze années en compagnie de penseurs comme Jürgen Habermas et Jean-Marc Ferry, pour mieux rester fidèles au vieil idéal socialiste et, surtout, renardiste, d’émancipation qui est l’origine et le fondement de notre revue.

TOUDI - Comment l’Europe se bâtit-elle à partir des nations? Il n’y a pas vraiment de grande réflexion belge sur le sujet. Il y a une tendance à considérer que les nations doivent être dépassées notamment parce qu’elles ont amené des conflits terribles. On imagine dès lors qu’une Europe pourrait se bâtir à partir des Régions qui ne seraient pas, elles, conflictuelles, et ont le mérite d’en quelque sorte casser l’État-nation et ses potentialités bellicides. C’est un courant important en Belgique notamment en Wallonie mais aussi en Flandre, à gauche et même à droite dans la perspective aussi que la Belgique ne subsistera pas comme nation et comme État (si elle l’a jamais été), ou de manière affaiblie.

Jean-Marc FERRY - Oui, alors est-on européen en Belgique par défaut, c’est-à-dire par défaut de nationalisme? L’Europe devrait pouvoir se faire avec les Nations et avec les Régions mais à partir des États nationaux parce que seuls les États - et c’est une réponse très factuelle, ce n’est pas une réponse normative - car seuls les États ont la faculté d’engager les peuples dans des accords multilatéraux qui sont juridiquement valables, à tous les niveaux: c’est-à-dire au niveau interne, au niveau international et au niveau supranational du droit public.

Je pense que construire une Union politique européenne, s’il est question d’une Union politique, à partir des États nationaux, c’est la voie obligée. Cela n’implique pas que l’Union qui en résulte soit limitée à une Fédération d’États, des États dont la souveraineté demeurerait exclusive c’est-à-dire non partagée et en quelque sorte absolutiste, c’est-à-dire non limitée.

J’entends par là qu’il faudra accepter une limitation des souverainetés étatiques mais, et c’est un point qui me paraît important et qui me différencie des fédéralistes européens: cette limitation de souveraineté doit être juridique avant tout, et non pas politique. Qu’est-ce que cela veut dire? Autant on admet qu’une souveraineté de l’État soit limitée par le droit et par des principes constitutionnels sur lesquels les États membres se seraient préalablement accordés, autant il paraît impossible de limiter la souveraineté des États par une politique commune, c’est-à-dire par des décisions de politique publique prises par exemple à la majorité du Conseil européen. Et c’est là que l’on voit véritablement apparaître la limite de l’intégration européenne, une limite qui se situe en-deçà de l’intégration d’un État fédéral.

Des souverainetés limitées pour s’associer mais pas un État fédéral

Voici un exemple concret. Imaginons que l‘on étende la règle de la majorité à toutes les décisions politiques, y compris aux décisions de politique importantes, et en particulier à de grandes décisions de politique extérieure : on admettrait alors que l’Union européenne puisse engager tous les États membres pour des interventions militaires à l’étranger, par exemple au Moyen-Orient. Il est évident, c’est intuitivement tout à fait clair, que les États-nationaux pourront toujours faire jouer une clause de conscience ou encore cette clause des intérêts vitaux. Cela veut dire corrélativement qu’ils auront toujours un droit, même si on ne le décrit jamais, un droit de sécession.

Ceux que j’appellerais les constituants virtuels de l’Union européenne ont bien vu le problème même s’ils le mettent sous le boisseau: ils ont justement instauré une procédure ingénieuse : «l’abstention constructive». L’ «abstention constructive», cela signifie qu’un État membre peut s’abstenir de donner son adhésion à une décision politique mais cette abstention ne bloquera pas le processus décisionnel ni sa mise en oeuvre. Simplement lui ne sera pas engagé dans cette mise en oeuvre et il n’entravera pas l’action de ceux qui veulent agir en commun dans le sens de la décision majoritaire. Ce qu’il me semble important de voir, c’est que la souveraineté des États dans l’Union devra être partagée: tout est à mettre en oeuvre dans des procédures de coopération et de concertation. Et qu’elle devra être limitée juridiquement, ce qui veut dire aussi, constitutionnellement. Cela fait signe vers une constitution communautaire assise sur des droits transversaux, des droits transnationaux que les ressortissants de l’Union pourraient faire valoir - c’est la nouveauté de l’Union européenne - contre, éventuellement, leur propre État national. C’est là un élément typiquement cosmopolitique. Qui se retrouve d’ailleurs à d’autres niveaux que la Cour européenne des droits de l’homme. Avec la création d’un Tribunal pénal international permanent, dont la saisine, considérablement élargie par rapport à l’ancien tribunal de La Haye, ne concerne pas que les États mais également les individus. C’est la possibilité pour un individu de faire valoir des droits subjectifs fondamentaux contre son propre État national. Donc il s’agirait d’une intégration politique horizontale qui serait menée sur la voie d’une citoyenneté déconnectée de la nationalité, d’une citoyenneté dénationalisée, et cela est évidemment possible dans le cadre d’une communauté transnationale construite à partir des États nationaux. Ce n’est pas un idéal mais c’est ce qui se réalise sous nos yeux. Mon problème n’est pas de dire comment doit être l’Union européenne mais comment elle peut être comprise.

Maintenant il me semble que les Régions doivent jouer un rôle et qu’elles doivent jouer un rôle décisif, pour pallier le déficit démocratique de l’Union qui est avant tout un déficit politique (et après tout la construction européenne se fait par étape, on a commencé par l’économie - pourquoi pas?). Mais on essaye de créer les voies d’une Union politique et d’une démocratie européenne surtout en réformant les institutions qui constituent le «triangle institutionnel» et on considère comme allant de soi que, pour démocratiser l’Union, il faut rééquilibrer les pouvoirs publics de l’Union c’est-à-dire essentiellement la Commission, le Conseil des ministres et le Parlement européen. Principalement - c’était la doctrine latente de Maastricht mais on est revenu là-dessus et je m’en félicite - en diminuant les pouvoirs de la Commission européenne puisque l’on fait une équation facile entre déficit démocratique et pouvoir bureaucratique – en impliquant que pouvoir bureaucratique = Commission européenne -, au profit du Conseil de l’Union. Avec cet argument que, renforcer le Conseil au détriment de la Commission, c’est plus démocratique, car le Conseil de l’Union, ce sont les politiques, des ministres et des chefs de gouvernement qui, par conséquent, bénéficient d’une certaine onction démocratique. C’est un leurre car le Conseil de l’Union est plutôt l’instance qui nuit le plus à la démocratie européenne étant donné que c’est lui qui possède le véritable pouvoir de décision et que ses décisions sont prises dans des procédures qui généralement court-circuitent les processus de légitimation parlementaires au niveau national.

