Un peuple né de lui-même

Toudi mensuel n°28-29, mai-juin 2000

Sur 100 personnes de l'Encyclopédie du mouvement wallon (dont plusieurs femmes) choisies au hasard de l'alphabet - les noms avec date de naissance -, de Baccus Auguste à Borsu Jean-Marie, 62 sont nées après 1900 et peuvent être ainsi contemporaines actives des grèves de 60. Le plus jeune est L.D Bernard, professeur à l'UCL, né en 1941. L'Encyclopédie ne retient que les personnes ayant un rôle repérable entre 1880 et 1980: (responsabilités dans un mouvement, politique ou non, prises de position publiques, fonctions dans des organismes wallons, participation à des publications dialectales...). La plupart des personnes de cette encyclopédie ne sont donc pas de ma génération (j'ai 53 ans). Je connais leur action par contacts comme journaliste et par de nombreuses études. Je suis dans cette encyclopédie parce que j'ai commencé à écrire à 4 Millions 4 à partir de 77 (à 31 ans) puis (avant 1980), dans des publications de Flandre et de France, sans aucune responsabilité de type politique, syndical...1.

L'Encyclopédie est le premier grand lieu de mémoire wallon, une victoire de l'esprit qui est aussi un événement politique. Essayons de voir pourquoi.

Le mouvement wallon dans le flux des événements en 1960-1980

Le mouvement wallon atteint un sommet avec la grande grève de 60-61. L'Encyclopédie repère notamment ce qui marque cette décennie et la suivante avec Rénovation wallonne de tendance chrétienne et, évidemment, le Mouvement Populaire Wallon (MPW), le Mouvement Libéral Wallon, enfin Wallonie Libre. Mais au-delà de ces mouvements organisés, dans le flux des choses, chaque année, de 1960 à 1980 apporte son lot de luttes: fondation du MPW (1961), lois sur le maintien de l'ordre, affaire des Fourons (1962), rapport Sauvy sur la démographie wallonne (1962), pétitionnement wallon (1963)2, incompatibilité de l'appartenance au MPW et au PS (1964) (ce qui asphyxie la militance socialiste passée au MPW)3, élus des premières listes wallonnes (1 à Liège et 1 à Charleroi) en 1965, congrès «fédéralisants» des socialistes wallons (1967), listes wallonnes à 10 % (1968), réforme de l'État, journée wallonne de 19694, triomphe du Rassemblement wallon en 1971 (23% des voix en Wallonie), régionalisation préparatoire (1974), virage à gauche du RW en 1976, grèves générales tournantes (provinces) début 1977, lourdes de la menace d'un nouveau 19605, recul du RW mais maintien de celui-ci au parlement (1977), pacte d'Egmont et approfondissements des réformes, chute de Tindemans en 1978, blocage communautaire les trois premiers mois de 1979, très grande manifestation wallonne et ouvrière à Namur en 1979, troubles dans les Fourons, énorme chahut du roi à Anvers en juin 19806, grèves des métallos en 1978 sur fond de crise de la sidérurgie qui préfigurent les violences de 1982. Montée du sentiment wallon partout, ce qui vient s'illustrer dans une culture.

Les interprétations ouvertes du mouvement wallon

Pour Serge Deruette7, ceci coïncide avec la prise de conscience par les ouvriers wallons, que l'État belge n'est plus redistributeur des richesses en raison d'une bourgeoisie flamande préoccupée d'un projet national autre que belge. Pour Francis Bismans8, le tournant wallon de 1960, c'est la prise de conscience de la possibilité d'appliquer les réformes de structures sur un terrain favorable où les socialistes, avec d'autres, peuvent disposer d'une majorité absolue: en Wallonie. Pour Bernard Francq9, le déclin wallon opère une mutation au coeur du mouvement ouvrier, l'énergie puisée dans la lutte des classes étant mobilisée - sans contradiction, du moins au début, avec l'idéal socialiste - au service d'un contrôle du développement en Wallonie. En 1992, la revue TOUDI réunit ces trois personnes et leur demande de confronter leurs vues, qui venaient d'être élaborées (fin des années 1980)10. Malgré les divergences, les trois visions s'accordent sur le potentiel réformiste voire révolutionnaire du mouvement wallon. À cause des mutations de la classe ouvrière et de la mondialisation néolibérale: optimisme à repenser!

