A propos des "lettres belges"...

Toudi mensuel n°31, septembre-octobre 2000

Vient de paraître sous la direction de Christian Berg et Pierre Halen, Littératures belges de la langue française, histoire et perspectives (1830-2000), aux éditions Le Cri, Bruxelles. Cet ouvrage ambitieux replace «nos» littératures dans l'histoire du Royaume, voilà une de ses originalités. De même les chroniques de Pierre Halen concernant la littérature coloniale ou «de viatique», piqueront la curiosité du lecteur; celles concernant la BD, la chanson, les arts plastiques, beaucoup moins, car, selon moi, trop parcellaires, mais les auteurs nous en avertissent en préface: ils ne pouvaient tout recenser. Autre intérêt: l'article concernant la Littérature de Flandre de Christian Berg. Un ouvrage très intéressant donc. Évidemment on pourra ne pas être d'accord avec les positions historiques de tel ou tel, par exemple de Marc Quaghebeur qui parle de milieux populaires wallons à propos de la Collaboration et non à propos de la Résistance, et peu de celle-ci. («La collaboration dévoie également des gens de gauche comme les écrivains Hubermont et Parfondry, dont l'histoire plonge dans les milieux populaires wallons. Ils défendent une identité wallonne à la faveur de l'occupation.», p. 182). Ou qui paraît mettre sur le dos des Francophones les zizanies linguistiques d'après-guerre parce qu'ils auraient, et eux seuls, refusé le bilinguisme en 1932 (p.177). Par contre, je partage ses vues clairvoyantes sur le néoclassicisme régnant de 1930 à 1970 et dont le retour dans les années 1990 est manifeste, et sur l'idéalisation de la langue comme sur «l'émigration» (mais en est-ce une?) des écrivains belges à Paris bien que fassent sourire le cas de ces «Belges» qui firent le Paris littéraire, dont Georges Lambrichts, éminence grise de la NRF, ou Alain Bosquet, gourou du monde poétique classique, et Michaux. On lira avec intérêt ses remarques concernant l'explosion éditoriale durant l'Occupation!!! Mais oui!, et celles sur le temps de la Régence bien qu'il ne pipe mot du Congrès wallon de 1945!!! Cependant l' anhistoricisme, péché capital dont il accable avec raison les écrivains en vogue du temps passé, est aussi manifeste aujourd'hui...

Quel nom à la littérature d'ici?

Mises à part les grandes qualités de cet ouvrage - quoi de plus normal puisqu'il est rédigé par des spécialistes universitaires -, son sujet essentiel est encore et toujours, le problème du NOM à donner à la Littérature écrite en français dans le royaume de Belgique. À la simple vue de l'intitulé, on constate que les auteurs ont pris le parti naguère adopté par les tenants de la Belgitude: Lettres Belges d'abord; de langue et d'expression française ensuite, soit le retour d'une appellation datant de 1892, quoi qu'ils en disent, lancée par l'historien François Nautet, selon Paul Dirkx (p.343). Cette définition correspondait à la première phase de notre Littérature dite «centripète» selon la théorie de JM Klinkenberg, à vrai dire la théorie la plus claire parmi d'autres exposées dans le livre, d'inspiration marxiste selon Paul Dirkx puisqu'elle lie les évolutions des superstructures culturelles aux mutations sociales et politiques du cadre territorial belge. Cependant, le premier réinventeur de cet intitulé «belge», Marc Quaghebeur, s'éloignerait aujourd'hui de la notion d'identité en creux qu'il avait lancée, parce qu'elle se réfère trop à une identité en plein qui serait la française, «L'identité ne se réduit pas à la langue.» Ce que devrait confirmer d'après lui d'autres auteurs du livre, l'étude comparative des textes tant francophones que néerlandophones du Royaume. Détail piquant: son jugement comme celui d'autres auteurs du livre - sur les problèmes communautaires -, rejoint assez ceux que nous lisons dans la presse francophone bruxelloise. Je cite sur la même page, à propos de la scission de l'université de Louvain: «démission de l'épiscopat belge et celle du gouvernement; processus de dédoublements coûteux, et parfois croquignolets; détricotage national; furia communautaire...» (p.215). L'évolution littéraire des années 90, selon le même auteur, est à «l'affleurement de la mémoire» dans un cadre institutionnel qui «absorbe, anesthésie, isole» (p.240). Heureusement, en dépit de ce cadre complexe et subtil, «la superstructure au sens fort n'a pas anesthésié totalement une population qui fait preuve d'une singulière maturité civique, perceptible dans des événements tels le décès du roi Baudouin (1993) ou la Marche Blanche (1996).» (p. 246). L'Europe elle-même, en vient à la complexité du système belge par ses compromis et ses dosages. Bref le contexte belge est propice au postmodernisme, à défaut de recouvrir «notre histoire», surtout la glorieuse époque bourguignonne et celle de Charles-Quint, ce que réalisèrent tout de même Marguerite Yourcenar - qui, hélas!, n'était pas belge -, René Kalisky et Gaston Compère ou Michel De Ghelderode (p.183). Aujourd'hui au contraire, dans une langue néoclassique sinon standardisée, les auteurs, surtout féminins, recouvrent leur histoire intime. La nostalgie des anciens Pays-Bas s'exprime clairement, ou celle du Bénélux, où la Wallonie se verrait encore plus minoritaire...

Retour à la belgitude?

