Reconnaître le développement économique de la Wallonie
Voilà un fait nouveau dans les sphères intellectuelles et bruxelloises. Coup sur coup, des médias importants dans ces milieux parlent explicitement de la Wallonie et surtout de l’économie wallonne 1 . Longtemps, la Wallonie n’a été vue, dans ces milieux, que comme la «province» par rapport à Bruxelles, et comme une région industrielle où il n’était pas agréable de vivre, un désert culturel selon beaucoup.
Le tort causé à la Wallonie n’est pas mesurable mais il est bien réel
Voilà que cela change, à cause des Wallons eux-mêmes et par la prise en charge des problèmes économiques et industriels par les Gouvernements wallons eux-mêmes. Malgré l’abandon des charbonnages, de la sidérurgie, de l’industrie mécanique et d’autres activités par les holdings belgo-bruxellois, sans amorcer aucune reconversion ou diversification quand il en était temps encore, l’économie wallonne revient, pas à pas mais sûrement, dans le peloton des régions industrielles et économiques avancées.
On oublie que si Cockerill-Sambre est devenu une composant d’un des premiers groupes mondiaux dans la sidérurgie, c’est grâce aux décisions des Gouvernements wallons, grâce à la volonté des travailleurs wallons et grâce aux impôts wallons eux-mêmes, si la FN existe encore, si le Val Saint-Lambert existe encore et si la construction aérienne se développe, notamment par la SONACA, si bien d’autres entreprises ont pu prendre de l’expansion c’est grâce aux politiques des Gouvernements wallons et à l’action des travailleurs et des citoyens wallons.
Longtemps, les économistes se sont fort peu intéressés aux problèmes qui se posaient en Wallonie et la plupart des universités ne se sont pas senties partie prenante du nécessaire redressement économique de la Wallonie; il aura fallu que le déclin des activités industrielles, de l’emploi et des investissements privés et publics wallons soit stoppé et l’amorce lente d’un redressement depuis 1986 pour qu’un certain intérêt des économistes se manifeste à partir de 1995 environ. Il ne faut pas oublier que les coopérations entre les universités et les entreprises ont toujours continué à exister.
Aujourd’hui que le redressement et le développement sont visibles, les économistes donnent leurs prescriptions, se considérant comme étant au chevet d’une économie encore malade. C’est là une erreur d’appréciation; en voici les arguments.
Premier argument
L’économie wallonne n’est pas malade et son économie n’est pas en crise; elle est sortie du déclin depuis 1986. L’économie wallonne est saine, elle est en développement. Dans de nombreux secteurs, elle est à la pointe du développement technologique: l’industrie du médicament, en particulier les vaccins, l’industrie aéronautique: participation à Airbus notamment, industries chimiques et pétrochimiques, technologies de l’espace, programme Ariane, satellites, nucléaire médical: Institut des Radio éléments, et IBA (Ion Beam Applications), accélérateur de particules, etc.
La Wallonie sait qu’elle doit encore faire face aux séquelles de la mono-industrie lourde et de la formidable crise de transformation du monde industriel, disons clairement: du passage du capitalisme industriel et national à un capitalisme financier et mondialisé. Comme d’ailleurs d’autres régions de première industrialisation en Europe.
Ces séquelles: friches industrielles, habitat mal adapté, retard culturel d’une frange marginalisée de la population, nécessitent des efforts considérables, humains, matériels et financiers; ils sont engagés depuis longtemps mais les résultats sont lents, c’est inévitable. Les Wallons le savent mais ils ne s’en désespèrent pas, ils savent aussi que ces actions, par ailleurs indispensables, contribueront au développement voire même en sont la condition.
Ces séquelles de la première industrialisation sont loin d’être le sort de TOUTE la Wallonie comme le croient certains milieux et, hélas aussi, quelques économistes. C’est même loin d’être le sort de tout le sillon industriel wallon. Les analyses par arrondissements, à défaut d’analyse possible par bassin d’emploi, le montrent à l’évidence.
Deuxième argument
Une vision traditionnelle du développement s’articulerait autour de grandes métropoles. La Wallonie serait, selon les économistes, tiraillée entre Bruxelles, Lille, Aix-la-Chapelle voire même Luxembourg. Leur souci est de trouver une métropole wallonne ou de faire dépendre son sort de l’extérieur.
Toute notre histoire passée, aussi loin qu’on remonte, ne s’est jamais organisée autour d’une seule métropole. Pas plus d’ailleurs que la Flandre. Bruxelles a joué un rôle de capitale administrative antérieurement à l’indépendance de la Belgique, elle l’est restée et est devenue capitale financière tant qu’a duré le pouvoir des États-nations. À ce titre, elle a pu jouer un rôle de métropole économique, en tandem d’ailleurs avec Anvers. Avec la construction européenne et la globalisation de l’économie, Bruxelles a cessé d’être une place financière, sa fonction administrative se dilue à l’intérieur et se déplace vers le niveau européen.