Les interprétations minimisantes et hostiles

Prenons l'interprétation de M.Molitor en 1979 par exemple. Le mouvement wallon lui apparaît, comme un «repli», mot qui revient sans cesse comme tel ou à travers des synonymes: «implosion», «introversion», «régression», «positions défensives», «gérer la régression» (ou le «déclin»), «occupation du terrain», «enchevêtrement des conduites», «culture de la dépendance...» et même «insularisation»! Tout cela à la «périphérie» du mouvement ouvrier. Ce style se retrouve en toute analyse hostile.11

Pour M.Molitor, le mouvement flamand met en place une nouvelle bourgeoisie alors que le mouvement wallon «a avant tout été incapable de nommer son adversaire. En s'attaquant à la nouvelle bourgeoisie flamande, à l'État unitaire ou, plus rarement et sans précision, au capitalisme, il faisait l'économie du procès du capitalisme belge traditionnel qui, comme pouvoir et comme initiative économique, a largement quitté la Wallonie, ne laissant derrière lui que des lambeaux de pouvoir social et culturel»12. Plus haut, il explique que le mouvement wallon, pas plus que le flamand, n'a voulu changer «l'ordre social existant», ce qui, sous sa plume, vaut condamnation ou mésestime.

Car, à la fin des années 1970, les pays de l'est semblaient avoir réussi à «changer l'ordre social existant», et souligner la non-volonté d'un mouvement à faire de même valait condamnation «à gauche». Pourtant nul mouvement social dans le monde n'est parvenu à radicalement «changer l'ordre existant». Une partie du mouvement wallon voulait et veut toujours ce changement. Si ces espérances sociales, politiques et nationales ne furent et ne sont toujours pas exaucées, cela n'enlevait et n'enlève aucune raison d'accompagner cette tendance du mouvement d'un point de vue de gauche. Mais l'analyste de 1979 regardait cette chose appelée «mouvement wallon» de l'extérieur. D'où?

Le mépris traditionnel du mouvement wallon

De Bruxelles? Non, mais depuis une gauche francophone qui ne s'implique pas dans la construction wallonne. M.Molitor juge l'importance du MPW en le plaçant à égale distance d'une «stratégie d'appareil interne au monde socialiste» et d'une «pulsion profonde de la société wallonne». Ayant posé ces extrêmes («stratégie d'appareil», «pulsion»), il pourra situer le mouvement en un entre-deux indéterminé. D'ailleurs, finalement, c'est la catégorie la moins flatteuse qu'il choisit. Après l' exclusion du MPW des rangs du PSB, écrit M.Molitor, il n'y a plus qu'effet d'appareil, «Tout s'est passé comme si le PSB wallon avait pratiqué une politique de repli sur la Wallonie ou d'insularisation: utiliser sa position dominante pour occuper le terrain à défaut de pouvoir peser sur les déterminants de la situation.»13

