L'Etat-nation dépassé mais non aboli
Cet article qui se veut plus qu'un compte rendu du livre d'Habermas Après l'État-nation, pourra servir aussi d'introduction à la grande interview de Jean-Marc Ferry que nous publierons le mois prochain sur l'État mondial et l'identité d'aujourd'hui.
Une approche philosophique qui n'est pas incantatoire
Il s'agit, certes, d'une approche philosophique mais cela ne signifie nullement une approche purement théorique ou idéaliste. Habermas se différencie nettement d'Hannah Arendt à cet égard. Jean-Marc Ferry nous disait d'ailleurs, l'autre jour, les réserves qu'il avait vis-à-vis d'une Hannah Arendt, elle-même fort hostile à la modernité. Pour elle, qui ne s'est peut-être jamais libérée de la fascination pour Heidegger, les modernes ont trahi la Tradition, cette Tradition qui n'est pas celle des traditionalistes mais qui constitue ce qu'elle appelle, à partir du mot latin «auctoritas», ce qui s'augmente à partir des gestes fondateurs (celui d'Athènes, de Rome, de la Révolution française, des USA, des Soviets). Arendt a tendance à penser que la modernité cherche à rompre complètement avec cette Tradition et ces gestes fondateurs, sans peut-être voir que les modernes ne renient pas la Tradition mais la prolongent de manière critique, c'est-à-dire aussi sélective. L'invocation des «moments de grâce» de la démocratie (l'Agora d'Athènes, les sections de la Commune du Paris de l'an II), contre les dérives actuelles - trop évidentes - de la démocratie dispense d'une étude patiente de ce qui se passe aujourd'hui, et d'élaborer des projets au lieu de seulement se repaître de la démocratie imaginaire des moments fondateurs, qui, sans doute, ne nous semblent idéaux qu'avec le recul. C'est une critique que l'on pourrait faire au manifeste de la revue Immédiatement que nous publiions dans le dernier numéro de TOUDI. Ou aussi une critique que l'on pourrait faire à un parti pris radical contre la mondialisation, tel qu'il s'exprime parfois même dans les colonnes du «Monde Diplomatique».
Apogée puis rapide déclin de l'État-nation
Dans son livre, Habermas montre bien que l'État-nation a connu une véritable apogée après la deuxième guerre mondiale en raison de divers facteurs. Les accords de Bretton-Woods établissent une sorte de «mondialisation» strictement contrôlée (contrôle des changes surtout). À l'intérieur des Etats-Nations, les gouvernements peuvent agir par la voie des méthodes keynésiennes sur les évolutions économiques. Ce qui leur permet sans doute de surmonter les crises mais aussi (ce qui n'est pas souligné par Habermas), de mettre en place un État en raison, à la fois de la peur que fait peser sur les démocraties d'Europe occidentale une URSS victorieuse et désireuse d'en imposer, mais aussi sous la pression d'un mouvement ouvrier qui a pris plus que sa part dans les luttes de libération nationale, les Résistances (en France et en Wallonie peut-être principalement). En France l'État gaulliste institué en 1958, c'est le projet d'un véritable État républicain, indépendant des syndicalismes ouvriers et des coalitions patronales, désireux de s'émanciper de ces tutelles tant extérieures qu'intérieures et que l'on a vraiment tort de confondre avec le bonapartisme. On a parfois pu écrire que la République française a été une Union soviétique démocratique ou «libérale» dans la mesure où l'État pouvait en imposer à tous. «L'État gaulliste», écrit Anne-Marie Guillemard «doté d'une nouvelle capacité d'action, et soucieux de marquer son autonomie [...tente] de déplacer le débat sur la vieillesse hors du champ de la retraite, au sein duquel son rôle se limite à entériner les accords et les compromis reflétant les rapports entre forces syndicales et patronales.»1
Cette Ve République en ses débuts a tenté, pathétiquement en quelque sorte, d'échapper à la mondialisation, en mettant en cause l'hégémonie du dollar, de l'Otan, en cherchant à échapper non à l'Europe, mais à une Europe supranationale dont les développements furent déterminés par la seule pression des intérêts économiques, selon le plan néfaste de Jean Monnet. Habermas fustige les héritiers des supranationalistes à la Spaak, ces «néofonctionnalistes» qui «s'attendent au passage pour ainsi dire " automatique " du grand marché intérieur à l'État fédéral» (p.103). Le terme «automatique» nous le retrouvons souvent dans la bouche de Spaak, homme politique belge réputé «européen», en fait soucieux avant tout d'inscrire son pays dans le système adéquat de servitude (soit l'Allemagne comme il y fut tenté en 1940, soit l'Angleterre durant la guerre, les USA enfin).
