Questions sur les mutations à l'Est
Questions sur les mutations à l’Est
Roland LEW (*)
Tout change et très vite à l'Est. Qui n'est pris de tournis devant un tel tourbillon d'événements? Comment en prendre la mesure?Comment y réagir? Il faudrait être poète ou dramaturge pour rendre compte avec force, puissance d'inspiration, sans pathos excessif, des mutations en cours. Tout est en question . D'abord les régimes et sociétés à l'Est.Est tout autant en jeu la signification, la possibilité, la crédibilité du socialisme - voire la simple énonciation du terme - au moins dans le monde occidental et ailleurs aussi,semble-t-il.
C'est la modernité qui est interrogée dans ce qui est un retour sur les projets majeurs du siècle, voire un bilan sur les défis et espérances de toute une période historique. Bref, il s'agit d'un défi intellectuel et pratique de première importance. Un défi, il faut le dire, qui n'a pas été relevé avec la grandeur, la hauteur qu'il mérite. L'esprit, à droite comme à gauche, partout,semble paralysé par le choc, et le commentaire est à l'échelle rapetissée d'une époque étriquée.
Je n'essayerai pas - je n'en ai pas les moyens - de m'élever au-dessus de l'étroitesse du temps, mais je m'efforcerai dans cet essai - qui reprend et continue plusieurs tentatives du même ordre (1) - de mettre en évidence quelques points. D'établir une sorte de catalogue partiel de questions sur unmonde maintenant en perpétuel transformation après avoir été longtemps perdu,un peu rapidement, comme l'incarnation de la stagnation.
Temps perdu, temps retrouvé
C'est l'actualité qui soulève les questions les plus stimulantes et les plus inattendues; comme c'est elle qui contraint à revenir sur les certitudes faciles concernant, tout particulièrement, la périodisation du socialisme réel.Car le plus frappant, l'effondrement rapide du socialisme réel, est en fait l'aspect le plus mystérieux et certainement le plus imprévu. Cette décomposition accélérée fait surgir des figures originales. On assiste ainsi,en Europe de l'Est, à une véritable auto-dissolution des pouvoirs en place, et même à une auto-dissolution complète du système économique, social et politique. Tout se passe si vite que l'on finit par oublier à quel point il s'agit d'un phénomène rare dans l'histoire, peut-être même sans équivalent. Il est en effet pour le moins inhabituel de voir des pouvoirs considérés comme forts, et pensait-on, solidement enracinés dans un système économique articulé,mettre la clé sous la porte.Il y a de quoi occuper les politologues et autres professionnels des sciences sociales pendant quelque temps.Il y surtout de quoi jeter le doute sur nombre de convictions hier encore répandues.
S'il y a eu erreur de perception, on peut plus encore parler de maldonne dans la compréhension.C'est tout particulièrement la théorie du totalitarisme qui est mise en pièce par les événements récents.Dans sa conception originale et forte - les réflexions qui s'étalent des années trente au premier lustre des années cinquante - cette théorie mettait l'accent sur la surpuissance - étatique, policière, idéologique, de pénétration des consciences et de la vie privée - du pouvoir, du nouveau régime, sur un envahissement étatique qui contrastait avec la faiblesse, voire, disait-on, avec l'inexistence du social.