Le «repli» justifie le «retrait» des milieux belges francophones de la Wallonie? On entend le mot des milliers de fois dans les tensions FDF/RW de 1978 à 1981 jusqu'à la rupture. Il est dans les réseaux de l'imaginaire de La Libre Belgique d'avant 1975. La veille de la publication du Manifeste pour la culture wallonne, Philippe Moureaux lance l'offensive contre lui en usant de ce terme: «Cela conduit à une Wallonie repliée sur elle-même...»14 Face au même manifeste, Jacques Hislaire voit le «repli wallon» lié à un autre: la prise en compte de la dualité Belgique néerlandophone/Belgique francophone est déjà repli: «Chaque communauté se replia sur son sol (wallon ou flamand)...»15] Pour A-P Frognier: «La culture n'est pas repli sur soi: elle est conscience de soi et ouverture aux contacts et à la communication.»16; pour Jean-Pol Baras: «Notre acquis culturel [ne doit pas être] la cause d'un pénible repli frileux.»17 Quand, en 1985, 200 intellectuels lancent un appel pour la capitale de la Wallonie à Namur, Thierry Haumont, le jour où il obtient le Prix Rossel, signe une carte blanche intitulée Contre le repli belge18 Le manifeste pour la Communauté française de 1989, en appelait au maintien de celle-ci comme seule instance «capable de permettre à la Wallonie de sortir du repli»19. Le Soir parle des partisans de la Communauté française comme «partisans de la solidarité» et des régionalistes comme «partisans du repli». De 1994 à 1996, il y a 140 utilisations de ce diptyque solidarité/repli20, parfois dans d'autres matières. Ce terme s'est profondément enraciné dans la mentalité francophone belge et y désigne non pas telle ou telle action, mais la Wallonie. C'est ce que montre la réflexion pleine d'humour de Pierre Mélon (voir p.4 de couverture). Le «mouvement wallon», on va le montrer, c'est la Wallonie.

Du mépris à l'inexistence

Chez Chantal Kesteloot, le doute sur le mouvement wallon actuel rétroagit sur le passé plus ancien et par exemple avant 1914, elle s'étonne de ne pas voir apparaître de phénomène comparable à 196021. Elle reproche en somme au mouvement ouvrier de ne s'être pas «replié» plus tôt. Pour la Résistance, C.Kesteloot estime que «ses revendications sont étrangères à une partie de la résistance qui se drape, au contraire, dans le drapeau belge» (mais si le mouvement wallon ne rallie pas «une partie» de la Résistance, c'est qu'il rallie... l'autre!). Nous reviendrons à la Résistance. Enfin, Chantal Kesteloot remet en question l'existence de la Wallonie: «Dans quelle mesure cette quête identitaire s'est-elle enracinée dans les milieux culturels, politiques et sociaux qui lui demeuraient étrangers voici plus d'un siècle? Comment cette affirmation wallonne est-elle perçue par la masse des citoyens wallons? Comment ceux-ci gèrent-ils les identités entrecroisées et superposées que leur prêtent les analystes politiques? En fin de compte, comment la réalité du fédéralisme a-t-elle conduit à des changements identitaires? Comment mesurer les changements? En fonction de quels facteurs interviennent-ils? Comment analyser à long terme des moments d'une force émotionnelle comme la Belgique en a traversés ces dernières années? Les changements identitaires sont-ils uniquement d'ordre politique ou induisent-ils aussi le champ culturel? Autant de questions qui restent ouvertes...»22

Ces questions, il est difficile d'y répondre et Chantal Kesteloot les pose car elle sait avec Rosanvallon que le peuple est «introuvable». Sauf quand il se met en branle. Et à notre sens, il s'est mis en branle en 1950 (très brièvement ) et en 1960. Cependant l'aspect wallon de la grève de 1960 est lui aussi mis en doute. M.Molitor le souligne: «Le slogan "fédéralisme et réformes de structures " exprime bien la confluence entre la revendication wallonne et le mouvement ouvrier même si la liaison entre ces deux objectifs a pu paraître artificielle, le fédéralisme étant destiné à relancer une mobilisation essoufflée.»23

Voilà l'explication des sondages commandés régulièrement par les institutions hostiles à la Wallonie, des analyses à la M.Molitor ou à la C.Kesteloot: la Wallonie à leurs yeux n'est pas. Sinon pourquoi trouver «artificielle» la liaison entre une grève où des ouvriers de Wallonie mènent un certain combat et le fait qu'ils entrevoient la possibilité de changer justement ce pays où ils vivent et luttent? Tout relance la négation, même les vagues d'émotions fabriquées par les médias en août 1993 ou celles, plus fondées, du mouvement blanc. Mais quelle que soit notre sympathie pour lui, le mouvement blanc ne fera jamais l'objet d'une Encyclopédie. Les discours haineux répandus par Le Soir en disent long sur la chose: c'est à la Wallonie qu'on en a.

