1950 - 2000 : 50 ans de démocratie économique ?
1.Le fruit d'une union nationale née sous l'occupation
C'est entre le 25 février et le 6 mars 1950 qu'ont eu lieu les premières élections sociales aux Conseils d'entreprise. Avec déjà une dérogation à la Loi du 20 septembre 1948, via un Arrêté du Régent en date du 23 novembre 1949 qui élève les seuils d'obligation d'élections à 200 travailleurs au lieu des 50 initialement prévus. Jamais d'ailleurs ce chiffre de 50 ne sera respecté : ainsi, en ce mois de mai 2000, qui voit donc le siècle d'existence des Conseils d'Entreprise, on en était à 100.
Quatre années plus tôt, soit en 1954, vont se dérouler les premières élections aux Comités de Sécurité et d'Hygiène devenus, en 1996, les Comités pour la Prévention et la Protection au Travail alors que, quelques années plus tôt, en 1947, avaient été reconnues les délégations syndicales modulées en fonction du nombre de travailleurs. Les P.M.E., aujourd'hui, y échappent toujours.
Il faudra attendre la Loi du 21 janvier 1975 pour voir l'obligation de créer des Conseils d'entreprise étendue aux entreprises à finalité non économique comme, par exemple, les cliniques et les écoles libres.
Tous ces acquis, concrétisés dans les années qui ont suivi l'après-guerre 40-45, relèvent d'une longue gestation, conséquence directe des luttes ouvrières du 19ème siècle. Ainsi, après les grèves de 1886, des Conseils d'Industrie et du Travail sont-ils instaurés. Ceux-ci sont élus par les patrons et les travailleurs, ces derniers se présentant sur base individuelle et non, comme actuellement, sur des listes syndicales. Aujourd'hui encore, et singulièrement d'une manière plus accentuée encore depuis la Marche Blanche, il est des voix réclamant ce type d'éligibilité.
Jusqu'en 1914, cette forme de concertation est purement formelle sans que ne s'améliorent vraiment les conditions de travail dans les entreprises.
La Révolution russe, en 1917, qui a instauré les Conseils ouvriers, les Conseils d'usine en Autriche (en 1920) abolis d'ailleurs dès l'accession au pouvoir des Nazis, et ceux créés en Tchécoslovaquie dès 1921 constituent autant de pistes potentielles pour le Mouvement Ouvrier .
En 1920, la Commission syndicale du Parti Ouvrier Belge se donne comme objectif la constitution de conseils d'entreprise. L'année suivante, elle exprime sa volonté de la voie prolétarienne d'imposer le contrôle syndical des industries qui doit aboutir à la socialisation de tous les moyens de production.
On est évidemment aujourd'hui loin du compte : le contrôle syndical s'effiloche un peu plus chaque jour face à la mondialisation et plus personne, dans un contexte d'économie de marché, n'ose encore rêver à cette socialisation. Le Parti Socialiste lui-même a intégré le néolibéralisme comme facteur de développement économique et social à encadrer par des législations à caractère social.
Les organisations syndicales majoritaires F.G.T.B et C.S.C. ont, entre-temps, élaboré peu à peu leurs stratégies respectives et antinomiques même si, de manière circonstanciée, elles parviennent à constituer un Front commun face au Patronat et au pouvoir politique devenu, peu à peu, au cours des années d'austérité, un troisième partenaire aux négociations intersectorielles.
En quoi ces stratégies sont-elles, fondamentalement, antinomiques ?
Denis CAUDRON, dans un article intitulé L'alternative syndicale...dans un certain sens (Libres dans le Libre. Publication du S.E.L./S.E.T.C.a. Mai 2000) l'explique fort bien :
«L'une (à la C.S.C.), dans une certaine optique personnaliste, situe d'avantage la question sociale au niveau des relations intersubjectives, se réfère essentiellement au thème de la participation des travailleurs à l'oeuvre commune dans une perspective interclassiste et prône, parfois dans les textes, souvent dans l'action, l'idéal de la cogestion ou encore insiste selon une modalité plus douce sur la nécessité d'un syndicalisme de participation.