Aujourd'hui, l'échec de l'État-nation est patent et sa légitimité s'affaiblit sous la ruée d'un capitalisme débridé et dérégulé qui se joue des frontières et des pouvoirs d'action de soi sur soi de l'État social, de l'État républicain, de l'État démocratique. L'État ne peut plus guère faire valoir au dehors que sa culture et après avoir accompagné toutes les dérégulations, n'a plus la possibilité que de conformer ce sur quoi il peut peser encore (fiscalité, enseignement, infrastructures, lois et règlements divers), aux attentes et aux requêtes du marché mondial en vue de maintenir ses nationaux dans le peloton de tête de la compétitivité.
C'est d'ailleurs parfois dans cette perspective que veulent agir des gens comme Blair et comme Schröder, leur «social-démocratie» n'étant plus en rien une manière de combattre le capitalisme ou d'en limiter les effets destructeurs, mais une façon de s'y adapter activement, certes en vue du bien des populations... Ce qui ne va pas très loin.
Aspect négatif de ce déclin de l'État-nation
Habermas, qui n'est pas du tout un nostalgique de l'État-Nation, au sens d'un nationaliste nostalgique ni même d'un national-républicain, n'a pas la naïveté un peu cynique des mondialistes de toujours, s'estimant au-dessus des nations et par-delà des frontières en raison de leur belle-âme chrétienne, internationaliste, cosmopolite au sens des aristocrates à la Albert Ier.
Voici son diagnostic: «La démocratie de masse de l'État-providence occidental arrive (...) au terme d'une évolution deux fois séculaire, inaugurée par l'État-nation issu de la Révolution (...) Nous devrions nous souvenir de la constellation qui a présidé à ses débuts. Le contenu contrefactuel de l'autonomie républicaine, dont le concept a été formé par Rousseau et Kant, n'a pu s'affirmer par rapport au démenti polyphone d'une réalité tout à fait différente que parce qu'il a trouvé son " assise " dans les sociétés ayant la structure de l'État-nation. À cette époque, l'État territorial, la nation et l'économie politique constituée dans des frontières nationales ont formé une constellation historique dans laquelle le processus démocratique a pu donner lieu à une configuration institutionnelle plus ou moins convaincante. Jusqu'ici, l'idée qu'une partie d'unie société démocratique puisse agir de manière réflexive sur cette société dans son ensemble n'a pu se traduire dans la pratique que dans le cadre de l'État-nation.»(p. 46)
Arrêtons-nous un instant à ces considérations par rapport à ce que nous disions des «belles âmes». Il faut le dire parce que c'est vrai, qu'il s'agisse des organisations révolutionnaires durant ce qu'il est convenu d'appeler les «Trente glorieuses» (1945-1975), qu'il s'agisse des européistes à la Spaak, qu'il s'agisse des soixante-huitards, tout au long de son apogée, l'État-nation, cependant créateur d'un bien-être social, de progrès culturels et démocratiques sans précédents dans l'histoire de l'Humanité fut constamment brocardé. Si, dans cette période, un homme a bien incarné l'indépendance de la nation, la volonté de progrès au dehors et au dedans, c'est bien le général de Gaulle à l'encontre de qui les soixante-huitards, les européistes et les révolutionnaires internationalistes (quoique avec des nuances), firent valoir ce qui déferle aujourd'hui, c'est-à-dire la transgression des frontières, la «liberté», le cosmopolitisme de l'argent. L'esprit de mai 68 a gagné à cet égard au sens où il a détruit. Les leaders de ce mouvement prétendument révolutionnaire ont conquis toutes les places d'où les vieux États ont poussé à cette dérégulation qui les affaiblit pour renforcer le capitalisme. Singulier aboutissement! Les révolutionnaires sont écrasés et les supranationalistes ont fait alliance avec les prétendus contestataires.