Renforcer le pouvoir de contrôle de tous les Parlements de l’Europe

Et puis surtout on dit maintenant - plus qu’avant mais on l’a toujours dit de toute façon - démocratiser l’Union cela veut dire d’abord renforcer les pouvoirs du Parlement européen. Mais le malheur c’est que le Parlement Européen est très peu visible, que son mode d’élection n’est pas unifié et que souvent le mode de suffrage qui envoie des députés au Parlement Européen ne permet pas aux citoyens d’effectuer de véritables choix. Sauf dans certains pays comme par exemple l’Irlande. Mais dans d’autres pays il s’agit de listes aménagées entre les partis politiques: par conséquent, le citoyen ne choisit pas son député. Déjà au niveau national, la démocratie représentative est passablement en crise et, a fortiori, elle l’est au niveau européen à cause de tout ce que l’on sait, non seulement parce que le PE a moins de pouvoirs qu’un Parlement ordinaire mais aussi et surtout parce que, pour les gens en tout cas, il n’a guère qu’un pouvoir de discussion qui reste relativement confidentiel.

Alors, on dit que l’on va renforcer les pouvoirs du Parlement européen dans le sens conventionnel: pouvoir de censure, pouvoir d’investiture, pouvoir de contrôle et pouvoir de législation. Donc on considère que la co-décision est un progrès. Je crois que ce n’est pas cela qui va irriguer le corps politique de l’Union européenne. Le PE n’a pas d’audience ni de visibilité suffisante. Justement c’est là qu’interviennent les Régions, indirectement en tout cas. Il me semble que l’on devrait asseoir un pouvoir parlementaire européen qui ne se réduit pas à au PE mais dont celui-ci ne serait que la clé de voûte et en quelque sorte et le lieu de synthèse pour des propositions qui émaneraient des parlements nationaux mais également - pourquoi pas? -; des parlements régionaux, que ce soit les Länder, les provinces, les Communautés, les Cantons (si la Suisse fait partie un jour de l’Union), parlements régionaux dans le sens d’infra-national. Ce qui me semble important pour irriguer le corps de l’Union européenne, c’est que, entre les Parlements nationaux, régionaux et même locaux, il y ait des communications horizontales. Un élu de Dordogne m’avait dit une fois qu’il avait plus à voir avec un élu de Bavière qu’avec l’État français. Il y a des problèmes communs et c’est la mis en commun explicite et délibérée de ces problèmes qui permettrait en quelque sorte d’asseoir un puissant pouvoir parlementaire, pouvoir public de proposition et de délibération aussi. Malheureusement, je ne crois pas que c’est vers cela que l’on s’achemine. Parce que c’est lourd du point de vue des procédures. Il faut imaginer d’abord de mobiliser les nouvelles technologies de la communications et de l’information, les NTIC, pour mettre en interconnexion les différents parlements nationaux et locaux. Il serait illusoire de vouloir rassembler tout ce monde dans des chambres. Le modèle des chambres est dépassé. Ce sont les nouvelles technologies qui peuvent faire communiquer ces différents parlements. Donc il faudrait les mettre en interconnexion pour qu’ils communiquent horizontalement. Ce qui ne dispense pas d’ailleurs les parlementaires d’aller se voir les uns les autres en se déplaçant physiquement. Et ensuite, une fois qu’ils sont parvenus, par exemple, à un niveau local ou régional, à des accords sur des propositions, que cela monte vers les parlements nationaux qui eux-mêmes devraient prendre contact horizontalement les uns avec les autres jusqu’à former une seconde synthèse qui irait vers le PE. Vous voyez le schéma. Une fois que la synthèse est obtenue à un niveau horizontal, eh bien! cela monte verticalement et ensuite cela devrait pouvoir aussi redescendre.

Donc, on pourrait envisager un mouvement de communication, si je puis dire, extrêmement développé en horizontal mais aussi en vertical dans les deux sens, de bas en haut et de haut en bas. C’est ce qui pourrait constituer un véritable pouvoir parlementaire européen, c’est-à-dire un système des parlements intégrant les différentes échelles, locales, régionales et nationales de la délibération. Cela pour les parlements politiques. Mais ce ne serait pas du luxe non plus de concevoir un autre système parlementaire parallèle à celui du politique, un Parlement social, économique et culturel. Pourquoi? Parce que l’essentiel des décisions qui sont proposées en principe à la Commission européenne doivent être en quelque sorte instruites à la suite d’une large concertation-négociation-consultation auprès des instances censées représenter ce que de Gaulle appelait les «forces vives», c’est-à-dire les intérêts organisés, les néo-corporations si j’ose dire, que ce soit des associations ou des syndicats. On sait qu’à l’heure actuelle les groupes d’intérêts s’agglutinent autour de la rue de la Loi. Qu’on les appelle lobbies ou groupes de pression, ils jouent un rôle important et ils sont d’ailleurs sollicités pour jouer ce rôle dans les processus décisionnels. Simplement ces processus restent privés ou semi-privés. Et cela est tout à fait dommageable à la démocratie. Un moyen à mon avis d’ouvrir les processus décisionnels eux-mêmes - qui se jouent là dans le cadre de multiples concertations et consultations - sur un grand public indifférencié serait, pour une première étape, la parlementarisation des intérêts. Il faudrait en plus qu’il y ait un relais médiatique efficace, parce que seuls les grands médias de diffusion peuvent en quelque sorte thématiser les conflits, les difficultés qui naissent au cours du processus décisionnel. Les hommes politiques, les syndicalistes, ou responsables d’associations professionnelles qui considéreraient que le processus de décision prend un tour risquant de nuire à l’intérêt général ou au bien public pourraient dans ce cas-là saisir le grand public, dans le cours même du processus, ce qui fait que les gens ne seraient pas mis devant le fait accompli une fois que la décision est prise, comme c’est maintenant le cas. Les décisions de l’Union ne sont souvent rendues perceptibles qu’en regard de leurs impacts, non de leurs enjeux, et les gens ne peuvent réagir que face aux conséquences et effets secondaires de ces décisions. Nécessairement, ils n’agissent alors que de façon sectorielle et après coup, ce qui fait que les intéressés perdent beaucoup de prise sur le pouvoir européen. Jusqu’alors, on s’en inquiétait peu. On signifiait simplement aux responsables nationaux : à vous il incombe de gérer “ vos ” opinions publiques, tandis que nous, nous avançons. La crise des opinions publiques ne deviendrait plus qu’une affaire de gestion nationale. Non seulement cela nuit à la démocratie c’est-à-dire à la démocratie participative mais en outre cela nuit aux possibilités d’ouverture des opinions publiques nationales les unes sur les autres c’est-à-dire aux possibilités de constituer une opinion publique européenne. D’où l’importance non pas tant des Régions en elles-mêmes que des représentations associées à l’échelon régional, que ces représentations soient sociales, politiques ou culturelles. Cela c’est au fond le premier point de votre première question.

