L'espéranto : un imaginaire transnational ?

Volapük et Espéranto vers 1880 - 1939
Toudi mensuel n°41, septembre-octobre 2001

Esépranto

Espéranto

«Toute discussion théorique est vaine, l'espéranto a fonctionné» écrit le linguiste Antoine Meillet au lendemain de la grande Guerre1. Sans être partisan de la langue internationale artificielle, Meillet coupe court aux arguments linguistiques et déplace le centre de la discussion de la théorie linguistique vers la pratique sociale de l'espéranto. On peut prendre argument de la faiblesse des chiffres, du peu de locuteurs pour minorer l'importance de la question, l'argument est recevable, mais ne permet pas de récuser une réalité, la langue internationale espéranto connaît une réelle diffusion dans la première décennie du XXe siècle et dans l'immédiat après-guerre. Elle entraîne la création d'une culture espérantiste plus ou moins partagée par une collectivité de locuteurs vivant au sein de différents États. Cette culture, qui ne peut pas être assimilée à une tradition, ou être définie comme l'âme d'un peuple,; peut être qualifiée de transnationale, en suivant la définition proposée par B.Badie et M.C.Smouts: c'est un système de significations communément partagée par les individus qui tentent de s'affirmer comme membres d'une même collectivité2.

Cette affirmation collective est cependant faible, les espérantistes ne constituent pas un groupe uniforme. Les lignes de fractures entre locuteurs sont nombreuses. Les uns, militaires ou commerçants, ont une vision, un imaginaire utilitariste de la langue internationale qui doit leur permettre de résoudre des difficultés de communication pour mieux pratiquer leur métier. Pour d'autres, militants catholiques, francs-maçons ou ouvriers, l'espéranto s'ancre dans un ensemble de références différent. Il s'agit davantage de retrouver, de créer ou recréer une communauté humaine, un universalisme disparu ou à venir, mais il ne s'agit pas de la même communauté pour ces acteurs. Dans ce cas, la pratique de la langue est dotée d'un contenu messianique, qui dépasse les appartenances nationales, les met en cause et propose un autre monde aux locuteurs. Mais ce monde relève moins de l'espéranto que d'une culture catholique, franc-maçonne ou d'un internationalisme ouvrier.

Partageant l'attente d'un autre monde, d'un monde différent, se trouvent également les partisans d'un nouvel ordre mondial, d'un internationalisme organisé, qui voient dans la conciliation internationale dans la Société des Nations, dans la paix internationale, une solution d'avenir. Mais l'évolution de ces hommes n'est pas univoque. Gaston Moch recherche d'abord un pacifisme, une fraternité internationale: il abandonne pendant la guerre toute velléité internationale, et se fait le vecteur d'une hostilité tranchée et définitive pour les langues internationales. Henri La Fontaine, au contraire, hostile au tournant du siècle aux idées défendues par Moch, les épouse au lendemain de la guerre et se fait l'instrument de l'introduction du débat espérantiste dans l'enceinte de la Société des nations. En d'autres termes, les locuteurs de l'espéranto, venus d'horizons différents, recherchent dans la langue internationale des applications diverses. Cette absence d'homogénéité chez les espérantistes implique une difficulté pour les nommer: la communauté espérantiste n'existe que par la référence à la langue, et la construction du peuple et de la nation espérantistes n'est le fait que d'une minorité.

