Enseigner la Wallonie et l'Europe

Toudi mensuel n°45-46, avril-mai 2002

Il ne fait pas de doute qu'il existe un puissant mouvement intellectuel en faveur de la suppression de la Communauté française qui trouve des relais dans le monde politique (certains PS mais qui ont mis une sourdine pour le moment à cette revendication), le monde syndical (la plus importante centrale syndicale d'enseignants la CGSP), et enfin dans l'opinion publique. L'un de ces groupes est la Fondation wallonne P-M et J-F Humblet animée par plusieurs professeurs et chercheurs de l'UCL mais ouverte largement sur les autres universités. De tels centres de pensée et de réflexion devraient se multiplier. Car la suppression de la Communauté française n'est qu'une condition nécessaire pour une Wallonie parvenant à la souveraineté. Tout projet politique s'inscrit également dans un projet intellectuel et éthique. Le livre dont nous allons parler est la démonstration éclatante que ce projet est en voie de construction. Il reste aux enseignants, aux politiques, aux citoyens à s'en inspirer.

La Fondation wallonne vient en effet de publier un livre qui est en fait la transcription d'un colloque organisé en octobre 2000 Enseigner la Wallonie et l'Europe (sous la direction de Marie-Denise Zachary et Luc Courtois, Fondation, LLN, 2001). Le travail réalisé est d'une exceptionnelle qualité.

La nécessité de l'affirmation wallonne

D'emblée Jean Pirotte décrit l'un des handicaps fondamentaux de toute action wallonne. Il vaut la peine de le citer longuement (Réflexions liminaires: de la Wallonie à l'Europe: l'intégration des identités):

«La Wallonie, jouissant depuis peu d'une autonomie importante, peut-elle se passer de travailler son identité, de donner d'elle, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, une image cohérente? Pour les nouveaux pouvoirs wallons préoccupés du redémarrage de la région, l'illusion serait grande de croire qu'il est possible de se concentrer sur l'économique en négligeant le mental... parce que les êtres humains n'ont prise sur le monde réel qu'à travers un système de représentations. Comme toute firme se présentant sur le marché, comme toute société cherchant à être reconnue par ses semblables, la Wallonie, si elle veut s'épanouir en tant que telle, se mettra en quête d'une identité, cherchera à soigner son image, voudra mobiliser les énergies autour d'un certain consensus. Une réactivation culturelle apparaît comme le point de départ nécessaire d'un démarrage du développement.

Le fait que les Régions, qui doivent être les moteurs du renouveau économique dans la Belgique nouvelle, n'aient pas de compétences culturelles empêche leur visibilité. Les régions économiques sont des unijambistes devant faire des prouesses d'équilibre avec les seules armes économiques: l'autre jambe, celle de la culture, elles n'en ont pas la maîtrise. Et pourtant, c'est au domaine culturel que se rattachent la visibilité intérieure et extérieure, l'éducation sans négliger le prestige. La Région wallonne doit donc opérer ce tour de force de mobiliser tous les acteurs du renouveau économique sans armes psychologiques, culturelles.» (p.30). Jean Pirotte cite aussi judicieusement G.Burdeau sur l'idée que la nation est une... idée, raison pour laquelle il sera toujours difficile de trancher par le seul constat le problème de savoir si la Wallonie est une région ou une nation. Nous dirions que la recherche historique, la réflexion intellectuelle comme la création artistique font partie de la fondation de la nation comme volonté, ce qu'illustrent tant les travaux de la Fondation que ceux de l'Institut Destrée et bien d'autres centres de pensée et d'action.

Le maintien dangereux de la Communauté française dite «Wallonie-Bruxelles»

On se pose la question de savoir comment il est encore possible de maintenir sur la Wallonie un pouvoir politique bicéphale dont l'un répond de compétences matérielles (économie, aménagement du territoire, travaux publics, commerce extérieur pour la Wallonie), et l'autre des matières culturelles et scolaires (pour la Communauté dite «Wallonie-Bruxelles»). Ce sont deux pouvoirs politiques distincts. Le pouvoir wallon a des comptes à rendre à la Wallonie, le pouvoir communautaire à... c'est difficile à dire en fait. Le pouvoir communautaire a plutôt des comptes à rendre à des professions: surtout dans le domaine culturel et scolaire ou encore à des secteurs d'activité. Le fait qu'il soit responsable devant un parlement qui n'est pas composé d'élus directs (le Parlement de la Communauté se composé des députés wallons et de députés bruxellois), est au fond très significatif. Il n'est pas véritablement en charge d'un pays. Il est en charge de deux Régions mais les populations de ces deux Régions ne s'unissent pas vraiment face à ce Pouvoir qui les divise tout en les confondant.