Soulignons que les minimisations ne sont pas opérées que de Bruxelles. Dans l'Histoire du mouvement wallon de F.Perin sur le site Internet du RWF, il y a cent mots sur 8000 à propos de 1960 et ses conséquences. Lisons: «Une grève déclenchée au port d'Anvers fit tâche d'huile au sein du syndicalisme socialiste. La grève prit une ampleur inattendue surtout en région wallonne. Elle fut illustrée par un leader syndicaliste liégeois du nom d'André Renard. Après l'échec de la grève, ce syndicaliste créa un nouveau mouvement wallon en raison de l'inquiétude provoquée par le déclin du sillon industriel Sambre et Meuse. Le mouvement, intitulé " Mouvement populaire wallon ", reprenait les reproches déjà formulés en 1945 contre un État belge qui s'orientait vers la Flandre et ne faisait aucun effort pour assurer la reconversion de la région sud. Le mouvement adopta les thèses fédéralistes mais il s'étiola rapidement à la mort de son président en 1962. Il eut néanmoins beaucoup d'influence sur de jeunes socialistes dits " rebelles au parti " mais qui se retrouvèrent au pouvoir quelques années plus tard entre 1968 et 1972.»(http://www.ifrance.com/rwf). N'est-ce pas un peu peu?

La leçon de l'Encyclopédie: le mouvement wallon = la Wallonie

Michel Molitor parle d'un mouvement à la «périphérie» du mouvement ouvrier. B.Francq voit au contraire le mouvement wallon au «coeur» du mouvement ouvrier. L'Encyclopédie confirme cette vision. Ainsi, sur les 62 personnes prises au hasard de l'ordre alphabétique et qui peuvent être contemporaines de 1960 (étant nées entre 1900 et 1941), on ne trouve pas moins de 14 syndicalistes et 13 membres du MPW (y exerçant des responsabilités, au moins à la base, selon les critères retenus), auxquels il faut ajouter les militants de Rénovation wallonne, proches du MPW ou des syndicats chrétiens, un grand nombre de mandataires politiques.

Sur moins de 40 personnes de l'échantillon qui auraient pu (en raison de l'âge ou parce qu'il ne s'agissait pas de prisonniers de guerre) s'engager dans la Résistance, une quinzaine l'ont fait effectivement. La moitié. Les qualités morales ou militantes des personnes engagées dans le mouvement wallon en 1960-1980 permettent de conclure que résistants, syndicalistes, femmes et hommes profondément engagés dans le politique, le culturel et le social, dans les partis ou en dehors, constituent une élite portant toute la Wallonie.

Le Parlement de Namur voit sans cesse croître ses compétences et devient de plus en plus l'équivalent du Parlement d'un État souverain. Sans le mouvement wallon, il n'y aurait pas de Parlement à Namur, mais une institution francophone centralisée à Bruxelles, simple pendant de la Communauté flamande. Sans même peut-être avoir des compétences économiques, la chose n'ayant été revendiquée durant des décennies que par la seule Wallonie. Il n'y aurait peut-être plus de sidérurgie, pas d'efforts publics ou privés pour refaire démarrer économiquement de nombreux arrondissements, pas de développement de la culture wallonne, notamment en cinéma et littérature. Et pas non plus de vraie historiographie wallonne presque totalement inexistante en 1960. Le mouvement wallon n'est donc pas séparable de la société elle-même. Nous ne dirons donc plus «mouvement wallon» mais «Wallonie».

Réussite ou échec?

Abordons les choses de trois points de vue: institutionnel, national et socialiste.