Les contradictions des nationaux-républicains
C'est face à cela que s'insurgent ceux que l'on appelle en France les «nationaux-républicains» (dans l'ordre de la pensée, Taguieff, Debray, Todd, Gallo, Nicolet: dans l'ordre de l'action, Chevènement, Séguin, Pasqua) ou les communautariens dans l'espace anglo-saxon (Charles Taylor, Michael Waelzer). Ils signeraient probablement des deux mains l'éloge que fait Habermas de l'État-nation: «La conscience nationale apporte à l'État territorial, constitué dans les formes du droit moderne, le substrat culturel qui lui assure la solidarité citoyenne. Du même coup, les liens qui se sont développés entre les membres d'une communauté concrète, et donc sur la base d'une familiarité personnelle, se transforment en une solidarité nouvelle, cette fois plus abstraite. Bien qu'ils soient et restent des étrangers les uns pour les autres, les membres d'une même " nation " sont responsables les uns pour les autres, au sens où ils sont prêts à faire leur service militaire ou à supporter la charge des impôts destinés à la redistribution. En Allemagne fédérale, la péréquation financière entre les Länder est un exemple de ce qu'un ordre juridique à la fois égalitaire et universaliste attend de la volonté de ses citoyens de se porter garants les uns des autres.» (p.52)
C'est en se souvenant de cela que les nationaux-républicains et les communautariens s'opposent à la mondialisation. Le problème, c'est que cette requête, qui n'est nullement purement nationaliste comme on le croirait, n'est paradoxalement pas assez républicaine ou démocratique, dans la mesure où elle pose un Etat-Nation qui manifestement n'est plus assez puissant pour se porter à la hauteur des échanges, des puissances et des flux où le néolibéralisme se joue des requêtes d'Etats-Nations dépassés.
Aux requêtes des nationaux-républicains, Habermas fait observer que, « Dans les conditions nouvelles de la constellation postnationale, l'État national ne peut pas reconquérir sa puissance d'autrefois en adaptant la "stratégie du hérisson". Le protectionnisme néonationaliste est incapable d'expliquer comment une société mondiale pourrait se redécomposer en ses segments - sauf à mener une politique à l'échelle de la planète, que ce même néo-nationalisme considère, à tort ou à raison, comme une chimère.» (p.78). Il y a donc là une formidable contradiction.
La barbarie néolibérale
Nous l'avons vu avec l'article d'Habermas sur la chute du mur de Berlin La révolution d'après-coup paru dans TOUDI annuel 1989 et commenté à nouveau l'an dernier), celui-ci, bien que se réclamant toujours en quelque mesure du marxisme, a abandonné l'idée d'une révolution populaire qui tirerait en quelque sorte automatiquement de la conclusion finale - victorieuse pour les ouvriers - de la lutte des classes, une société à nouveau ordonnée à l'humain. Pour Habermas, c'est le marché qui est à même de résoudre les problèmes en quelque sorte techniques posés par la production et l'échange des biens.
Mais Habermas n'en est pas moins sévère pour le néolibéralisme et en particulier pour le néolibéralisme qui règne en maître au coeur du processus de mondialisation actuel.