Même si Bruxelles est source d’emplois pour environ 100.000 navetteurs wallons et 220.000 navetteurs flamands, elle ne joue plus, à l’égard de la Wallonie, un rôle de métropole économique.
Partout, on pense désormais le développement en termes régionaux et locaux. L’idée d’un développement centralisé paraît dépassée. Même dans un pays aussi jacobin que la France, les pratiques changent.
L’erreur serait grave de reproduire à l’échelon de la Wallonie le modèle de développement national autour d’une grande métropole et de rechercher, dès lors, quelle ville pourrait remplir cette fonction. Les Wallons ont toujours été habitués à être branchés sur plusieurs villes suivant leurs fonctionnalités propres.
Troisième argument
Comparer la Wallonie à la Flandre, qui plus est, choisir la Flandre comme modèle, n’a pas beaucoup de sens. Tout est différent, c’est bien pour cela qu’on en est arrivé au fédéralisme. Identité: notion germanique en Flandre, le peuple existe d’abord et par lui-même, notion française en Wallonie, une adhésion individuelle à un projet façonné ensemble. Géographie: en Flandre, trois ports maritimes, bien situés à l’intérieur des terres et largement développés pendant la période unitaire de la Belgique et un aéroport national; en Wallonie, un territoire tributaire de ses voisins pour ses mouvements de marchandises. Tourisme: en Flandre, 60 kilomètres de littoral, en Wallonie, des sites vallonnés et forestiers, pas de littoral, ni de montagnes, lieux actuels du grand tourisme. Chemin de fer: un réseau donnant la préférence aux trajets de ville à ville correspondant bien à l’occupation géographique de l’espace tel qu’il est en Flandre et beaucoup moins bien à une conurbation dense mais fort étendue et très peu de lignes vers la partie rurale située au sud, en Wallonie, centrage principal des lignes flamandes sur trois villes: Bruxelles, Anvers et Gand, centrage principal des lignes wallonnes sur Bruxelles. Voilà quelques différences fondamentales parmi d’autres.
Les études économétriques comparant les effets de structure et les effets de dynamisme entre la Flandre et la Wallonie sont a priori faussées puisque l’on prend la Flandre comme modèle malgré toutes les différences. Or, on sait que ces études sont valables à la condition d’une homogénéité suffisante, ce qui n’est pas le cas.
Les effets de la mutation industrielle du capitalisme se sont aussi manifestés en Flandre, mais ils ont été moins profonds et moins longs qu’en Wallonie: les résultats de la reconversion face à cette situation sont donc nécessairement plus difficiles à atteindre et sont plus lents en Wallonie qu’en Flandre.
D’ailleurs, pourquoi comparer spécialement le développement économique de la Wallonie à celui de la Flandre plutôt qu’à celui d’autres régions d’Europe?
Quatrième argument
Les économistes (voir par exemple l’interview accordée à quatre d’entre eux dans Le Vif/L’Express) ne parlent pas de ce qui ressortit de leur discipline, mais interviennent dans le domaine de la science politique ou socio-politique. On les entend affirmer qu’il manque une stratégie wallonne de développement, un plan régional de développement (géographique), que les mentalités wallonnes ne conviennent pas aux défis actuels, que l’idéologie tient lieu de conduite économique, que le «saupoudrage» des aides aux investissements ou le maintien des provinces sont néfastes ou encore que «beaucoup de jeunes Wallons misent davantage sur une bonne carte de parti que sur la formation professionnelle».
Outre que dans certains domaines, les provinces par exemple, la Wallonie n’a jusqu’ici aucune compétence, c’est ignorer ou méconnaître la réalité wallonne. La Wallonie dispose d’un «contrat d’avenir», largement débattu qui prévoit des objectifs et des politiques, il existe un «Schéma de développement de l’espace régional», largement adopté qui guide les choix d’infrastructure. Affirmer que les jeunes préfèrent une carte de parti à une formation ne correspond pas du tout à une réalité aujourd’hui, alors que la méfiance à l’égard des partis est très grande.
À l’inverse, on peut rétorquer que les économistes ne remplissent pas bien leur rôle. Ils regrettent l’insuffisance d’évaluation des politiques économiques, mais n’est-ce pas en partie au moins leur rôle que d’établir les techniques d’évaluation et de les réaliser? Les contributions des économistes au dernier Congrès des économistes de langue française sont très souvent fort intéressantes et utiles aux acteurs politiques, sociaux et économiques de Wallonie, mais lorsqu’ils s’expriment publiquement, il sortent de leur domaine de compétences et se placent directement sur le terrain politique. Certes, comme citoyens, ils en ont le droit, mais certainement, pas au nom de leurs compétences économiques.
Cinquième argument
Beaucoup d’économistes déplorent le «mismatch» de la formation, en français: la mauvaise adaptation entre la formation des demandeurs d’emploi et les qualifications demandées par les employeurs. Et de déplorer les déficiences de l’école.