L'autre tendance, quant à elle (à la F.G.T.B.), en référence à une approche matérialiste, analysant la constitution et le fonctionnement de la société en termes de lutte des classes, refuse de considérer une communauté d'intérêt entre employeurs et employés, privilégie le thème du contrôle et assigne clairement à l'organisation syndicale un rôle de contre-pouvoir.»
Les choses ne sont, bien évidemment, ni aussi claires, ni aussi tranchées dans l'action. Ainsi, par exemple, au niveau de l'Enseignement officiel, la C.G.S.P. prône-t-elle ouvertement une communauté d'intérêt entre enseignants et employeurs. Elle est même présente dans certains conseils d'administration, s'inscrivant de la sorte dans une logique participative. Mais bien que ces deux courants soient présents dans les deux organisations, le premier est majoritaire à la C.S.C., le second à la F.G.T.B.
Revenons, toutefois, aux années 40-45 où vont réellement se concrétiser, dans la clandestinité, les aspirations des travailleurs à une démocratie économique.
Les organisations syndicales existantes sont interdites et remplacées par l'Union des travailleurs manuels et intellectuels (U.T.M.I.), pour satisfaire aux exigences de l'occupant de disposer d'une organisation unique corporatiste. L'activité syndicale clandestine va s'organiser très vite, principalement autour d'André RENARD et des Comités de lutte syndicale (C.L.S.) d'obédience communiste. Le Mouvement Syndical Unifié (M.S.U.) d'André RENARD publie en 1944 une charte qui constituera le fondement des compétences attribuées aux Conseils d'Entreprise plus tard. Ainsi y prévoit-on le contrôle de l'embauche et du débauchage devenu dans la Loi de 1948 la faculté d'examiner les critères généraux à suivre en cas de licenciement et d'embauchage des travailleurs (article 15 e). Ainsi le contrôle de l'application des lois sociales et des conventions collectives se retrouve-t-il sous la forme suivante : veiller à la stricte application de la législation industrielle et sociale de protection des travailleurs (idem, d). La même charte définit le contrôle comme le droit de régler paritairement, avec les représentants de la direction, des questions comme les salaires, l'organisation du travail, la désignation du personnel de maîtrise. Dans ce même article 15, au point f, on retrouvera le même objectif : veiller à l'application des dispositions générales intéressant l'entreprise, tant dans l'ordre social qu'au sujet de la fixation des critères relatifs aux différents degrés de qualifications professionnelles. Quand on sait que l'article 16 stipule que les délégués de l'employeur ne peuvent être en nombre supérieur à celui des délégués du personnel, on comprendra que déjà à la fin de la seconde guerre mondiale étaient en place les fondations de ce qu'on appellera jusqu'à aujourd'hui la concertation sociale à la belge.
Les compétences des futurs Conseils d'Entreprise ont fait, durant l'occupation et alors que la victoire des Alliés ne faisait plus aucun doute, l'objet d'un accord entre le mouvement syndical illégal (futures F.G.T.B. et C.S.C.) et les organisations patronales (Comité Central de l'Industrie qui deviendra la F.I.B., puis la F.E.B.). La crainte est grande, chez ces dernières, de voir s'installer un nouvel ordre politique et économique inspiré par des considérations marxistes : le Mouvement Ouvrier clandestin s'est armé dans la Résistance, les Russes ont quasi annexé la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, l'Albanie, ... Elles n'ont pas d'autre choix que de faire des concessions, sur lesquelles d'ailleurs elles n'auront de cesse de revenir au fil des années.