Il est vraiment caractéristique de voir que c'est la Wallonie que l'on met en cause en Belgique, que c'est elle dont on dit qu'elle est en retard sur la Flandre, que c'est elle qui est ressentie comme perdante par ses habitants - échec qu'il faut fortement relativiser mais dont les médias francophones s'échinaient jusqu'il y a peu à durcir encore les traits et à renvoyer l'image à leurs utilisateurs comme pour bien les persuader qu'ils avaient bien toutes les raisons de désespérer. En même temps et paradoxalement, il existe un fort courant dans l'opinion de réserve à l'égard de tout «nationalisme». Cela plonge ses racines dans les mentalités forgées par l'école. Très longtemps celle-ci, comme partout ailleurs en Europe, a impulsé un patriotisme national belge pour finir par s'en détacher après la seconde guerre mondiale. On insiste bien sur le fait de prendre conscience de nos «racines» et de notre «patrimoine» mais pour ajouter aussitôt que «toutefois, le patrimoine n'est pas que régional, il est aussi européen, occidental et mondial; À ce titre, Roger de la Pasture, Voltaire, la pyramide de Khéops, le Coran la muraille de Chine, un bronze du bénin, la déclaration, des droits de l'Homme... font partie de notre patrimoine.» (Jean-Louis Jadoulle, Enseignement de l'histoire et enracinement wallon , pp 95-113, citation p.106 de Ministère de la Communauté française. Programme d'histoire du premier degré de l'enseignement secondaire organisé par la Communauté française). L'auteur de l'article conclut à l'absence quasi complète de toute référence à la Wallonie. Par peur, pense l'auteur, de retomber d'une histoire nationaliste belge à une histoire nationaliste wallonne. L'auteur doute que le programme actuel réalise «le projet d'enraciner nos élèves tout en les ouvrant à la diversité culturelle» (p.108). Il est bien probable que ces programmes ne mènent qu'à des jeunes qui ne sont ni «enracinés» ni «ouverts» dans la mesure où, à notre sens, les racines sont tellement vagues qu'elles ne peuvent être perçues comme telles et dans la mesure où l'ouverture proposée s'étire du vague au vague.

Marcella Colle ex-inspectrice d'histoire dans la Communauté regrette que la Wallonie est une réalité qui n'est le plus souvent évoquée «qu'en opposition à la Flandre» (De L'histoire régionale à l'histoire mondiale).

L'identité des êtres humains d'aujourd'hui

Jean-Marc Ferry - dont nos lecteurs connaissent les idées - intervint à ce colloque pour proposer une éducation européenne «postnationale» insistant sur le fait qu'il faut «surmonter l'autocentrement des mémoires nationales». Il poursuit aussi cette leçon, d'une manière qui n'est pas assez soulignée lorsque l'on parle d'ouverture aux autres cultures: «Familiariser avec l'histoire des autres, c'est bien. Mais mieux: avec l'histoire des relations entre "nous" et les "autres", ce qui n'est ni l'histoire propre ni l'histoire des autres.» (pp.52-53). On pourrait se demander si, par «ouverture» sur les racines de «notre patrimoine», on n'annihile pas toute démarche vers autrui dans l'enseignement.

Et de fait, quelle est la place qui est faite à l'histoire de la colonisation belge et des crimes qui y sont liés? L'universalisme de notre enseignement de l'histoire et la mise au grand fourre-tout de «Voltaire et la muraille de Chine» présente cet intérêt (sans doute involontaire) de nous exempter de toute réflexion sur notre histoire, de nous préparer à une Europe que nous subirons et pas à laquelle nous participerons comme citoyens marqués par l'histoire de leur propre pays.

Ce qui nous apparaît si décevant dans la Belgique telle qu'elle est et telle qu'elle diffuse son esprit via la «Communauté française», c'est que tout semble finalement s'effacer de telle manière qu'il n'y ait plus rien à construire de façon citoyenne. On pourrait faire la critique à l'enseignement francophone belge qui, certes, n'autocentre pas, de décentrer à ce point que tous les repères s'effacent.