TOUDI - Il y a aussi les garanties démocratiques...

Jean-Marc FERRY - Les garanties démocratiques ce sont d’abord des garanties constitutionnelles et peut-être que la Charte des droits fondamentaux est une date transitoire sur la voie d’une Constitution juridique de l’Union. Sinon pour l’immédiat, à terme en tout cas, une véritable Constitution serait un avantage, parce qu’elle conférerait à l’Union européenne la personnalité juridique qu’elle n’a pas encore, gros handicap dans le concert international. Elle en aurait besoin pour agir de façon plus efficiente, plus homogène, plus univoque, notamment dans le domaine des relations extérieures, ne serait-ce que pour faire le poids vis-à-vis par exemple des États-Unis. Quant à la Charte actuelle, elle préfigure une Constitution au niveau d’une structure juridique assurant les bases horizontales d’une citoyenneté transnationale. La citoyenneté européenne sera ancrée dans des droits fondamentaux plutôt que dans une logique de loyauté à l’égard de l’État. Cela veut dire que l’on s’achemine vers un autre mode d’intégration que celui que nous avons connu et qui, au demeurant, a fait ses preuves: l’intégration verticale des États nationaux, intégration qui repose sur les piliers d’obligations scolaires, militaires, fiscales. La citoyenneté nationale se conçoit en conséquence plutôt comme une loyauté à l’égard de l’État, elle-même assise sur un système d’obligations verticales, tandis que cette citoyenneté postnationale aujourd’hui se déconnecte du principe national d’intégration verticale et s’achemine vers un mode difficile qui est l’intégration horizontale. Ce schéma commence à devenir concret avec une Charte de droits fondamentaux. Parce que, du coup, on définit la citoyenneté non plus d’abord par des affiliations ou des obligations mais d’abord par des droits transnationaux.

Une priorité des «droits du Citoyen» même sur les «droits de l’Homme»

Maintenant, il est clair que les garanties juridiques ne suffisent pas à assurer une démocratie vivante à l’échelle de l‘Europe. Non pas que les droits soient impuissants de ce point de vue, mais la Charte se limite essentiellement aux droits civils fondamentaux, aux droits-libertés, comme on disait jadis, c’est-à-dire aux droits de protection ou d’intégrité libéraux. Il est vrai que la Charte a développé un certain nombre de droits sociaux. Voyez ce qui est laissé pour compte aussi bien au niveau de la Convention européenne des droits de l’homme qu’au niveau de la Charte, ce sont les droits civiques fondamentaux, c’est-à-dire les droits «républicains» de participation politique. Nous avons effectivement - et cela fait partie de la culture effectivement installée dans l’Europe - bien établi les libertés, les droits de protection libéraux, les droits d’intégrité, même s’ils sont en crise en ce qui concerne la sécurité. C’est tellement évident qu’aujourd’hui on commence même à les redécouvrir du fait que cette intégrité des individus et leur protection, c’est-à-dire la sécurité publique, est davantage menacée qu’avant, semble-t-il. Et que les grands services publics - de la police au sens large et de la Justice - ne remplissent pas vraiment leur mission. Les tribunaux scandaleusement sont encombrés, surtout en France, et les policiers sont bien souvent voués à des tâches bureaucratiques. D’où un énorme malaise dans certaines nations. Cela dit, les droits civils fondamentaux comme les droits sociaux fondamentaux sont représentés dans la Charte. Quant aux droits civiques fondamentaux, on semble malheureusement estimer qu’il n’y a plus rien à dire à leur sujet, puisque les gens ont tous en Europe le droit de vote et qu’il y a partout le suffrage universel. On discute alors uniquement sur le droit de vote des résidents permanents étrangers.

Mais on ne va pas au-delà en ce qui concerne les droits politiques de participation. Or c’est justement là que devrait se concentrer la réflexion parce que, aujourd’hui, la démocratie représentative montre ses limites et qu’il serait important d’activer les éléments substantiels d’une démocratie participative, ce qui n’est pas facile. Il faut notamment, et c’est cela le problème spécifique de l’Europe, que les individus puissent en tant que citoyens se sentir les auteurs des principes et des règles qui gouvernent leur vie collective. Il faut qu’ils puissent s’approprier leur espace normatif.

C’est-à-dire qu’à l’autonomie privée des individus, qu’on supposerait garantie par la Charte, devrait s’adjoindre l’autonomie publique des citoyens. Cela peut aussi s’énoncer dans le langage des droits fondamentaux bien sûr. Il n’y a pas que les droits d’intégrité libéraux, c’est-à-dire les droits de l’homme au sens étroit, il y a aussi entre autres les droits de participation républicains, les droits du citoyen. Mais pour que ces droits de participation politique, ces droits républicains puissent être effectifs, une condition plus substantielle est requise. Là on retombe sur ce que j’avais dit des Parlements, soit, la formation d’un espace public européen comme milieu en quelque sorte d’émergence et de développement d’une culture publique européenne qui ne soit pas abstraite. Certes, on est d’accord sur certains principes de la démocratie et de l’État de droit. Mais les principes ou les règles communautaires positifs, à savoir ce qui nous gouverne réellement, ne peuvent pas à mon avis recevoir des interprétations univoques et consensuelles de la part de tous les États membres. Il y a certes des conflits d’intérêts. Mais ceux-ci peuvent également s’articuler sur le registre plus civilisé de conflits d’interprétation juridiques. En effet, les sensibilités ne sont pas les mêmes suivant les traditions nationales, et la conception qu’un Anglais se fait du droit a peu à voir avec celle d’un Allemand et d’un Français. Par conséquent, il y aurait certainement des conflits d’interprétation qui d’ailleurs peuvent se dénouer dans des procès d’argumentation publics. Or cela n’est pas sans laisser de traces, car des argumentations contradictoires et ouvertes résulte une sorte de dépôt sémantique qui constitue l’arrière-plan d’une culture publique, laquelle devient de plus en plus concrète parce qu’elle est alimentée par les contentieux et leurs résolutions publiques. C’est là qu’on parvient à des accords beaucoup plus substantiels sur la communauté. A cet endroit, une distinction conceptuelle peut être utile. C’est la distinction entre «consensus par recoupement» et «consensus par confrontations». On parle après John Rawls d’un «consensus par recoupement», si l’on s’en tient à la situation où dans l’Union chaque peuple pris isolément s’accorderait en lui-même à des principes constitutionnels communs pour des raisons qui sont tirées de sa tradition nationale, et, en ce sens, privées ; mais c’est autre chose que ces peuples puissent, à l’issue de discussions ouvertes, s’accorder entre eux sur la teneur de tels principes en regard de raisons partagées et, en ce sens, publiques – ce que je nommerais «consensus par confrontation».