Dans un premier temps, et ce n'est pas anodin, la F.G.T.B. s'opposera à l'accord social daté du 20 avril 1944, celui-ci proclamant implicitement le capitalisme comme un fait accompli. Cet accord, pourtant, sera repris quasi mot pour mot dans la Convention Collective de Travail (C.C.T.) n° 5 du 24 mai 1971. Ainsi, par exemple, les travailleurs respectent l'autorité légitime des chefs d'entreprise et mettent leur honneur à exercer consciencieusement leur travail est-il devenu , à l'article 2 de la dite convention : les travailleurs reconnaissent la nécessité d'une autorité légitime des chefs d'entreprise et mettent leur honneur à exécuter consciencieusement leur travail. Ou encore, les employeurs respectent la dignité des travailleurs et mettent leur honneur à les traiter avec justice (et) s'engagent à ne porter, directement ou indirectement, aucune entrave à leur liberté d'association ni au développement de leurs organisations qui se retrouve tel quel dans la convention.
Dès 1950, au cours de la première campagne électorale, les employeurs reviennent sur leur promesse de ne porter aucune entrave à la liberté d'association des travailleurs : ils licencient à tour de bras les candidats aux Conseils d'Entreprise. La Loi de 48 ne prévoyait, en effet, la protection que des seuls élus. Il fallut une Loi, votée le 18/04/50, donc postérieure aux élections, et avec effet rétroactif, pour les obliger à réintégrer ces travailleurs. Ils avaient obtenu, entre-temps, que le seuil de50 travailleurs pour l'obligation d'une élection soit porté à 200.
La F.G.T.B. recueille 61,42 % des suffrages, la C.S.C. 36,41 % et la C.G.S.L.B. 2,15%. Si cette dernière restera largement minoritaire jusqu'à nos jours, le rapport de force entre les deux premières s'est, quant à lui, inversé au fil du temps. Ce bouleversement dans le paysage syndical sera directement proportionnel à l'affaissement progressif des grands bassins industriels wallons et au développement de bassins industriels flamands. Parallèlement s'installe une culture d'entreprise qui fait la part plus belle à l'implication directe du travailleur devenu un collaborateur plutôt qu'un employé tandis que s'amenuise le concept de contrôle ouvrier pour celui de la participation du travailleur à l'oeuvre commune qu'est devenue l'entreprise.
2. Le piège du mythe de relations sociales non conflictuelles
Très vite, les organisations syndicales vont se rendre compte des limites inhérentes à cette forme de démocratie que sont les Conseils d'Entreprise. Ainsi, dans un des rapports préparatoires au Congrès extraordinaire de la F.G.T.B., on peut lire ceci : en fait, l'expérience de ces 20 dernières années a montré que la Loi du 20/09/48 n'était pas de nature à instaurer la démocratie économique mais qu'elle pouvait aider à poser quelques jalons dans cette voie. Les auteurs de ce rapport stigmatisent d'ailleurs les attitudes prises, consciemment ou non, par les militants syndicaux à l'égard de la participation des travailleurs à l'entreprise.
Si le rapport souligne, comme aspects positifs, le tête-à-tête mensuel entre le patron et les représentants des travailleurs et le fait que le Conseil d'Entreprise est un frein au paternalisme dans les oeuvres sociales (il a pouvoir de décision en cette matière) ou qu'existe une réelle protection des délégués, il n'en souligne pas moins la position ambiguë des délégués ballottés entre une logique syndicale contestant à la fois la gestion, les modes de gouvernement des hommes et l'administration des choses, la répartition des revenus et l'organisation du pouvoir et la logique légale (où) ils sont les représentants de l'ensemble du personnel, dégagés de l'esprit revendicatif, et situant leur action dans l'optique du conseiller, du collaborateur, du gérant. Le rapport conclut d'ailleurs par ces mots très durs : cette croyance irréaliste en une représentation des travailleurs de type non conflictuelle est une cause essentielle de l'insuccès.
Cette ambiguïté, cet antagonisme parfois, seront mieux vécus par la C.S.C., en raison précisément de sa stratégie telle que définie ci-dessus. La C.S.C., d'ailleurs, en 1974, exprimera son souhait de voir les Conseils d'Entreprise se muer en Conseils des travailleurs, ceux-ci devant être appelés, via un conseil de surveillance de l'entreprise, à participer aux décisions. Leurs relais politiques vont chercher à légiférer dans ce sens-là. La F.G.T.B. et le Parti Socialiste s'y opposeront si bien que la tentative échouera.