Il y a un premier travers auquel s'attaque Habermas, c'est celui d'un certain anarchisme qui tend à se réjouir de la chute de l'État-Nation, «le sentiment libertaire» dit-il qui «salue l'ouverture des frontières territoriales et sociales comme une double émancipation: libération des sujets dominés qui s'émancipent du pouvoir normalisateur de la réglementation étatique, et libération des individus qui ne sont plus contraints à s'assimiler aux modèles de comportement imposés par la collectivité nationale.» (p.78). Il est intéressant de se référer aux textes eux-mêmes d'Habermas qui mettent en cause l'illusion néolibérale de régulation (et plus encore le libertarisme néolibéral).
Il faut bien voir d'abord «que les néolibéraux (...) acceptent la croissance de l'inégalité sociale et (...) croient part ailleurs en la justice inhérente au libre jeu des marchés financiers internationaux» (p. 30). Mais on peut leur faire observer que «Le pouvoir de régulation qui est propre aux décisions engageant la collectivité opère selon une autre logique que le mécanisme de régulation qui est propre au marché. Par exemple, seul le pouvoir peut être démocratisé, non l'argent.» D'ailleurs «Le néolibéralisme est insensible à l'idée républicaine d'autolégislation, selon laquelle l'autonomie privée et l'autonomie civique se présupposent réciproquement. Il est insensible à l'intuition selon laquelle les citoyens ne sont libres que si les destinataires du droit peuvent en même temps se comprendre comme ses auteurs.»(p.97). Ou encore «les marchés sont sourds aux informations formulées dans une langue autre que celle des prix.»
Le néolibéralisme n'est en rien universaliste. Il l'est même infiniment moins que les Etats-Nations démocratiques, cependant rivaux et concurrents voire ennemis, qu'il est en train d'affaiblir.
Dépasser les Etats-Nations mais comment?
Le problème d'Habermas c'est que les réalisations démocratiques et sociales de l'État-nation n'ont été possibles que dans ce cadre et n'ont jamais eu lieu en quelque autre cadre auparavant. Si, par ailleurs, face aux exigences systémiques de l' «avoir» (l'excellence du marché pour la production et l'échange de biens), il est vain de refluer sur l'État-Nation, que convient-il de faire?
Jean-Pierre Chevènement donne parfois l'impression que Habermas serait un partisan d'un dépassement abstrait de l'État-Nation. C'est ce que l'ancien ministre français de l'intérieur avait suggéré dans son entretien avec Joska Fischer dans Le Monde du 21 juin dernier2. L'opposition de Chevènement à un État fédéral européen trouverait, comme nous le verrons plus bas, un écho chez Habermas qui n'entrevoit pas ce fédéralisme sur le monde des États-Nations fédéraux existants. Il arrive fréquemment aussi à Habermas de récuser l'idée d'État mondial (nous ajouterions, à la lumière de l'interview de Jean-Marc Ferry qui sera publiée dans le numéro 34: si cet État, derechef, devait être conçu sur le modèle de l'État classique).
Assez curieusement même, Habermas pense que la démocratie ne peut se concevoir que sur la base d'une limitation: «Dès lors qu'elle se veut démocratique, une communauté politique doit être à même de distinguer entre ceux qui sont membres et ceux qui ne le sont pas. Le concept autoréférentiel d'autodétermination collective désigne un lieu logique que les citoyens démocratiquement réunis occupent en tant que membres d'une communauté politique particulière. Même si une telle communauté se constitue selon les principes universalistes d'un État à constitution démocratique, elle développe une identité collective de façon à interpréter et à mettre en oeuvre ces principes à la lumière de son histoire et dans le contexte de sa forme de vie. Cette conception éthico-politique qu'ont d'eux-mêmes les citoyens d'une communauté démocratique fait défaut à la communauté inclusive des citoyens du monde.» (p. 117).