L’idéal serait que chaque grand contentieux d’intérêts puisse en effet donner lieu à des débats de fond et que ces débats de fond constituent des précédents, non pas juridictionnels, mais des précédents politiques dans notre espace public et dans notre culture publique. Là encore, bien sûr, les grands médias de diffusion doivent jouer un rôle-clé. Mais il n’y a pas que l’aspect médiatique de l’espace public, il y a aussi l’aspect démocratique, c’est-à-dire le système des parlements européens.

La force véritable de ce pouvoir parlementaire, elle ne consisterait pas dans des pouvoirs de décision ou de co-décision, mais dans des pouvoirs de saisine de l’opinion publique. Et justement on aurait peut-être intérêt à ne pas envisager le renforcement du Parlement européen purement et simplement sur la voie d’un renforcement de son pouvoir de décision mais sur la voie d’un pouvoir de délibération et de critique publiques, par exemple, en instituant un grand débat-bilan annuel avec interpellation des Commissaires, audition et discussion des rapports rétrospectifs et prospectifs, éventuellement assortis de votes de confiance. Une telle orientation favoriserait grandement son autorité morale auprès des opinions publiques, un pouvoir réellement «civique» de contrôle et de demande de justifications. Plutôt qu’à chercher à obtenir toujours plus de co-décision avec le Conseil, le Parlement européen ou, mieux, le système des Parlements européens serait ainsi porté à se retourner vers sa propre base qu’est l’opinion publique pour la saisir des problèmes, parce que n’ayant pas de moyens, d’outils institutionnels suffisants à sa disposition, elle devrait avoir recours à la source même de la puissance au sens où l’entendait Hannah Arendt, soit, l’opinion publique. Je pense que le rééquilibrage institutionnel intelligent consisterait non pas à donner davantage de pouvoir de décision au Parlement, mais au contraire à lui reconnaître un pouvoir de proposition. C’est plutôt la Commission qui devrait gagner progressivement le pouvoir de décision contre le Conseil, car ce dernier n’est pas politiquement responsable au niveau de l’Union ; il ne saurait être censuré par le Parlement étant donné qu’il est légitimé par ailleurs: il ne peut donc pas se profiler comme un gouvernement responsable devant le parlement européen. En revanche, la Commission peut tout à fait présenter ce profil d’un gouvernement politiquement responsable devant le Parlement européen. Donc situer implicitement le Conseil comme le gouvernement en lui conférant l’essentiel du pouvoir de décision, c’est leurrer les gens sur le fait que ce gouvernement-là n’est pas politiquement responsable devant le Parlement européen. Donc c’est un pseudo-gouvernement et cela ne fait pas l’affaire de la démocratie même si cela fait l’affaire d’une certaine classe politique. Maintenant, on peut toujours s’en tenir à donner une intelligibilité à ce qui existe, sans plus. Dans ce cas, on dirait que la Constitution politique latente de l’Union repose sur un schéma qui n’est pas parlementaire, soit : un pouvoir délibératif mais très faiblement législatif (le Parlement européen), un pouvoir gouvernemental ou intergouvernemental mais très faiblement responsable (le Conseil européen), un pouvoir administratif (la Commission européenne) et un pouvoir juridictionnel (la Cour européenne de Luxembourg, assortie du Tribunal). Mais vous voyez aussi qu’un tel schéma correspond à une intégration faible, où l’élément intergouvernemental prend encore le pas sur l’élément proprement communautaire.

TOUDI - Est-ce que l’Europe ne peut être une préfiguration de l’État mondial? Est-ce que les nations sont dépassées selon Habermas?

Jean-Marc FERRY - Habermas considère que l’échelle politique des nations et des États-nations est dépassée. Il regarde avec intérêt les constructions philosophiques qui font signe vers un état cosmopolitique. Il s’intéresse aux constructions théoriques qui s’intéressent à réformer l’ONU en perspective d’une «démocratie cosmopolitique», préconisent de créer à la place de l’assemblée générale une véritable assemblée législative, de réformer le Conseil de sécurité, également de constituer le tribunal de La Haye en Tribunal Pénal International permanent, ce qui est d’ailleurs en bonne voie. Habermas regarde cela avec une certaine sympathie. Il dit simplement que l’on pourrait faire preuve de plus d’imagination institutionnelle…

Une organisation politique mondiale nécessaire pas un État mondial

Par ailleurs, il dit qu’il est contre l’État mondial. Les raisons en seraient théoriques plutôt qu’empiriques. Celle qu’il semble évoquer, c’est qu’il n’y aurait pas de clôture possible d’une Communauté politique mondiale. C’est là que nous restons un peu sur notre interrogation. Pourquoi serait-il impossible principiellement de réaliser une Communauté politique mondiale ? Evidemment, un Etat ne pourrait exclure une nation-membre. Il pourrait en revanche lui imposer sa loi sous peine de sanctions militaires, c’est-à-dire, dans ce cas, «policières». C’est une différence avec la Communauté européenne, en ce qui concerne ses relations possibles avec ses Etats membres : pour celle-ci le maximum de la sanction ne saurait être que l’exclusion. Habermas n’envisage pas d’Etat mondial, mais il pense en revanche à un Etat supranational européen. Il considère qu’un État européen est possible et souhaitable mais pas un État mondial. Donc il ne regarde pas vraiment l’Union européenne du point de vue de l’idée cosmopolitique, si l’on entend par là la préfiguration d’un ordre mondial politiquement intégré, d’un Etat mondial des peuples unis, quel que soit le sens que l’on mette ici sous le mot «État».

TOUDI - Pourquoi?

Il y a trois raisons possibles. Aristote distingue différentes formes politiques et en particulier la sympolitie (sunpoliteia) et l’isopolitie (isopoliteia). L’isopolitie, c’est un ensemble considéré, quelle que soit sa forte intégration, dont les éléments présentent la même structure politique. Par exemple l’Union européenne est une isopolitie car tous les États sont républicains au sens de Kant c’est-à-dire sont des États de droit. Donc il y a isopolitie au niveau de l’Union européenne. En revanche, il n’y a pas isopolitie au niveau de l’ONU parce que vous avez des républiques mais aussi des régimes autoritaires voire pire.