Quelques années plus tard, la majorité libérale-chrétienne va, via la Loi de redressement du 22/01/85, s'attaquer durement aux Conseils d'Entreprise: suppression des élections sociales dans les Conseils d'Entreprise tombés sous les 100 travailleurs avec reprise des compétences par les délégués C.S.H.E. Cette suppression avait pour objectif et effet de diminuer le nombre de travailleurs protégés. Mieux encore : alors que, jusque là, seules les organisations syndicales ont le droit de présenter des candidats aux élections sociales, on autorise, pour les cadres, des listes «maison». L'attrait pour les listes «maison» n'a jamais réellement diminué. Ainsi, dans l'Enseignement libre subventionné, alors que les Commissions paritaires compétentes créent de toutes pièces des mini-Conseils d'Entreprise dans les écoles trop petites pour en avoir (les Instances de Concertation Locale), et qu'un Arrêté du Gouvernement de la Communauté française rend ces dernières obligatoires, un lobby d'employeurs et de directions menace un moment d'aller en Cour d'arbitrage sous prétexte que ces instances ne sont accessibles qu'aux seuls candidats présentés par les organisations syndicales.
Si l'esprit de la Loi de 48 fut incontestablement trahi en 1985, il le fut aussi, quand sous la pression des C.V.P./P.S.C., bras séculiers de l'Enseignement libre catholique, une Loi faisait échapper ce dernier au révisorat d'entreprise. Privilège d'Ancien Régime sur lequel, depuis, de nombreux parlementaires se sont cassé les dents.
On l'aura compris, un organe chargé d'examiner toutes mesures propres à favoriser le développement de l'esprit de collaboration entre le chef d'entreprise et son personnel ne peut que semer la confusion dans le chef des organisations syndicales et être propice à une certaine culture d'entreprise largement mise en avant par le néolibéralisme ambiant. Comme le proclame la F.G.T.B. au cours de son Congrès de 1971 : le problème n'est pas de participer ou de refuser de participer. Le problème est de savoir s'il s'agit d'une participation pour s'intégrer au régime et aux décisions du patronat ou d'une participation qui conteste. Cette contestation était alors vécue (et le Congrès le dit explicitement) dans une perspective d'autogestion.
Depuis, semble-t-il, on n'en est plus là : le marché et la consommation ont été intégrés par tous.
3. Tentative - timide - d'européaniser la démocratie économique et nouveaux défis mondiaux
Dès 1980, une proposition de directive européenne, dite de VREDELING, prévoit très explicitement des Comités d'entreprise pour les entreprises transnationales. Cette dernière est cependant rejetée par le Conseil des Ministres européens malgré un a priori favorable du gouvernement belge. Il faudra attendre finalement 14 ans pour que cette directive soit adoptée. On est très exactement le 22 septembre 1994. Les décideurs des multinationales européennes se voient obligés d'informer et de consulter leurs travailleurs dans les filiales du groupe. Il reste à traduire tout cela dans le droit belge . C'est chose faite le 6 février 1996, avec la Convention collective n°62.
L'affaire RENAULT-VILVORDE a montré, très vite, les limites d'une démocratie économique à l'échelle européenne, à savoir la difficulté pour les travailleurs d'une même multinationale de communiquer entre eux et d'harmoniser leurs intérêts communs et parfois antagonistes.
Il ne s'agit, bien entendu, que d'un premier pas et qui pourrait s'avérer inutile si le monde du travail ne se dote pas d'outils syndicaux propres à améliorer la démocratie économique et sociale dans un contexte bien différent de celui des débuts des Conseils d'entreprise. Bien différent parce que se profile entre-temps une révolution technologique sans égale : celle de l'informatique.