Les considérations sur l'idéologique étaient essentielles. Car on était en présence, répétait-on à l'envi, de régimes puissamment idéologiques poussant jusqu'au délire utopique à la réalisation du "principe", de "l'idée", sans considération des possibilités concrètes.Il n'est pas exagéré de parler dans le chef de nombre de théoriciens de l'école "totalitariste" (anti-totalitaire) d'une sorte de causalité idéologique, et de sa nécessaire incarnation dans un despote, l'"égocrate" comme dira plus tard Soljenitsyne.Les intentions proclamées, codifiées dans les versions canonisées du marxisme-léninisme - pour s'en tenir au cas soviétique - devaient âtres pris au sérieux, voire au pied de la lettre.La force de ces régimes tenait pour une bonne part dans leur capacité à faire intérioriser des préceptes idéologiques, à faire littéralement bouger des parties du peuple sur la base de mots, d'un imaginaire puissant et obscur.Ceux qui ne suivaient pas étaient décrétés hors peuple et traités sévèrement, comme il se devait.Il était certes évident depuis quelques lustres que la foi dans le crédo s'était, pour le moins, affaiblie.Mais, estimait-on, l'idéologie continuait à exercer dans le monde à l'Est une influence significativement plus importante qu'ailleurs (ou de l'ordre de l'importance de la religion dans les régimes intégristes).Une idéologie et un pouvoir étatico-idéologique pour mettre en oeuvre l'utopie proclamée, et briser toute forme de résistance, voilà les deux piliers massifs de la continuité totalitaire, les sources de sa spécificité et de sa puissance, les raisons majeures de l'irréversibilité du totalitarisme.Dans ce panorama, la société n'est guère visible: elle ne se voit pas, et peut-être n'existe-elle pas.Cette analyse très répandue s'effondre à peu près à la même vitesse que s'anéantit le socialisme réel.
Il reste alors une version "faible", affadie, mais aujourd'hui communément acceptée, à l'Est comme à l'Ouest: le totalitarisme ne signifie plus que les formes de despotisme moderne au contenu vague et peu discriminatif.La plupart du temps, le terme n'est plus guère utilisé que comme synonyme de pouvoir étatique particulièrement oppressif.Mais l'épuisement de la théorie du totalitarisme, ou plus exactement la banalisation de son argumentation, repose la question de l'évolution et donc de la périodisation du socialisme réel.On peut même dire que le monde à l'Est réintègre une temporalité.À la fois, il n'est plus séparé de son temps, de son époque; il y vit quelque part au même rythme; mais, plus encore, il récupère une temporalité spécifique, ou, mieux,des temporalités diverses, à la mesure d'un univers trop longtemps perçu dans son homogénéité et qui retrouve toutes ses différences.La question centrale face à cette "grande découverte", à vrai dire juste une banalité conquise contre des monceaux de préjugés, est de comprendre où se situe l'erreur principale de l'ancienne vision dominante; ce qui n'a pas été vu et qui s'est révélé essentiel dans la dynamique de transformation en toute hâte, à géométrie variable, des pays de l'Est.Tout simplement, tout platement, c'est la société qui manquait à l'entendement "totalitaire" et au regard le plus habituel sur cet autre monde.
On peut en opposition à la perception hyper idéologiste, hyperpoliticiste constater, au moins pour les périodes récentes, une existence active de la société.Même peu active à la surface, donc peu visible, la société exerce ses effets.Comme quelques observateurs perspicaces l'avaient vu (notamment M.Lewin, pour la Russie stalinienne), la société niée et soumise émerge ou réémerge et devient de plus en plus agissante.Cette présence prend des formes contrastées, et concerne très inégalement les composantes sociales.L'action du social, des groupes et sous-groupes sociaux, la reconstitution de structures communautaires et ethniques, ce sont autant d'éléments moteurs dans une mise en mouvement qui ébranle progressivement les pays de l'Est.