Deuxièmement la «sympolitie» c’est l’idée d’une intégration de différents États ou Cités en une seule grande Cité. On peut dire que l’Union européenne est proche de la sympolitie et en même temps de l’ «isopolitie». Peut-être d’ailleurs (et c’était sans doute le cas de Kant), n’y a-t-il de sunpoliteia possible que dans l’isopolitie. Pour Kant, la fédération d’États qu’il voyait d’abord réalisée en Europe n’est possible que s’ils ont tous la même forme républicaine (État de droit démocratique). C’est le premier article définitif de son Traité de Paix perpétuelle.

La première raison pour laquelle Habermas exclut l’État mondial, c’est qu’il n’y a pas d’isopolitie, et de ce fait il ne peut pas y avoir de sympolitie. Du fait de la grande hétérogénéité des systèmes politiques nationaux dans le monde, même si l’on admettait qu’il y aurait tous les éléments de la Constitution des pouvoirs publics comme un Parlement (etc.), tout cela ne fait pas pour autant qu’il y ait vraiment un État mondial.

C’est cela, peut-être, la subtilité du raisonnement : Habermas peut vouloir à la fois au niveau de l’ONU une sorte de toit juridique qui présente toutes les caractéristiques de la Constitution au sens formel de l’organisation des pouvoirs publics avec un Parlement, un gouvernement et un pouvoir juridictionnel, sans pour autant que cela n’implique un État mondial. Parce qu’il n’y a pas d’isopolitie et de sympolitie possibles. Il n’y a donc pas d’intégration politique possible. Il pourrait seulement y avoir un pouvoir normatif, à la limite une communauté légale, mais en aucun cas une communauté morale ni politique.

Une autre explication possible du point de vue de Habermas, c’est que même si l’on parvient à cette communauté légale au niveau mondial on n’aura pas nécessairement un recoupement de cette communauté légale par une communauté morale, c’est-à-dire une communauté de valeurs et d’identité partagées. Et à défaut d’un tel recoupement de la communauté légale par une communauté morale, il ne saurait y avoir de communauté politique. Et par conséquent, il ne saurait y avoir d’État. Disons que c’est un argument qui ne contredirait pas la thèse «communautarienne», défendue par le philosophe américain, Michael Walzer, thèse selon laquelle, s’il n’y a pas un large recoupement de la communauté légale (normes communes) par la communauté morale (valeurs partagées), eh! bien! il n’y a pas de communauté politique. Quand la communauté légale n’est pas recoupée largement par la communauté morale, les citoyens commencent à s’interroger sérieusement sur leur communauté politique.

Donc cela c’est la deuxième raison possible: il n’y a pas de communauté morale envisageable ni à court ni à moyen ni à long terme. Au niveau mondial. Mais je ne fais là que des conjectures.

Le troisième argument, explicite, celui-là, mais aussi le plus étrange, c’est qu’il n’y aurait pas de fermeture possible au niveau mondial. C’est-à-dire une communauté politique constituée au niveau mondial. Pourquoi? Parce que s’il y avait une communauté politique au niveau mondial, on ne pourrait plus dire qui c’est «nous» et qui c’est les «autres». Il semble que cet argument ait de la valeur aux yeux de Habermas. Si un pouvoir ne peut pas déterminer quels sont ses ressortissants et quels sont ceux qui ne le sont pas, il n’y a pas de pouvoir politique, il n’y a pas d’État ? Pour qu’il y ait «nous» il faut qu’il y ait «les autres». Cela peut nous laisser un champ libre pour de vastes spéculations...

Maintenant si je peux ajouter un mot personnel. Il me semble que l’Europe pourrait être une préfiguration d’un état cosmopolitique, mais pas d’un État mondial. Contre l’État mondial, il y a plusieurs objections possibles qui ont été faites notamment par Kant qui parle d’un «état» (Zustand) cosmopolitique mais pas un État (Staat) mondial. C’est donc un ordre, une situation cosmopolitique et non pas un État au sens de l’État mondial.

Kant est contre l’État mondial pour des raisons assez claires. Un État mondial cumulerait les pires inconvénients politiques qui soient : à la fois le despotisme et l’anarchie. La «gouvernance», mot à la mode, deviendrait impossible.

Et de même, John Rawls, qui a écrit un livre sur le droit des gens. Rawls profile l’épure d’une «société politique des sociétés politiques bien ordonnées», qu’elles soient de style hiérarchique ou de style égalitaire. Il envisage une très vaste constitution planétaire mais sans État ; il s’agit d’une société. Une société qui va au-delà du marché et au-delà de la société civile: c’est une société politique, régie par des droits qui vont au-delà du droit de la concurrence, par exemple, des droits fondamentaux qui pourraient régir cette Société des sociétés, cette Société des nations. Il refuse l’État pour les mêmes raisons que Kant.

Un système de souverainetés partagées

Tout dépend de ce que l’on entend par «État». Je pense que Kant et Rawls ont raison s’ils considèrent que l’État se définit conventionnellement comme ce système d’institutions centrales détenant le monopole la souveraineté légitime.

Mais on pourrait imaginer un système de souverainetés partagées: il ne serait plus question de définir l’État par un monopole de la domination, de la législation, de l’éducation légitime, mais comme un système de concertations bien réglées entre des États-nations qui acceptent de partager souverainement leurs souverainetés tout en la limitant juridiquement. Ce qui est bien le cas de l’Union européenne. Et je trouve que c’est en cela que l’Union européenne présente les caractéristiques d’un état cosmopolitique. On distingue donc l’État mondial de l’état cosmopolitique parce l’on rompt avec la catégorie de «monopole», avec le concept absolutiste de la souveraineté. En effet, la souveraineté populaire, la souveraineté démocratique tel que le concept nous est hérité de Rousseau – eh! bien! ce concept de souveraineté populaire présente cet inconvénient qu’il est directement issu de la conception de la souveraineté qui est celle de la monarchie absolue. Là, les libéraux de l’époque dès 1800 ont bien fait de pointer cela ; ils sont nombreux à l’avoir fait, dans les différentes nations d’Europe, que ce soit en Angleterre, en France ou en Allemagne. Simplement, on aurait transféré le pouvoir du Prince vers le Peuple. Mais le pouvoir resterait dans la même définition: souveraineté absolue, une, indivisible, inaliénable. Les premiers libéraux ont dit: non. La source de la souveraineté doit certes appartenir au peuple, mais l’exercice de cette souveraineté doit être limitée et déterminée par les droits. Par les droits fondamentaux individuels. Dans une perspective internationale, cela devrait être limité par les droits fondamentaux des peuples également.

Donc souveraineté politiquement partagée et juridiquement limitée. Cela peut dessiner les contours d’un État cosmopolitique mais qui n’est pas pensé sur le modèle de l’État national conventionnel. Et j’aurais tendance à considérer (en étant plus kantien qu’Habermas) que l’Europe est la préfiguration d’un État cosmopolitique.