D'un point de vue institutionnel, la Wallonie a gagné et s'est donné un État. Le 1er janvier 1980, au terme de la période couverte par l'Encyclopédie, hors l'État belge et la Communauté flamande il n'y a que la Communauté française de Belgique. Giovanni Carpinelli relevait alors que la Wallonie représentait un «espace spécifique», un «niveau fondamental d'action et de projet pour les syndicats et les partis»24. Mais il soulignait les faiblesses de cet état de choses, en citant S.Erlich: «Une nation privée de structures étatiques (...) est menacée (...) devant la nation organisée en État dont elle-même fait partie. C'est pour cette raison précisément que la lutte menée pour avoir une organisation étatique propre est la manifestation la plus consciente des efforts tendant à maintenir toute individualité nationale.»25. Cette lutte a été menée et gagnée.

D'un point de vue national, la Wallonie est au milieu du gué. La Belgique francophone peut aussi se réclamer d'un État, l'État belge, et de la Communauté. Par ces biais, elle tente une dernière manoeuvre désespérée pour empêcher la Wallonie d'exister par la seule voie qui reste possible: prétendre que les importantes institutions étatiques wallonnes - un fait, forcément indiscutable - n'émanent pas des populations wallonnes ou qu'elles ne les éprouvent pas comme les leurs. Les Wallons auraient donc une Wallonie non désirée. Des dizaines de millions sont dépensés chaque année en sondages pour accréditer cette thèse largement diffusée par Le Soir, le Manifeste francophone etc.

D'un point de vue socialiste, la Wallonie a échoué. Elle réclamait un contrôle étroit du développement. Or, États comme Régions se désengagent de plus en plus. Philippe Raxhon a pu dire que la Wallonie avait commencé à se rapprocher de l'idée de nation au moment où la critique moderne remettait cette notion en cause. L'État wallon s'érige pareillement au moment où la foi dans les capacités de l'État s'étiole partout dans le monde.

Les leçons d'une «réussite» pas aboutie

Tirant les leçons de l'échec socialiste, certains, comme C.Demelenne par exemple, estiment que mieux vaut donc garder l'État belge, la Communauté et la Région wallonne tels qu'ils sont. Mais l'échec de la réorientation wallonne du mouvement ouvrier n'implique pas l'abandon du combat national. La réussite de ce combat n'est pas en soi une victoire du socialisme ou de la République mais reste un objectif légitime de la gauche, qui est aussi de gauche (Paul Tourret). S'il n'y a pas lien automatique entre socialisme et émancipation de la Wallonie, celle-ci reste un objectif progressiste.

Le mouvement wallon a établi le lien entre combat socialiste et national, dans une confusion compréhensible (la Belgique vit sans théorie de la nation), subordonnant ce dernier à l'objectif des «réformes de structures». Ou encore en ne cherchant à faire la Wallonie que par opportunisme socialiste. L'idée républicaine fait bien voir que l'émancipation de la nation est en elle-même porteuse d'autre chose que le simple chauvinisme.

Toute émancipation (femmes, minorités sexuelles, etc.), est progressiste. Et la victoire de l'Idée wallonne ramène aux événements qui l'ont préfigurée: la résistance, 1950, 1960, toutes les luttes sociales. Il y a un combat wallon qui rassure la droite mais c'est surtout le repli sur la Belgique qui l'enchante. L'histoire de Belgique a réussi à expurger les souvenirs révolutionnaires ou dérangeants venant de Wallonie: 1830 d'abord puis huit grèves générales: 1886, 1893, 1902, 1913, 1932, 1950, 1960 ( les deux millésimes soulignés sont des mouvements contrôlés par le POB puis PSB, les autres pas).

Pourquoi l'échec? Que faire demain?

Les milliers de personnes recensées dans l'Encyclopédie, influentes politiquement, syndicalement, et par leur passé d'engagement résistant, par leur militance wallonne ne se sont pas battues pour une Wallonie virtuelle. Nous avons en ce livre le premier grand «lieu de mémoire» probant de la Wallonie, le seul de taille à rivaliser victorieusement avec les milliers de lieux de mémoire de la Belgique, pénétrés de royalisme belgicain au mépris de la vérité (monuments etc.) ou niant la Wallonie (histoires de Belgique, dictionnaires etc.).