Un regard sur le Québec

On méditera à cet égard la remarque de Nathalie Tousignant qu'il vaut la peine de reproduire en entier: « Quelle histoire pour une entité subnationale? Pourquoi utiliser l'adjectif "subnational" plutôt que régional ou provincial? D'entrée de jeu, cela pose le problème de la définition du cadre référentiel. Nous avons choisi le Québec comme point d'ancrage. Les autres dénominations tels que le Canada ou le Canada français renvoient à des conceptions de l'espace géographique: la première se réfère à la réalité institutionnelle d'une fédération constituée depuis 1867, sur la base de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, tandis que la seconde évoque une vision déjà historisante de la présence française, héritière d'une première colonie, perdue au profit de l'Angleterre. Choisir le Québec, c'est à la fois choisir une unité territoriale homogène, bien délimitée, si l'on fait exception de la dispute avec Terre-Neuve à propos du Labrador, et autonome, dans les limites imposées par le fédéralisme canadien. Y a-t-il une équivalence à trouver parmi ces trois référents possibles? Chacun correspond à une conception, à une représentation, à un projet politique distincts. Du point de vue d'un Québécois, les trois concepts renvoient à des réalités qui se recouvrent mais qui ne sont pas toujours synonymes. Si l'on tente la comparaison, avec la Wallonie, c'est équivalent à se demander si la Belgique, la Belgique francophone et la Wallonie sont des réalités équivalentes. Tout de suite, on perçoit la distinction entre les trois niveaux. Donc, l'histoire du Québec peut être une histoire nationale, au sens premier, c'est-à-dire l'histoire d'une nation qui cherche à se doter d'un État, mais c'est une histoire subnationale car elle tend à) se démarquer d'un cadre de références institutionnel qui l'englobe.» (Y.Lamonde, Trajectoires de l'histoire du Québec,Montréal 2001 et Allégeances et dépendances: l'histoire d'une ambivalence identitaire, Québec 2001).

Que n'a-t-on pourtant pas dit de l'exceptionnelle complexité belge? Elle n'a rien d'unique. Et mettre en cause la Communauté française ne signifie nullement mettre en cause la valeur qu'elle semble mettre en avant à savoir la langue française. Il arrive d'ailleurs à cette occasion, quand il faut mettre ainsi en balance l'appartenance à la Francophonie et l'appartenance à la Wallonie qu'on stigmatise les défenseurs de la Wallonie en les rappelant à la modestie. Pourtant, cette modestie, personne ne la nie. Et de plus, elle justifie encore moins bien le fait qu'on l'oublie. C'est justement parce que la Wallonie est modeste qu'elle doit s'ouvrir sur les plus vastes espaces qui réclament son engagement et son ouverture. Il faut renverser le sophisme si courant dans les conversations qui consiste à mettre en balance telle appartenance importante (l'Europe, la Francophonie voire simplement la France), et le caractère plus humble de la Wallonie. On ne voit pas que ces ensembles plus vastes trouvent leur enrichissement dans des diversités parfois plus modestes encore que la Wallonie ou comparables. Mais surtout on ignore que s'ouvrir à l'autre en histoire c'est d'abord faire l'histoire de nos relations avec lui, ainsi que le réclame Jean-Marc Ferry.

Ce livre très riche démontre une nouvelle fois le caractère tout à fait précieux de la Fondation wallonne. Nous voudrions encore souligner d'autres richesses du livre mais nous les évoquerons en note (et non pas parce qu'ils seraient secondaires). Dans sa livraison de février-mars, TOUDI publiait un texte signé par Jean Pirotte et Marie-Denise Zachary. Il me semble que l'on peut conclure avec eux qu'il n'y aura d'enseignement formant vraiment la citoyenneté des jeunes wallons que lorsque cet enseignement sera et wallon et européen. Les autres solutions sont toutes boiteuses. L'urgence de l'appropriation par la Wallonie des compétences culturelles et scolaires ne repose pas seulement sur des nécessités économiques ou politiques (comme par exemple, la nécessité d'un pouvoir un dans le cadre d'opérations comme le Contrat d'avenir ). Elle repose aussi sur une nécessité éthique qui s'ancre en Wallonie mais qui dépasse la Wallonie; comme toujours, c'est l'homme qu'il faut sauver ici en sauvant ses racines, son identité c'est-à-dire aussi son avenir et son ouverture sur le monde.