TOUDI - Que pourrait signifier l’Europe vis-à-vis du monde? Et surtout par rapport à la question de la mondialisation dans la mesure où Habermas pense dans Après l’État-nation que le marché ne peut être démocratisé et qu’il reste sourd à ce qui ne s’énonce pas en termes de prix ou de coûts? Que penser de la perte de puissance de l’État?

Jean-Marc FERRY- Si l’Union européenne acquiert, comme elle en prend le chemin, une posture continentale ; si, de plus, elle se structure politiquement de façon consistante, alors il est clair que, loin d’être un symptôme supplémentaire de la mondialisation économique, elle en constitue un élément de réponse politique. D’ores et déjà, sa stratégie mondiale se différencie de la stratégie américaine. Les Etats-Unis d’Amérique visent une globalisation au niveau d’un gouvernement économique mondial dont nous connaissons d’ailleurs les principales instances visibles : G7, FMI, OMC… Cependant, l’Union européenne vise quant à elle la constitution d’un monde «multipolaire» ou «multirégional», en souhaitant par conséquent offrir un modèle pour les autres entités macro-régionales qui se forment à présent dans le monde, par exemple, en Amérique du sud et en Asie du sud-est. Ainsi, la puissance américaine dans les organisations internationales pourrait-elle, à terme, être équilibrée. Quant au thème de l’argent qu’on ne démocratise pas, c’est une expression curieuse.

La difficulté du républicanisme aujourd’hui

Habermas distingue entre deux médiums, celui du Pouvoir et de l’Argent On peut démocratiser le Pouvoir mais pas l’Argent. On ne peut pas démocratiser l’Argent. Cette expression signifie sans doute qu’il ne suffit pas de bien structurer les marchés (les droits de la concurrence, les règles de l’OMC), pour obtenir un gain substantiel de démocratie. Le rôle du politique ne se limite pas garantir le bon fonctionnement des marchés. Cette idée serait absurde si elle n’était pas aussi actuelle, malheureusement. Plus profondément le problème d’arrière-plan qui contextualise cette réflexion de Habermas, est lié à la mondialisation. À l’heure actuelle, cette mondialisation est essentiellement économique. Cela veut dire entre autres choses que les événements économiques qui se produisent à un bout de la planète se répercutent nécessairement à l’autre bout. L’économique se mondialise ce qui est loin d’être le cas du politique. Les marchés dans cette mesure tendent à subvertir les États (la crainte de Hegel). Et au niveau national, les politiques font l’expérience de leur impuissance. Le nouveau souffle de Europe s’explique largement par ce phénomène. Les politiques perdent la maîtrise de la monnaie et la maîtrise de l’économie (par la manipulation du taux d’escompte, par les ratios bancaires, par la création et la régulation monétaire, par la fiscalité, par le budget). Aujourd’hui, une initiative keynésienne, si elle était prise isolément par un des Etats membres, serait immédiatement sanctionnée par les mouvements internationaux de capitaux qui peuvent massivement et instantanément se porter d’une monnaie nationale vers une autre.

Les gouvernements ne peuvent plus bouger en ce qui concerne la politique monétaire et économique. Par engrenage, cela entraîne un désengagement à l’égard de la politique sociale c’est-à-dire une sclérose de toute intervention étatique par voie redistributive. Les acteurs politiques en général réalisent qu’ils ont les mains liées et ils redoutent en même temps le décrochement des opinions publiques par rapport au politique. Le motif initial de la construction européenne était la paix, aujourd’hui, le motif légitime n’est plus celui-là. C’est le rattrapage de l’économie par le politique.

C’est ce qui justifie l’entreprise de la construction européenne et sa poursuite au-delà d’une simple union économique et monétaire. Il s’agit autrement dit d’engager la construction européenne sur la voie d’une véritable union politique. L’Europe est pionnière dans le domaine, si l’on compare avec les tentatives équivalentes en Amérique et en Asie de construire des entités macro-régionales, l’ALENA en Amérique du Nord le MERCOSUR en Amérique latine, l’ASEAN en Asie du sud-est. Ces entités régionales n’en sont qu’à la constitution de zones de libre-échange ou d’unions douanières portant juste sur l’unification du marché. Si l’Europe pouvait un jour réaliser une union politique consistante, une intégration politique pas seulement fonctionnelle mais politique en ce sens que les citoyens se sentent citoyens, alors l’intégration politique substantielle à une échelle politique continentale pourrait offrir un modèle aux autre entités régionales en formation et inspirer une voie somme toute réaliste de rattrapage de l’économique par le politique.

Une «voie réaliste», cela veut dire une voie qui n’est pas celle de l’État mondial mais plutôt celle d’un monde multipolaire, multi-régional, stratégie typiquement européenne, encore une fois, qui est destinée à contrebalancer l’orientation américaine vers la globalisation. Là se joue la vraie concurrence vis-à-vis du monde entre l’Amérique et de l’Europe. Notamment en ce qui concerne les politiques extérieures et donc peut-être un jour la démocratie extérieure, cette stratégie européenne latente exige le dépassement du stade des relations internationales vers un niveau intercontinental. Si une politique pouvait se hisser à niveau, ce serait un mieux par rapport à la situation actuelle. Mais alors, évidemment, il faudrait encore pouvoir inventer et mettre en place des mécanismes et des procédures qui permettraient d’assurer des éléments de contrôle et de participation démocratique au niveau des grandes unités régionales ; et cela c’est le problème actuel de l’Europe.

Voyons en effet ceci : si seules les élites peuvent dialoguer au niveau intercontinental, elles ne dialogueront guère que sous la dictée des grands groupes financiers, industriels, bancaires. La seule «raison politique» serait celle l’intérêt capitaliste général. Elle consisterait à réglementer la circulation des biens ou des personnes, des marchandises et des capitaux, mais cela n’irait pas plus loin. Tandis que, s’il y a une démocratie dans l’Union, il y aura beaucoup plus d’exigences normatives.

Il est fort important d’arriver à une démocratie intérieure au niveau de l’Union. Ainsi pourrait-on espérer promouvoir un jour une démocratie extérieure dans les relations intercontinentales. C’est seulement moyennant cette démocratie extérieure que l’on peut espérer rattraper la mondialisation économique par le politique. Non pas directement par la globalisation politique.

TOUDI: Qu’est-ce qui oppose exactement les libéraux et les communautariens car on sent que vous parlez sans cesse de ces deux positions pour vous situer par rapport à elles dans une sorte de troisième voie?