Pourquoi l'échec relatif du mouvement wallon? 1) Au début du mouvement ouvrier, les Wallons n'ont pas réussi non plus à s'organiser. Ou ne le désiraient pas. L'organisation est venue de Flandre et de Bruxelles. Elle n'a jamais été acceptée complètement par les masses ouvrières du sillon industriel dont les principaux soulèvements se font en dehors de tout contrôle POB puis PSB voire FGTB. Du refus de l'organisation ouvrière à la méfiance vis-à-vis de la nation organisée, soit l'État, il n'y a qu'un pas. 2) 60% des Wallons (donc 60% du tiers de la population belge), cela ne fait toujours que 20% de Belges, proportion qui n'est même pas majoritaire dans la seule Belgique francophone (42% de Belges avec Bruxelles). Et Bruxelles n'explique pas tout car le mouvement wallon y a eu un grand écho, le FDF y devenant majoritaire durant les années 70.

Mais, malgré l'origine politique et idéologique des militants et électeurs FDF (favorables à la Wallonie), ce parti se résolut, vu les circonstances (son allié wallon, le Rassemblement wallon amorce son déclin dès le recul de 74), de se réorienter sur des objectifs bruxellois. En 1960-1980, au début d'une période où le mouvement flamand ne fait que commencer à l'emporter, la Belgique francophone domine encore partout. En 1986, les Flamands sont encore le cinquième des lecteurs de La libre Belgique26. Au début des années 80 les écrivains qui comptent dans la littérature belge de langue française sont, à proportion d'un quart, des écrivains de Flandre, souvent très prestigieux (De Coster, Verhaeren, Maeterlinck etc.). Brel est l'âme de la Belgique. En dépit de ce rapport de force exécrable, la Wallonie a grandi.

Les choix qui ont pesé en faveur de son autonomie sont lumineusement mis en évidence. Le combat s'approfondit ensuite par le Manifeste de 1983, dont F.Martou, pourtant son adversaire, reconnaissait, dès 1984, qu'il était le choix majoritaire en Wallonie ce que vérifièrent cinq ans plus tard des sondages commandés par des personnes favorables à la Wallonie - c'est peut-être la seule fois qu'un sondage fut organisé par d'autres personnes que liées à l'establishment.

Il faut poursuivre le combat des années 1960 à 1980 sur le plan culturel et en inventant de nouvelles formes de contrôle du capitalisme dans le cadre européen et mondial, notamment au sein de la Francophonie. Le rêve renardiste d'un contrôle public du développement économique n'est plus réalisable. Mais le socialisme n'est pas une pensée morte. Avec Habermas ou avec Jean-Renaud Seba, nous estimons qu'on a trop pensé le socialisme comme l'aboutissement automatique de la lutte des classes. Arlette Farge aime à dire que «le peuple n'est pas qu'un ventre»27. Elle montre que l'idée de souveraineté populaire ne sort pas d'abord des philosophes français du 18e mais de dizaines de milliers de conversations populaires entendues dans les cafés, les places publiques, conversations où s'élabore l'idée démocratique par ceux-là même qui lutteront pour la République. Autrement dit: le peuple naît du peuple.

La démocratie et la République viennent du peuple lui-même, toujours. Voilà la ressource à mobiliser. S'il est vrai qu'aujourd'hui, le réservoir de fausses valeurs auquel s'alimente le néolibéralisme, rend incompréhensibles «le juge intègre, le bureaucrate légaliste, l'ouvrier consciencieux, le parent responsable de ses enfants, l'instituteur qui s'intéresse à son métier» (Castoriadis)28, qui pourtant restent aussi réels que la Wallonie militante, c'est que la démocratie demeure l'avenir. L'Encyclopédie du mouvement wallon, en établissant que la Wallonie fut totalement mobilisée de 1960 à 1980, établit aussi que les institutions établies à Namur le long de la Meuse, viennent de nous et que la Wallonie s'est faite par elle-même, structure qui dessine en creux la République à venir.