Dès 1983, une Convention collective (n°39) met en place l'information et la concertation sur les conséquences sociales de l'introduction de nouvelles technologies dans les entreprises. Mais personne n'imagine alors l'ampleur que prendra, une dizaine d'années plus tard, la révolution informatique, laquelle conduira à une globalisation et à une mondialisation des processus de production, en ce compris dans les services. Or, on ne maîtrise même pas l'information et la concertation au niveau européen !
Cette mondialisation met en avant de nouveaux concepts de gestion des entreprises. Concepts très largement inspirés des modèles anglo-saxons : dégraissage de l'emploi (downsizing) et suppression des structures alourdissant le processus décisionnel (donc la concertation) ; réorganisation complète des processus de production (re-engincering) ; externalisation de certaines activités ; introduction de la flexibilité et de l'employabilité (employability). Ces nouveaux concepts n'iront pas dans le sens d'une amélioration des conditions de travail ; que du contraire, puisqu'apparaîtra bien vite, alors qu'on maîtrise de mieux en mieux les maladies professionnelles, ces nouveaux fléaux que sont le stress au travail et le harcèlement sur les lieux de travail. Le législateur belge tente de réagir en 1998 avec une Loi sur le stress au travail, mais cette dernière se révèle bien difficile à appliquer sur le terrain.
Mais ce n'est pas tout. La réorganisation de la production et de la gestion des entreprises vont mettre à mal la structure verticale hiérarchisée sur laquelle justement s'appuyait la Loi de 48 sur les Conseils d'entreprise. Alors que, jusqu'il y a une dizaine d'années, on se trouvait en présence d'entreprises intégrées, voilà que, tout à coup, voient le jour des entreprises en réseaux produisant chacune dans son coin les éléments nécessaires au produit fini. Cette redistribution des cartes, on l'aura compris, ne facilite pas l'information et le contrôle des données fournies.
D'autres formes de travail apparaissent, qui mettent à mal les facultés de mobilisation des organisations syndicales : externalisation, sous-traitance, entreprises franchisées, travail à domicile et intérimaire.
La Loi de 48 s'avère souvent démunie face à ces mutations profondes. Les employeurs remettent en cause non seulement le modèle de concertation économique et sociale qu'elle initiait, mais encore ne s'embarrassent guère pour la contourner via une décentralisation des entreprises et leur éclatement en satellites. La Loi du 5 mars 1999, timidement, tente d'améliorer la situation en matière de contrôle, mais cela s'avère très insuffisant.
Pire encore : l'introduction d'un modèle participatif dans les entreprises. Non par souci d'une meilleure démocratisation, mais de manière à exploiter au maximum les travailleurs. La règle qui était jusque là pour les travailleurs l'exécution des tâches se transforme en engagement total. L'entreprise n'est plus seulement le lieu où le travailleur échange la force de ses bras ou de son cerveau contre rémunération, il est de plus en plus le lieu d'un investissement individuel corps et âme sur un modèle de type familial (une culture d'entreprise). Or, la Loi de 48 est tout à fait inadaptée à ce concept nouveau.
Les organisations syndicales se trouvent donc devant l'impérieuse nécessité de revoir leurs praxis pour réagir efficacement aux défis que leur lance le mode économique.
4. Pistes de réflexion et d'actions en matière de démocratie économique et sociale
À ce point de notre analyse, nous pensons utile de nous pencher un moment sur la pensée d'Élie BAUSSART en matière de syndicalisme. Il nous paraît en effet possible d'y puiser de quoi rendre au combat syndical pour une meilleure démocratie économique et sociale toute la vivacité et l'efficacité qui furent sienne au cours des cinquante années écoulées.
S'il nous semble qu'Élie BAUSSART ne se soit jamais exprimé sur les Conseils d'entreprise comme tels, il n'en a pas moins laissé une abondante production littéraire sur le militantisme syndical. Production qui parfois est dépassée, mais qui, très souvent encore, apparaît comme toujours d'actualité, voire prophétique.