L'apprentissage de l'espéranto introduit des zones de contact entre locuteurs issus d'horizons politiques ou religieux différents: les lignes de partage habituelles ne s'appliquent pas à ces hommes et femmes. pacifistes et militaires, dreyfusards et antidreyfusards, bourgeois et prolétaires militants, catholiques et francs-maçons cohabitent dans les clubs qui, au début, revendiquent leur neutralité et refusent toute discussion qui ranimerait les passions franco-françaises. Ces hommes s'inscrivent bien dans leur époque, et la recherche d'une langue internationale est une réaction face à la constatation d'un élargissement des horizons nationaux et à la diminution des distances induites par le progrès technique. De la même façon, ils empruntent leurs références à leur temps, que ce soit pour penser l'universel, l'international ou le national. Gramsci en affirmant que «l'espéranto est une utopie», dénie au mouvement créé par cette langue toute histoire, toute inscription dans l'histoire, il le rejette comme une impossibilité. Michèle Riot-Sarcey, dans Le réel de l'utopie3, affirme que qualifier d'utopie un projet est le fait, au moins au XIXe siècle, des «hommes de pouvoir, attachés à perpétuer des rapports de domination»: par l'emploi du terme «utopie», ils disqualifient l'adversaire. Cette analyse s'applique également au débat linguistique: les tenants des langues internationales artificielles produisent un discours sur la difficulté d'apprendre et de maîtriser des langues étrangères, et proposent leur langue comme une solution, qui induit des modifications dans les rapports de domination sociale: la maîtrise d'une ou de plusieurs langues étrangères est un facteur d'intégration à une élite. La proposition d'une langue artificielle, facile par définition, porte en elle-même une dimension révolutionnaire, elle met en cause un rapport de domination. Le qualifier d'utopie, c'est tenter de la discréditer, et du même coup, de perpétuer un rapport de domination. Il est à ce titre remarquable que la plupart des travaux historiques, fondés sur des analyses prosopographiques, ne retiennent pas la maîtrise des langues étrangères pour situer les personnages et rendre compte de l'avantage que constitue cette ouverture sur l'étranger au sein d'un groupe donné. En ce sens, Gramsci perpétue un rapport de domination en déniant tout caractère historique à l'espéranto qui s'avère pourtant porteur d'une pensée critique. Cette pensée critique contient cependant une projet politique utopique, quand quelques espérantistes rêvent d'un peuple et d'une nation espérantistes. Dans ce cas, cette pensée constitue le réel de l'utopie, car, même si elle n'est pas partagée par tous les espérantistes, elle pousse à ses limites extrêmes la relation établie entre langue et nation, et traduit un rêve ou une aspiration à une fraternité universelle qui, loin de triompher dans l'Europe du vingtième siècle, sont cependant récurrents, latents et diffus4, et, ainsi que l'écrit avec précaution Jean-François Bayart, le rêve est peut-être «l'une des procédures fondamentales de la globalisation, par lesquelles s'effectue l'hybridation des représentations culturelles.»5

En suivant l'analyse proposée par Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts, la culture est un des facteurs qui donne un sens à la notion d'identité et agit sur la construction identitaire. Cette culture «concourt à déterminer la probabilité d'une mobilisation identitaire: celle-ci n'a de chances de se réaliser que si elle fait appel à l'identification d'un groupe dans lequel les individus se reconnaîtraient de façon prioritaire»6. Or dans le cas de l'espéranto, la culture est loin de permettre une identification prioritaire. Les locuteurs sont porteurs en effet d'autres identités qui relèvent de cultures et d'imaginaires plus forts et plus mobilisateurs. Ces derniers sont partagés par nombre d'opposants irréductibles à la langue artificielle.

Un premier courant se nourrit d'un imaginaire nationaliste, et de ce point de vue, Hitler n'est pas isolé, il s'enracine bien dans une internationale nationaliste qui utilise par-delà les frontières des mêmes arguments, des mêmes référents. Paradoxalement, l'hostilité se retrouve également chez des partisans de la société internationale. Ces hommes présupposent que le développement des relations internationales réside dans la seule volonté des États, seuls acteurs internationaux aptes à négocier et à se rencontrer, à l'exclusion de tout autre acteur. C'est la position de Paul d'Estournelles de Constant qui s'inscrit en faux contre les langues internationales. Nationalistes et internationalistes français portent en plus un fardeau, ou se veulent les instruments d'une mission nationale: la vocation de la France à incarner les valeurs de l'universalité. Ces hommes s'intègrent ainsi dans une célébration nationale de l'universel. La langue appartient à ce patrimoine: développer la langue, c'est développer l'influence française et donc les valeurs universelles; nier ou critiquer ce patrimoine, c'est nuire à la France, à la Grande nation. C'est mettre en cause une donnée centrale de l'identité nationale française. L'opposition trouve également des partisans chez les linguistes et les grammairiens qui voient dans la langue un objet doté de vie propre, traduction d'un génie national: passer d'une langue naturelle à une langue artificielle est un non-sens, une impossibilité qui ne mérite pas d'engager la discussion.

Malgré leurs différences, ces opposants partagent un référent commun, l'attachement à la langue imaginée comme le coeur de la communauté nationale, voire comme sa justification même. Cette approche tend à déifier la langue, à en faire la cause de la construction nationale qui en retour se doit de la défendre et de la propager. La langue se confond ainsi avec la civilisation, qui avant d'être occidentale, est d'abord pensée comme française, allemande, italienne, etc. Penser en terme de civilisation occidentale est déjà difficile dans un imaginaire national, car c'est admettre qu'un partage culturel est possible, que les cultures nationales des pays d'Europe possèdent des traits communs et il lui est impossible de penser en termes d'universaux. L'attachement à la langue nationale devient le marqueur d'une allégeance à la nation; permettre le bilinguisme ou le multilinguisme, c'est donner la possibilité à un individu d'effacer son allégeance particulariste et de se soumettre à une allégeance concurrente. Dans ce cas de figure, la langue, confondue avec la culture, est considérée comme équivalent à l'identité: parler une langue, c'est posséder une identité. Or l'imaginaire nationaliste ne peut concevoir une allégeance à la nation dans un cadre bilingue ou mulilingue.