  1. 1. Dans Le Monde, Esprit, Knack, Kultuurleven, De Morgen, etc., publications extérieures à la Wallonie.
  2. 2. Texte p.292, à l’article Collège exécutif de Wallonie. On proposait la révision constitutionnelle par référendum d’initiative populaire. 645.499 personnes, un tiers des électeurs wallons, le signèrent, sans résultat.
  3. 3. La chose est notée dans Ladrière, Meynaud, Perin, La décision politique en Belgique, Crisp, Bruxelles, 1965.
  4. 4. Voir dans cette Encyclopédie les journées wallonnes (Front commun syndical) organisées le 18 avril à Liège et le 22 mai à Charleroi qui réunirent 60.000 personnes à l’article Économie et mouvement wallon p. 554.
  5. 5. Voir 4 Millions 4, mars 1977, une interprétation pertinente de JP Vanderstraeten.
  6. 6. Dans Jean-Jacques Andrien, la culture wallonne réprimée (in TOUDI annuel, n° 4), 1990 Enghien, voit ce chahut lié à l’attitude du roi vis-à-vis de J. Happart dans les Fourons en mai 1979 (il le rencontre et lui serre la main à l’occasion d’une visite à Visé, suite à des arrestations jugées arbitraires de la gendarmerie).
  7. 7. S.Deruette, La grève de l’hiver 1960-1961, moteur du fédéralisme wallon in TOUDI annuel n° 3, Enghien, 1989, pp. 46-67.
  8. 8. F. Biesmans, La voie au socialisme, in TOUDI annuel n°4, Enghien, 1990.
  9. 9. J. Fontaine, Socialisme et question nationale, in TOUDI annuel n° 4, Enghien, 1990, pp. 69-99 et, en particulier, pp.77-83.
  10. 10. Socialisme belge puis wallon, dérive ou continuité?, entretien avec Francis Bismans, Serge Deruette et Bernard Francq in TOUDI annuel n°6, Enghien, 1992.
  11. 11. Michel Molitor, La face cachée des problèmes institutionnels belges: leurs racines économiques, in La Revue Nouvelle, septembre 1979, pp. 149-162
  12. 12. Ibidem, p. 158.
  13. 13. Ibidem, p.156.
  14. 14. La Libre Belgique, 14/9/83.
  15. 15. La Libre Belgique, 30 septembre 1983.
  16. 16. La Cité, 5/10/83
  17. 17. Le Soir, 27/10/83.
  18. 18. Le Soir, 5/12/85.
  19. 19. La Libre Belgique, 16/9/89.
  20. 20. Comptage opéré sur Internet pour mon livre Le discours antiwallon, in TOUDI n° 13-14, octobre 1998.
  21. 21. C. Kesteloot, compte rendu du livre de Ph. Destatte L’identité wallonne (IJD, Charleroi 1997), Être ou vouloir être, le difficile cheminement de l’identité wallonne in Cahiers/Bijdragen, Bruxelles, 1997 n° Nationalisme, pp 186-187. Cet article a fait l’objet d’une critique dans TOUDI, mensuel, n°12, Graty, juin 1998.
  22. 22. Ibidem.
  23. 23. M.Molitor, op. cit., p. 155.
  24. 24. Giovanni Carpinelli in L’État, les groupes et les classes dans la structure actuelle du fait national belge, in État, accumulation du capital et lutte des classes dans l’histoire de Belgique, n° spécial de Contradictions, n° 23-24 de p. 250, Walhain, 1980, pp. 247-256, p.250.
  25. 25. Ibidem, cité p.250.
  26. 26. Chiffres du CIM en 1986 cité par J.Fontaine, Un peuple d’avenir en dépendance provisoire, in TOUDI n°1, Enghien, 1987.
  27. 27. Arlette Farge, Dire et mal dire, Seuil, Paris, 1992.
  28. 28. Cité par Jean-Renaud Seba dans ce n°, p 21.