Cette affirmation, Habermas ne la justifie pas assez à notre sens. Dans un séminaire sur la nation organisé à Louvain durant l'année scolaire 1993-1994, un jeune philosophe, François Crispeels, proposa une façon de penser qui peut venir à l'appui de ce qui vient d'être dit ici. Rappelons-nous qu'Habermas parle de «formes de vie». Il est vrai que les identités nationales relèvent de ce que l'on peut appeler des «formes de vie» que peuvent être aussi le choix d'une profession, d'un conjoint, d'une maison etc. Certes, ces choix sont liés aux préférences et aux particularismes des individus. Ils ne sont pas soumis en tant que tels aux principes universalistes de la morale et du droit. Mais, d'un autre côté, si ces choix ne sont pas effectués, l'identité humaine individuelle sombre dans l'inconsistance. Cette identité individuelle elle-même, on peut, en rappelant ici l'idée de François Crispeels, la rapprocher de la formation des identités au sein des processus d'éducation nationale.
Ce qui nous est dit à l'école, c'est que nous sommes américains, japonais, wallons. Ce que tout être humain raisonnable doit opposer à cette imposition, c'est le caractère universel de son identité personnelle qui dépasse les caractéristiques nationales ou culturelles dans lesquelles on veut l'enfermer («l'emprisonner» diraient les libertaires). Et il y a là un jeu dialectique intéressant: imposition d'une identité particulière/dépassement de cette identité. Mais au bout de cette dialectique, on retrouve, de manière réfléchie et critique l'identité culturelle. Car si ce qui m'était imposé était une identité purement humaine, tout l'effort critique que je peux opposer à l'imposition d'une identité particulière n'aurait pas lieu ici de se déployer. Comme le dirait Lévinas, «L'être serait d'un seul coup irrémissiblement présent». Si l'identité humaine m'était imposée d'emblée, comme telle, il est possible que j'y perdrais ma personnalité et donc ma possibilité d'ouverture sur les autres qui ne seraient plus ci que purement et simplement les mêmes. Il n'y aurait pas de communautés interindividuelles si l'on veut. Ce qui est dit des individus vaut également pour les États: sans leur personnalité, fondée dans les sentiments élémentaires et prépolitiques du sentiment national (qu'il faut cependant dépasser), il n'y aurait pas non plus de vraie communauté internationale.
On peut défendre l'idée que l'État-nation est dépassable dans une forme d'organisation qu'il peut mettre en place comme dans le cas de l'Union européenne, en tout cas de manière négative: «La genèse artificielle de la conscience nationale ne milite guère en faveur de l'hypothèse défaitiste selon laquelle la solidarité civique ne peut être instantanée qu'à l'intérieur des frontières d'une nation. Si cette forme d'identité collective s'affirme sous l'effet d'un mouvement d'abstraction aux multiples conséquences, allant de la conscience locale et dynastique à la conscience nationale et démocratique, pourquoi un tel processus d'apprentissage n'aurait-il pas des prolongements?» (p.109). Bien sûr, Habermas s'oppose à l'idée d'une solidarité de type démocratique se créant à l'intérieur de l'Europe à l'insu des acteurs eux-mêmes et par la vertu propre des unifications économiques (tel que le rêva Monnet et ses émules de moindre envergure comme Spaak).
Habermas envisage un État fédéral européen qui ne se construise pas sur le modèle de ces Etats-Nations (contrairement aux illusions de l'Europe des Régions et d'un antijacobinisme simpliste: du point de vue auquel on se place ici un Etat-Nation fédéral ou un Etat-Nation unitaire ont les mêmes défauts). Il pense par exemple qu'à côté de ce que l'on nomme la Chambre des représentants dans l'État fédéral que sont les États-Unis, la Chambre des États, telle qu'on la nomme dans un État fédéral comme l'Allemagne, gardera la prépondérance, dans la mesure justement où il n'existe pas de solidarité «naturelle» entre les citoyens comme il en existe au sein des États-Nations. Mais pour en arriver à des formes de sécurité sociale européenne par exemple, il faudra que «par exemple (...) Suédois et Portugais se sentent responsables les uns pour les autres» (p.147), que se développe donc le sentiment d'une communauté de destin. Cette communauté de destin sera la base de légitimation pour la création d'égalités de condition, entre citoyens européens qui leur permettront «de mener à bien des projets de vie individuels dont le caractère restera national»(p.147).