D’abord, l’école n’a pas comme fonction première de former les travailleurs pour les entreprises. Il existe aussi une formation humaine, culturelle, citoyenne etc. Mais surtout, cette affirmation ne repose pas sur des études et observations sérieuses.
En général, les entreprises ne connaissent que fort mal les compétences requises pour chaque poste de travail, autrement que de manière globale et générale. Les compétences sont d‘ailleurs le plus souvent exprimées en terme de niveau de diplôme, plutôt qu’en compétences et rares sont celles qui assurent une formation d’initiation ou de requalification, en raison des évolutions technologiques. L’existence d’un chômage important leur a permis, jusqu’ici, d’occuper et d’embaucher des personnes surqualifiées par rapport aux compétences requises, pour chaque poste de travail. De proche en proche, il est dès lors normal que restent au chômage une majorité de personnes de faible niveau de qualification.
Les statistiques sur lesquelles sont basées ces conclusions de mauvais appariement entre demandeurs d’emploi et postes de travail disponibles sont les demandes d’emploi insatisfaites du FOREM et les demandeurs d’emploi. Malheureusement, ces statistiques ne sont pas significatives. Le FOREM reconnaît lui-même que 20% environ des offres d’emplois passent par ses services. L’expérience montre que les demandes insatisfaites, soit font appel à des compétences spécifiques, donc rares, soit sont à la limite de l’acceptable, en raison de conditions d’horaires ou du niveau de rémunération proposé.
IL est abusif de tirer de ces chiffres une conclusion aussi catégorique et unilatérale que celle des déficiences de la formation, même s’il apparaît aux yeux des enseignants eux-mêmes que des réformes sont souhaitées.
Sixième argument
Les économistes ne se préoccupent qu’exceptionnellement de leur propre théorie explicative de l’emploi. Ils admettent qu’il s’agit d’un marché du travail où se rencontrent des offres d’emploi venant des employeurs et des demandes d’emploi venant des demandeurs d’emploi. L’observation de la réalité montre, cependant, que ce modèle explicatif est assez loin de correspondre à la réalité.
Il faudrait admettre qu’il existe de nombreux marchés et non pas UN marché du travail. Si marché il y a, il est professionnellement segmenté, géographiquement partagé, sectoriellement compartimenté, socialement fragmenté et culturellement différencié. Ces divers découpages se chevauchent et s’entremêlent. Chacun peut se rendre compte de cette réalité. le modèle du marché ne tient pas compte de ces aspects puisqu’il suppose une homogénéité des offres et des demandes, il est, donc, inadapté.
En outre, dans le modèle de marché, le prix - ici les salaires - résulte de la confrontation d’une offre et d’une demande. Or, les salaires sont déterminés par des barèmes qui correspondent non pas à des critères économiques, mais à une hiérarchie sociale communément admise. Lorsqu’un nouveau métier apparaît, il est alors rangé dans la hiérarchie selon des critères sociaux et sa rémunération calculée en fonction de sa place.
Les études relatives aux effets sur l’emploi des primes d’embauche ou de réductions de cotisations sociales patronales ont montré jusqu’ici une très faible efficacité et par contre un effet d’aubaine ou de substitution important. Ceci montre encore que le modèle du marché ne s’applique que fort mal à la réalité, sauf en période de plein emploi comme l’a déjà montré Keynes, mais nous ne sommes pas en plein emploi.
Ne faudrait-il pas chercher un ou des modèles explicatifs du chômage et de l’emploi autres que celui du marché en concurrence? Voilà une demande que l’on pourrait adresser aux économistes.
Septième argument
Les Wallons et le Gouvernement wallon sont très conscients de la solidarité nécessaire avec les Francophones de Bruxelles et de la périphérie bruxelloise comme d’ailleurs des Fourons. Politiquement, la Communauté Wallonie-Bruxelles est le signe de cette solidarité.
Mais Bruxelles est devenu une charge ou une contrainte pour la Wallonie. En raison de Bruxelles, on ne peut que difficilement transférer l’enseignement et la culture à la Région wallonne. Pourtant, ces deux matières font partie, non seulement de l’identité wallonne mais on admet qu’elles contribuent aussi au développement économique. D’ailleurs, ceux qui reprochent à la Wallonie une déficience de son enseignement devraient aller plus loin et oser proposer son rapatriement dans les compétences de la Région wallonne.
CONCLUSION
Le développement économique de la Wallonie est en route: les économistes et certains milieux intellectuels bruxellois doivent le comprendre et bannir des expressions comme déclin, crise, lent réveil, etc., à propos de l’économie wallonne. C’est, en effet, le plus mauvais service qu’ils peuvent lui rendre. C’est, aussi, une certaine forme de mépris à l’égard des Wallons eux-mêmes.
- 1. Le Monde Diplomatique, octobre 2000, Le Point, 24 novembre 2000, Le Vif/L’Express, 14 décembre 2000 notamment.