Deux conditions posées par Élie BAUSSART à un militantisme syndical efficace : l'apolitisme et l'idéal. Ainsi écrit-il, dès 1911, alors que syndicat et parti socialistes ne font qu'un et que le syndicat chrétien vit ses premiers balbutiements : «Il faut ... (que) nos masses ouvrières se libèrent enfin de la tutelle des partis politiques et qu'aux revendications d'intérêt immédiat qui préoccupent surtout nos syndicats vienne s'ajouter l'idéal d'une société meilleure... « (Le Catholique, 1911).
Voyons, tout d'abord, l'apolitisme. Ce dernier doit être évidemment replacé dans le contexte de l'époque, à savoir la volonté affichée par Élie BAUSSART de «soustraire les travailleurs chrétiens à la sujétion de la bourgeoisie catholique» comme l'écrit Jean NEUVILLE. (Adieu à la Démocratie chrétienne, EVO. 1973).
Aujourd'hui encore, cette indépendance des organisations syndicales par rapport aux partis «frères» pose encore question chez certains. Ainsi détecte-t-on une nostalgie certaine chez Philippe BUSQUIN quand il écrit : «Il était tout à fait naturel d'adhérer à la fois au parti, au syndicat, à la mutuelle, à la coopérative. Il faut bien reconnaître que cette logique d'une appartenance, d'une militance, voire d'une fonction de responsabilité dans plusieurs piliers ne correspond plus aux nécessités de notre époque». (Aujourd'hui le futur. Ed. Quorum. 1997).
Les partis politiques au pouvoir, quels qu'ils soient, n'ont évidemment qu'un souci, celui d'une intégration harmonieuse des couches sociales qui leur garantisse l'exercice de ce pouvoir.
A l'époque, Élie BAUSSART s'en prend d'ailleurs vertement au syndicat socialiste à qui il reproche d'être «partie intégrante du Parti Ouvrier» alors que «les intérêts économiques de la classe ouvrière sont une chose, les intérêts politiques du P.O. sont une autre chose». (La Démocratie. 18 juin 1919).
Plus près de nous, le philosophe carolorégien Marc MAESSCHACLK écrit : «Face à ce pouvoir normalisateur de la discussion, la seule forme de résistance directe est le conflit ouvert qui permet de manifester les désaccords et les déchirures, qui révèle l'intolérable d'une situation pour ceux qui la subissent.» (Travail pour tous. Ed. Lumen Vitae . 1996).
Ce pouvoir normalisateur évoqué par Marc MAESSCHALCK est bien celui dans lequel se sont trop souvent enfermés les travailleurs via les Conseils d'entreprise. Pouvoir normalisateur qui s'est encore accentué, dès les années 80, par l'entrée d'un troisième larron - le gouvernement - dans ce qui n'était jusque là qu'une bipartite : la concertation à la belge.
Le souci d'une société meilleure affiché par Élie BAUSSART se retrouve au coeur du débat éthique de notre temps. Le néolibéralisme triomphant depuis la fin des régimes communistes à l'Est paraît sans alternative à court terme en tout cas.
Élie BAUSSART avait en horreur le système capitaliste. Il fera du capitalisme le constat sans appel suivant : «La preuve est faite - en marchant - qu'une civilisation matérialiste conduit à la catastrophe : l'homme subordonné à la matière (dont l'argent est le signe grâce auquel elle s'échange) servie comme un dieu, étouffe, faute d'air et de justice, et se révolte.» (Essai d'Initiation à la Révolution Anticapitaliste. 1938) Mais il restait particulièrement lucide quant aux régimes marxistes présentés alors par d'aucuns comme une alternative crédible: «Nul ne sait ... si la révolution qui nous attend bâtira plus sainement que le régime qu'elle aura battu. Car , si la critique que font du régime capitaliste la plupart des mouvements révolutionnaires est justifiée en fait et en droit, il faut bien constater que les principes dont ils se réclament sont entachés du même matérialisme, cause initiale des maux qu'ils stigmatisent avec tant de virulence.» (Ibidem)
Élie BAUSSART tentera de fixer les contours de la société qu'il attend, une société inspirée de ce qu'il appelle l 'humanisme ouvrier et dont il parle en ces termes : «le lieu de confluence de toutes les expériences, de toutes les idées, de toutes les formes immanentes et concrètes d'une société de travail, influant, par un mouvement circulaire, les moeurs, les institutions, les arts, etc., de cette société. Il serait l'élément capital, le plan d'une civilisation qui reposerait sur les valeurs du travail (et non de l'argent) et, en fin de compte, l'expression spirituelle.» (Note I.C.O.)