Pierre Halen, coauteur, justifie l'intitulé de son livre, par les divers recadrages de notre époque. Européen en premier, «qui donne plus de consistance symbolique à la représentation du pays tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de celui-ci» (p.236). Bruxelles jouerait ici un rôle capital pour la Belgitude... Comme on peut se tromper! Bruxelles devient un vaste hôtel international où les Dominants du monde peuvent très bien vivre quelques semaines sans parler néerlandais ou français.

Francophone ensuite où le représentant de la Belgique est «soudain placé ainsi à égalité avec ses homologues suisses, québécois, sénégalais ou français». (p.327). L'auteur désigne-t-il le premier ministre fédéral ou le ministre de la Communauté française? Et la Wallonie, qui paie, là-dedans? Troisième recadrage: la mondialisation face à laquelle les réactions culturelles comme les raidissements identitaires, font que l'étiquette belge est porteuse malgré de «nouveaux actes dans la tragi-comédie de la propre division du royaume». (p. 328). Quant à l'identité wallonne, elle est absente de cet ouvrage - malgré «les prophètes locaux qui en tirent du pouvoir» et «bien qu'elle ait été et soit encore soutenue à bout de bras par d'aucuns, quelque chose " ne prend pas " et le fait est qu'on se met à parler davantage de "Lettres belges " au fur et à mesure que l'idée de Belgique paraît fragilisée.» (p. 328). Et cependant «viser en l'état actuel des choses, la constitution d'un système littéraire autochtone, comme cela s'est fait avec un relatif succès au Québec, ne paraît pas un objectif réaliste en Belgique...» (p.335). Et de citer le cas véridique, je l'assure, de deux auteurs reconnus dans le landerneau bruxello-belgicain, qui exigèrent de leur éditeur français que nulle part ne figure mention d'un éditeur de leur pays (belge) par ailleurs coéditeur dudit éditeur français...! Et! oui! voilà où conduit la belgitude! Belges en théorie et en parole mais bien sûr édités à Paris, non mais! Cela me fait penser aux «apatrides» de ma région d'Arlon, feu et flamme pour le Royaume mais qui roulent dans des voitures immatriculées au Grand-Duché de Luxembourg! On a le civisme qu'on peut. En outre, les deux auteurs en question étaient sans doute subsidiés par notre Communauté, elle-même subsidiée par nos sous wallons...

Dans un article paru en 1985 sou le titre Existe-t-il une littérature belge? , Pierre Bourdieu, auteur de la théorie des champs littéraires, concluait que non, en raison du degré d'autonomie trop faible de celle-ci, ce que Paul Aron, dans l'ouvrage, conteste.

Selon moi, il n'y a pas plus de littérature belge que de littérature bretonne ou berrichonne. Il y a une littérature française de Flandre et de Wallonie comme de Romandie. Belge est un adjectif qui désigne une équipe de foot et non une littérature et une Culture. Peut-être émergea-t-il fin du 19e siècle, une littérature belge dans un pays en apparence unifié et francophone, mais ce fut feu de paille soufflé par l'Histoire. C'est ici que s 'éclairent les pensées profondes de certains auteurs de ce livre: briser «le vieux fantasme qui entend lier l'identité, la langue et le territoire» (p.234), dénoncer «l'affiliation à la France» , ignorer la Wallonie «dans un désir de dépassement». Si l'on suit ces auteurs, la situation des Lettres Belges, serait celle-ci:

  • / La littérature belge existe comme l'histoire de la Belgique, comme la Belgique (p.338)/
  • /les auteurs dits belges, se proclament belges tout en désirant publier et être reconnu à Paris, ceci est leur non-dit, /
  • /donc les Lettres belges existent bel et bien.

On ne sait où on va mais on y va!

Paul Dirkx remarque que demeure malgré tout, dans nos Lettres «un complexe de domination et même d'autodomination» qui serait lié «à la série interminable de dominations historiques dans cette partie de l'Europe occidentale» (pp. 357,358)

Et si dans la Francophonie multilatérale, plurielle (le mot est à la mode ainsi que l'idée à une époque qui est de pensée unique, de mode de vie urbanisé unique, de morale unique, et de système politique unique, celui de l'Occident-modèle), le centre français était banalisé, mis sur le même pied que les autres, les centres variant selon le type de Littérature, jeunesse, BD (Ouais), polar, chanson, (article à l'eau de rose de Jacques Mercier)? Paul Piret suggère que l'alternative serait celle-là (p.431), contre le centralisme français (bande de complexés va!), contre le schéma centre-périphérie d'envisager l'ensemble des littératures françaises à la dimension de la Francophonie mondiale, dans leurs relations, leurs singularités, prenant en compte la position non conforme de tout écrivain de valeur? Sans aucun doute. Mais c'est tout le système éditorial qu'il faudrait repenser à la base, or la seule loi de l'économie, volens nolens, c'est le bénéfice: l'argent afflue où c'est décidé, diffusé, reconnu, sélectionné, proclamé, promu... Les tenants de l'identité belge sont d'ailleurs les premiers à le savoir qui courent derrière Paris et ses Prix... Alors? Alors, nous ne sommes pas encore sortis de l'auberge «Belgique» les amis, et l'image choisie en couverture de ce bel ouvrage, une peinture d'un peintre mondain haï à l'époque par Rops, Alfred Stevens, ne me dit rien qui vaille... Soulignons que le livre adopte l'orthographe rénovée ainsi que le féminin des noms décidé par la Communauté française.