Trouver une langue universelle est un lieu commun de la pensée chrétienne. Les réponses pratiques, Volapük et espéranto, qui sont trouvées datent de la fin du XIXe siècle, lorsque le besoin de communications entre les populations se fait plus important avec la croissance des flux internationaux et transnationaux. Ce sont à la fois des réponses trop tardives et trop précoces. Trop tardives car elles apparaissent à un moment où d'autres réponses sont trouvées avec le développement du bilinguisme dans le cas des migrations de population, le développement de la scolarisation et l'apprentissage des langues étrangères, qui succèdent en France à l'apprentissage du latin lors de la réforme de 1902. Réponses trop tardives encore, car l'imaginaire national triomphe. La réponse est également trop précoce car l'imaginaire international n'est qu'à ses balbutiements et la nouveauté transnationale n'a pas encore véritablement de place dans l'espace public: les États sont les acteurs principaux des relations transfrontalières.

D'autre part, ce n'est pas un hasard si l'Espéranto et le Volapük rencontrent un horizon d'attente, une clientèle en France. Cela naît de l'affirmation récurrente de l'incapacité française à apprendre les langues étrangères, affirmation connexe à la revendication d'un français langue universelle. C'est encore en France où le terrain linguistique est le mieux préparé, relativement aux autres États européens: l'État français joue traditionnellement un rôle dans les questions linguistiques. La régulation du français s'opère depuis le XVIIe siècle par les actions conjuguées, ou l'immobilisme, de l'Académie française et du gouvernement. La réforme orthographique inachevée mobilise les opinions autour de la langue, qui apparaît trop difficile à certains, devenant ainsi un obstacle à la démocratisation de l'enseignement. Pour d'autres au contraire, la difficulté du français est l'un de ses charmes, et participe au fonctionnement d'une société aristocratique. On touche là à une tension franco-française récurrente, c'est celle de la démocratisation, de la République et des valeurs républicaines.

Or, au début des années 1880, après la défaite face à la Prusse, une inquiétude sourd, alors que la France est isolée diplomatiquement, la place du français dans le monde est menacée. En supposant que la langue française participe de la puissance de la France, y toucher, c'est mettre cette puissance en cause. La réaction passe par l'élaboration d'une politique volontariste destinée à propager le français pensée comme le vecteur de la culture et des valeurs universelles françaises. C'est le rôle de l'Alliance française, soutenue par les pouvoirs publics. Le thème de l'expansion organisée du français est lancé. la diffusion du français permettrait ainsi d'assurer et de développer la culture internationale identifiée à la culture française. Partant du même constat, d'autres Français estiment que la bataille linguistique est perdue, ou qu'elle mène à la guerre: le handicap français dans le commerce international est attribué à la mauvaise maîtrise des langues étrangères utilisées dans les pays avec lesquels on commerce, et la France n'a pas les moyens de gagner une guerre, fût-elle commerciale. Pour pallier ce handicap et sortir de la logique de la guerre des langues, l'espéranto apparaît comme une solution.

Mais face à des imaginaires nationaux mobilisateurs, à des identités nationales construites, établies ou offensives, ou à des imaginaires internationaux qui tente de structurer l'identité de la communauté internationale, l'universalité n'est pas un élément qui produit une identité suffisante, assez forte pour s'opposer à des identités nationales. L'espéranto constitue un imaginaire faible, qui ne peut pas entraîner de larges mobilisations identitaires. Il n'en reste pas moins que les espérantistes appartiennent au «réel de l'utopie» et ont nourri un imaginaire transnational.

(*) Institut d'Études politiques de Paris, Cycle supérieur d'Histoire du XXe siècle; Dossier de candidature à l'habilitation à diriger des recherches. Extraits. Sous la direction du Professeur Pierre Milza.

  1. 1. Meillet Antoine, Les langues dans l'Europe nouvelle, Paris, Payot, 1918, p. 321.
  2. 2. Badie Bertrand, Smouts Marie-Claude, Le retournement du monde. Sociologie de la scène internationale, Presses de la FNSP, Dalloz, Paris, 1992, p. 24
  3. 3. Michèle Riot-Sarcey, Le réel de l'utopie, Paris, Albin Michel, 1998 310 p. Elle a une heureuse formule p. 262: «À mon sens, les utopies, dans la réalité qui les a vues naître, appartiennent à l'histoire.»
  4. 4. Armand Mattelart, Histoire de l'utopie planétaire, de la cité prophétique à la société globale, Paris, 1999, pp. 7-12.
  5. 5. Jean-François Bayart, L'illusion identitaire, Paris, Fayard, Paris, 1996, p. 146
  6. 6. Bertrand Badie, Marie-Claude Smouts, Le retournement du monde. Sociologie de la scène internationale, Paris, Presses de la FNSP, Dalloz, 1992, pp. 26-27.