Chez Élie BAUSSART, on peut parler d'une véritable mystique ouvrière qu'il ne conçoit que dans le cadre «d'une réintégration du christianisme dans la société actuelle et le monde qui se tait». (Discours du XX ème anniversaire). On peut ne pas partager les convictions philosophiques d'Élie BAUSSART. On ne peut, par contre, nier la nécessité de redonner au mouvement syndical son sens premier, celui de mettre l'homme, tout l'homme, au centre de son discours et de sa praxis. Du sujet-consommateur qu'il est devenu, le travailleur doit (re)devenir impérativement le sujet-acteur de sa propre destinée. Et pour le (re)devenir il doit absolument faire table rase des clivages hérités du 19ème siècle, dont le moindre n'est pas le clivage chrétiens/laïcs.
«L'épreuve a été faite», écrit-il, «dans des petits groupes, entre hommes droits, venus de climats de pensée les plus différents. Nous ne dirons pas que l'accord est possible, ce n'est pas assez : l'accord est naturel, dès que les préjugés et les équivoques sont dissipées.». (Ibidem). Mais gare à toute forme de pensée et d'action uniques! «Un rassemblement n'implique aucunement l'abandon des doctrines particulières, la dissolution des groupements existants.» (Ibidem).
Cette invitation à un front commun, à un rassemblement des progressistes a été lancée, rappelons-le en 1938.
Comme l'écrira bien plus tard Marc MAESSCHALCK : «Le premier défi réside dans l'affirmation d'une culture commune de la résistance ... qui consiste à se déconnecter des pratiques d'intégration et d'exclusion justifiées par le discours dominant.» (Travail pour tous, op. cit.)
5. En guise de conclusion provisoire.
Le 50ème anniversaire de la création des premiers Conseils d'entreprise doit être l'occasion, pour les organisations syndicales, de faire le point de leurs acquis en matière de démocratie économique et sociale.
Nous avons pu nous en rendre compte : si la société capitaliste a évolué, si elle a concédé aux travailleurs par le passé certaines formes de contrôle, comme par exemple les Conseils d'entreprise, elle est restée intégralement identique à elle-même, c'est-à-dire axée sur le profit et non sur l'homme. Elle n'hésite pas à le sacrifier sur l'autel de la productivité ainsi que l'a démontré la longue période d'austérité dont, nous dit-on, nous sortons peu à peu.
Face aux profondes modifications de l'organisation du travail, les syndicats se doivent de retrouver, d'une part, la volonté de créer une société nouvelle plutôt que celle de gérer la société actuelle et, d'autre part, celle de faire mettre en place des structures, des praxis adaptées à ces changements. Sans renier le passé, mais sans exclusive par rapport à celui-ci.
«On a enlisé l'Idée sous des monceaux de paperasserie!» s'était écrié Élie BAUSSART dans La Justice sociale du 22 février 1938.
Soixante-deux ans plus tard, ce même cri doit résonner au coeur même des Conseils d'entreprise. Au coeur des pratiques syndicales. L'information, le contrôle ne sont pas une fin en soi. Juste des moyens, parmi d'autres.
La fin n'est pas ailleurs: elle est en nous. Elle est l'homme, la femme. L'idée que nous nous en faisons.
Puissions-nous, militants syndicaux, en cet anniversaire d'un demi-siècle d'élections sociales, nous en souvenir et nous comporter en conséquence.
Outre les ouvrages cités ci-dessus, de nombreuses informations ont été puisées dans : 50 ans de conseils d'entreprise. F.G.T.B. Septembre 1999.