Réserves vis-à-vis d'un européisme ou d'un cosmopolitisme faciles
Habermas nous semble réservé à l'égard de l'idée d'un État supranational recréant simplement à son niveau les fonctions qui étaient celles de l'État national démocratique.
La raison en est qu'il faut distinguer l'agir instrumental propre à l'économie - l'agir rationnel technique - et l'agir rationnel en vue de l'entente - l'agir communicationnel sans manipulation - propre aux mondes vécus.
En ayant bien en tête cette distinction on peut comprendre ses réticences à l'égard d'un européisme ou d'un cosmopolitisme facile. Il pense en effet qu'il y deux sortes d'intégration sociale.
La première est effectuée par les réseaux. C'est une intégration sociale qui est d'ordre technique et qui suppose simplement l'expérimentation de certaines méthodes qu'on peut alors réutiliser, comme dans le commerce, les ententes ou fusions entre entreprises.
Il y a en second lieu une intégration sociale qui est celle des «mondes vécus». Elle s'effectue, elle, sur la base d'une identité commune. Des collectivités adoptent des normes et des valeurs communes à l'instar de ce qui se passe dans les clans, les familles, les églises, les nations.
Ce qui serait nécessaire, ce serait de créer des acteurs transnationaux comme l'Union européenne, s'intégrant sur le modèle des nations ou des «mondes vécus» et capables d'être à la hauteur de la mondialisation économique. Autrement dit encore des intégrations de type «national» mais capables de lutter à armes égales, sur la même échelle planétaire que l'intégration en quelque sorte technique de la mondialisation.
On voit bien que dans cette pensée, il y a une attention équivalente portée aux voeux universalistes d'unification du monde et aux réserves que cette unification peut susciter chez des gens comme les nationaux-républicains. Ceux-ci ne se retrouvent pas dans l'unification purement économique qui se produit aujourd'hui et qui est vraiment étrangère à la démocratie. Mais ils ont le tort de ne pas proposer des organisations politiques capables d'agir sur le plan mondial.
Ou, du moins, comme le propose Habermas, ils ont tort de ne pas envisager un ensemble d'initiatives à la fois gouvernementale et non-gouvernementales à même de structurer une «politique intérieure» à l'échelle de la Planète. Mais cette « politique intérieure» ne peut avoir les mêmes bases de légitimation que celles à l'intérieur des États classiques où, d'ailleurs «l'accent qui était mis sur la volonté souveraine concrètement incarnée dans des personnes et des actes électoraux, dans des organismes et des votes, l'est maintenant sur certaines exigences procédurales relatives aux processus de communication et de décision» (p. 122). Dans ce sens on peut imaginer la participation d'ONG à des formes institutionnalisées de discussions, le droit qu'aurait l'ONU de demander aux États d'organiser des référendums sur des sujets importants comme l'égalité entre les sexes, la pauvreté dans le monde, les risques écologiques... de manière à inscrire ces questions à l'agenda politique. On peut donner aussi l'exemple des manifestations de Seattle, de Bruxelles ou de Prague, manifestations qui semblent ébaucher une «opinion publique mondiale».3
- 1. Anne-Marie Guillemard, Le déclin du social, PUF, Paris 1986, pp. 149-150.
- 2. Le dialogue Fischer-Chevènement, in TOUDI n° 30, pp. 4-5.
- 3. Bernard Cassen, Une opinion publique mondiale est en train de naître, in Le Monde Diplomatique, janvier 2000. David Poissonneau, Rendez-vous à Prague, in Avancées, septembre 2000.