Ce problème dont je venais de parler : réaliser une intégration réussie au niveau macro-régional, cela renvoie à cette question théorique : qu’est-ce qu’une communauté politique? Ou, en termes plus philosophiques: comment une communauté politique est-elle possible?

Cette question situe sans doute une ligne de partage entre différents courants de la philosophie politique contemporaine. Le débat est particulièrement actif en Amérique du Nord, et sa réception chez nous trouve des applications pour un débat théorique sur l’Europe, mais c’est encore virtuel. Face au libéralisme politique (Rawls dans Libéralisme politique en a présenté la conception la plus cohérente), face au libéralisme politique, donc, se développe un mouvement dit «communautariste» ou «communautarien» qui regroupe notamment ceux que l’on appelle les partisans de la «république substantielle», opposé à la «république procédurale» de John Rawls.

Il n’est pas facile de situer ces deux courants et leur opposition en quelques mots.

Libéralisme et communautarisme: un grand débat d’aujourd’hui

Disons que pour Rawls et son libéralisme politique, le problème central est de savoir comment des individus différents (culture, valeurs, intérêts) pourraient s’accorder à une structure de base définissant le cadre d’une société juste ou encore bien ordonnée. Rawls veut montrer comment il serait possible que des individus, au-delà, des peuples eux-mêmes qui ont des principes différents (soit hiérarchiques soit égalitaires), pourraient s‘arranger sur des normes communes sans pour cela former une communauté substantielle de valeurs et de visions partagées. Tel est le problème de Rawls, et c’est l’originalité systématique du libéralisme politique que de proposer une voie permettant à des personnes de s’entendre sur des normes sans partager les mêmes valeurs

TOUDI - Part-on toujours comme, chez Hobbes d’un état de nature où il y a guerre de tous contre tous?

Le présupposé de Rawls, c’est le «fait du pluralisme», version très soft de la «guerre de tous contre tous». Rawls dit que nos sociétés sont caractérisées par l’individualisme - dans son livre sur le libéralisme politique il n’envisage que les sociétés d’Occident - et l’individualisme c’est le droit de choisir d’avoir différents intérêts conflictuels et opinions contradictoires, qui doivent toutefois se discipliner et se coordonner entre eux au sein d’une société. Comment des gens qui ont des valeurs différentes, des visions du monde différentes et des intérêts différents, voire conflictuels, peuvent-ils s’entendre sur des normes communes de coexistence, voire de coopération.

Ce qui est intéressant c’est sa problématique. Elle est pertinente parce qu’il part du fait du pluralisme et non pas de la fiction d’une guerre de tous contre tous. Ce fait du pluralisme, que Max Weber avait dramatisé sous l’idée d’une «guerre des dieux» (un conflit des valeurs entre nous et en chacun de nous), c’est un problème qui se pose depuis longtemps. Or, ce problème ancien connaît une acuité spéciale aujourd’hui, avec le fait du multiculturalisme qui se généralise au sein de nos sociétés.

Le montage rawlsien consiste donc à montrer comment, conformément au principe libéral, des individus différents peuvent s’entendre malgré tout sur des normes communes. Face à cela, les communautariens, eux, sont partisans d’une «république substantielle» (ils se disent généralement républicains, mais le terme reste fort vague). Ils considèrent qu’il n’y a pas de communauté politique digne de ce nom si la communauté légale de Rawls (les normes communes) n’est pas recoupée largement voire totalement par une communauté morale de valeurs partagées. En même temps les communautariens affirment que les problèmes de justice politique sont inséparables des problèmes d’identité morale et culturelle.

Il y a là tout un débat philosophique. La thèse communautarienne, c’est que l’individu ne se réalise qu’au sein d’une communauté ; qu’on ne peut pas partir d’individus abstraits comme chez Rawls. Le Juste n’est pas une question qui puisse se décider indépendamment de nos appartenances. Car le Juste présuppose le Bon, la conception du Juste présuppose des conceptions du Bon et il n’y a pas de société juste dont la définition puisse être abstraite de nos conceptions relatives à ce qu’Aristote appelait la «vie bonne».. Il est illusoire selon les communautariens de fédérer des individus ou des peuples par une adhésion à des règles et des principes dont la justification serait dégagée (comme chez Rawls) des convictions et des orientations qui sont relatives à la «vie bonne» c’est-à-dire des conceptions à chaque fois particulières. Ces conceptions, pour les communautariens, sont liées à des formes de vie communautaires dont l’identité, à chaque fois singulière, est un produit historique.

La nation a réalisé une telle intégration communautaire qui permet d’articuler les conflits (que les communautariens ne nient pas) sur un fonds commun de valeurs partagées (la communauté morale). À défaut d’une telle substance il ne saurait y avoir de communauté politique, de réalisation effective, incarnée, des principes de justice

Voilà pour situer le débat. Je précise que les communautariens ne sont pas tous des antimodernes ; la plupart est même acquise à la liberté moderne, à l’idéal moderne de réalisation de soi individuelle, mais ils estiment que la communauté a un primat, non seulement factuel, mais également normatif sur l’individu.

Le débat n’en est que plus intéressant. Mais, évidemment, c’est très résumé.

Comment dépasser vraiment le nationalisme

Je renvoie dos à dos ces deux thèses, bien que les thèses communautariennes, c’est vrai, représentent plus, pour moi, un adversaire, car elles produisent immanquablement des effets de vérité, et c’est leur avantage. Mais cette force est surtout rhétorique. Non pas qu’il faille contester la nécessité d’une communauté morale, une substance éthique des sociétés politiques. Ce qui est contestable c’est que cette communauté de valeurs partagées ne puisse et ne doive transcender les limites qui sont définies par l’histoire et par les cultures ; c’est aussi l’idée – très douteuse – que l’intérêt de la communauté, de sa conservation culturelle, notamment, doive prévaloir sur la liberté individuelle dite «négative», c’est-à-dire le libre-arbitre des individus.

Le défaut du libéralisme politique, ce n’est pas tant de ne pas requérir de communauté morale – Rawls dit bien qu’il fait fond sur un sens commun démocratique-libéral – mais (et c’est ce que lui reproche Habermas), ces valeurs et convictions restent privées. C’est au fond par un «heureux recoupement» que chacun peut, à partir de ses valeurs et convictions privées, trouver matière à adhérer à des normes communes. Mais cette adhésion ne résulte absolument pas d’une discussion publique mettant en jeu des valeurs qui se confronteraient. Nous retrouvons à cet endroit ma distinction entre un «consensus par recoupement» et un «consensus par confrontation». Pour le libéralisme, il ne faut pas que les convictions morales, religieuses, métaphysiques, puissent jamais s’opposer, car il redoute que si elles venaient à se confronter entre elles dans un débat public, elles ne manqueraient pas de s’imposer les unes aux autres. Il y aurait un risque d’hégémonie doctrinal qui irait nuire au politique

Rawls se prononce pour une conception strictement politique, par opposition aux conceptions «métaphysiques» ou philosophiques. Il se réclame d’un libéralisme proprement «politique», purement pragmatique, non idéologique ou doctrinal, c’est-à-dire justifié par le seul «Raisonnable», soit, le point de vue intéressé à ce que les hommes puissent coexister et coopérer. On peut très bien s’accorder sur des principes libéraux sans être un libéral (de conviction). Voilà la grande stratégie de Rawls.

Je voudrais dire qu’il y a des lacunes des deux côtés et que, quoi qu’il en soit, la situation actuelle nous met face à un dilemme tout à fait concret: ou bien on prend le risque d’un élargissement postnationaliste de nos communautés morales et légales d’appartenance ; on prend le risque d’une communauté politique transversale ou transnationale, même si elle n’est pas pour autant universelle ou mondiale ; et il faut alors décentrer nos mémoires, nos convictions et les valeurs qui y sont associées. Ou bien on accepte comme un fait accompli - je crois que c’est cela le vrai dilemme - on accepte comme un fait accompli et inéluctable la stabilisation d’un système pseudo-naturel au-dessus de la tête non seulement des individus mais aussi des nations, le Diktat des marchés mondiaux et de leurs organisations (G7, FMI etc.). Dans ce cas-là on renonce à l’exigence civique.

La revendication nationaliste - montante en Grande-Bretagne, au Danemark, en Irlande, en France – me semble aveugle au fait que l’on ne peut, en tant que peuple, sauver son autonomie démocratique tout en laissant se stabiliser un système mondial au-dessus de nos têtes. Le problème est là. L’exigence civique aujourd’hui, c’est l’exigence très simple et de toujours (mais aujourd’hui, elle est particulièrement actuelle), que les règles qui nous gouvernent puissent être influencées et rejetées ou contrôlées par la communauté des citoyens. En refusant l’échelle politique métanationale, on renoncerait par principe à l’autonomie démocratique, soit, à une valeur qui commande la liberté individuelle elle-même. Le repli communautariste et nationaliste, à la fois, risque en réalité de faire ironiquement le jeu des puissances multinationales, en ouvrant les portes à un «nouveau contrat social», éminemment pervers, celui-là, qui consisterait à dire: «Vous, vous nous laissez faire notre régulation mondiale, nous, nous vous garantissons en échange vos libertés individuelles…!» C’est cela qui est en train de se dessiner, et c’est grave, car s’il n’y a pas d’autonomie démocratique publique, on perdra les libertés individuelles privées. Cette autonomie démocratique commande la possibilité des libertés individuelles.

Il s’agit donc d’une valeur essentielle. Elle revient à l’exigence simple, «basique», de nous sentir quelque part les auteurs des normes dont nous sommes les destinataires. Ce problème est déjà aigu au niveau de l’Union européenne. L’Union européenne, en particulier la Commission européenne est particulièrement vulnérable, car la moindre exaction ou injustice politique - et il y en a de différents types - est immédiatement retraduite en termes d’atteintes à l’autonomie démocratique. Par exemple lorsque des règles communautaires viennent exercer des violences légales sur des forme de vie culturelles. Trivialement, lorsqu’on édicte des règles en ce qui concerne la fabrication de certains produits laitiers, on ressent cela comme une règle étrangère.

Il y a un autre type de violence qui a fait souffrir aussi les gens au niveau de leur sentiment du droit : quand par exemple les normes de compromis font prévaloir des intérêts particuliers. On dit : “ Mais que ce n’est que du chocolat! ”. Pourtant, c’est une injustice, car les intérêts qui l’emportent au niveau des directives ne sont pas universalisables. Cela n’est pas correct du point de vue de la justice politique.

Un troisième type d’injustices dont malheureusement l’Union européenne n’a pas le monopole (les États nationaux s’y sont illustrés abondamment), procède de non-prises de responsabilités, de mesures qu’il faudrait prendre et que l’on s’abstient de prendre alors que cette abstention de décision ou d’information est préjudiciable au bien public. L’affaire de la “ vache folle ” est un bon exemple. Si c’est les États qui commettent ce genre d’exactions politiques, on ne met pas en cause le principe même du gouvernement : on ciblera telle ou telle responsabilité. En revanche, si c’est l’Union européenne qui les commet, on met en cause son principe en disant que “ tout cela vient du fait que nous ne sommes pas associés aux décisions et nous tombe dessus ”. Immédiatement, les atteintes à la justice politique en ce qui concerne l’Union sont retraduites, sans médiation, en termes d’atteinte à l’autonomie démocratique. Voilà la fragilité de l’Union.

C’est intéressant parce que cela veut dire que, contrairement à ce que pensent les fonctionnalistes, nos exigences républicaines sont toujours vivantes et que c’est une vraie contrainte. Il y a aussi ces contraintes d’attentes normatives qui avec les contraintes fonctionnelles situent de part d’autre la marge de l’attitude politique. Si l’on néglige les contraintes qui découlent des exigences “ citoyennes ” liées aux droits fondamentaux (particulièrement celui à la participation politique), du coup on va manquer les intégrations fonctionnelles tellement souhaitées, celles qui permettent au marché de fonctionner.

Il y a un lien intime entre l’intégration fonctionnelle, qui est de l’ordre de la rationalité administrative et économique, et l’intégration politique qui est de l’ordre de l’attente normative des citoyens. Le politique doit faire la synthèse des deux impératifs d’intégration. Il ne peut pas prendre le parti de l’intégration fonctionnelle contre l’intégration politique. S’il le fait, alors la classe politique peut commencer à s’interroger sérieusement sur son destin, car la crise de l‘opinion publique est quand même un avertisseur.

TOUDI - On identifiait l’Europe avec une norme d’écartement commune des rails de chemin de fer. Mais on ne posait pas la question de la violence politique...

C’était normal que l’on ne se pose pas la question du politique car il n’y avait pas d’autonomie politique des appareils de l’Union européenne mais seulement des mandats déterminés donnés à des fonctionnaires nationaux. Il n’y avait que les nations, il n’y avait rien au-dessus.

Mais aujourd’hui, non seulement l’Union européenne se profile comme un pouvoir politique. Mais notre rapport avec ce pouvoir est ambivalent, car d’un côté on veut conserver l’autonomie démocratique et de l’autre on sait bien qu’il faut du politique au-delà des nations pour domestiquer les marchés. On est coincé ; on ne peut pas se replier sur le national.

Le texte de cette conversation a été revue par Jean-Marc Ferry.

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