Le projet monolithique du parti-Etat ne peut durablement s'établir, car il ne parvient jamais à briser complètement la société.Qui plus est, le travail de sape du social atteint progressivement le coeur du pouvoir.Des chercheurs attentifs, mais peu nombreux ont ainsi pu mettre au jour une lente mais indéniable "désoviétisation" préparée à l'intérieur et progressivement mise en œuvre par des secteurs du régime.Encore très récemment, il ne s'agissait, en Europe de l'Est, que de préparer précautionneusement la sortie du socialisme réel (selon plusieurs variantes), et de à l'URSS.Le côté par nature souterrain, inavoué, de ce cheminement explique - sans toujours justifier une certaine myopie des chercheurs - que cette désoviétisation n'ait pas été clairement identifiée.Mais sans cette donnée essentielle, les convulsions de ces derniers mois seraient à l'évidence incompréhensibles.Si c'est en effet l'irruption de la société qui a donné le signal de changements décisifs et métamorphosé un lent cheminement en une poussée volcanique, ce sont les transformations internes au régime - effet aussi, il est vrai, du travail du social - qui ont permis le passage presque d'un seul coup Ö une situation nouvelle, impensable auparavant.Situation impensable mais en fait secrètement pensée, et dans une certaine mesure préparée. On ne peut pas expliquer autrement les surprises de ces derniers mois.On pourrait encore moins comprendre la conversion "soudaine" de nombre de cadres communistes à la logique du marché et à la démocratie de type occidental.Il s'agit de tout sauf d'un brutal accès à une vérité soudainement révélée.
Le monde à l'Est rentre ainsi dans un ordre, dans une "norme" mondiale qui lui est extérieure et nous est bien familière: le capitalisme et le marché mondial.Du cousent, c'est toute la trajectoire du socialisme réel qui doit être revue;toutes les caractérisations - et pas seulement de l'école dominante "totalitariste" - qui doivent âtre soumises à la critique.Il ne serait pas acceptable, pour autant, de reconstruire à partir du présent une téléologie où la dissolution du socialisme réel renverrait à l'irrésistible parcours vers le capitalisme, par un chemin compliqué et d'un prix élevé.Autrement dit, il ne s'agit pas de céder au tout nouveau dogme selon lequel, pour reprendre la blague la plus répandue, le socialisme réel serait la voie la plus longue pour aboutir au capitalisme.La disparition du socialisme réel, son bilan final très négatif, n'efface pas ses spécificités, sa puissance d'antan, les inconnues de sa trajectoire, les pistes effacées, les trajets esquissés.L'impasse en fin de piste ne permet pas de renouer avec une sorte d'hégélianisme, de déterminisme à rebours, où le capitalisme devient le bout de l'histoire, l'horizon indépassable de notre temps, sinon de tous les temps.
Il faut d'autant moins se hâter de conclure que s'il y a du neuf, du surprenant, c'est parce que la connaissance du socialisme réel était insuffisante, soumise à trop d'a priori et de certitudes tranchées.C'est aussi que le socialisme réel représentait une forme économico-sociale originale et instable qui ne pouvait que se transformer et rejoindre des "normes" plus fermement établies, plus puissantes, plus durables.Si ces normes - la"normalité" économique, sociale et politique - doivent âtre recherchées à l'extérieur du socialisme réel, dans d'autres pays, c'est que l'espoir d'une alternative fondée sur une auto-réforme plus ou moins radicale a perdu toute crédibilité, et la plupart de ses protagonistes.C'est aussi que l'aspiration,le rêve, d'une (re)naissance d'un socialisme authentique n'ont trouvé ni soutien de masse, ni projet cohérent.Il ne restait alors parmi les populations qu'un sentiment sourd ou violent de rejet du socialisme réel.Et surtout de l'appareil étatico-bureaucratique porteur garant et élite privilégiée de ce socialisme passablement irréel.
C'est dans la transformation/décomposition/passage que se révèle la nature propre de ce système - l'énigme qu'il a représenté - et les traits originaux de la transition sociopolitique qui se dévoilent devant nos yeux.Pas surprenant que nous soyons étonnés presque chaque jour par les informations qui viennent de l'Est...
Il est tout aussi important de constater la réémergence en force de figures anciennes souvent modifiées, revues (renouvelées).Il s'agit avant tout de la remontée des questions nationales, ethniques, enfouies, niées, conservés; et de la réapparition de formes sociales, religieuses, politiques traditionnelles: cfr les sociétés secrètes en Chine, d'anciens clivages politiques en Europe de l'Est, la poussée religieuse un peu partout.C'est à la fois l'indice d'un monde à l'Est, de régimes, qui ont été de véritables conservatoires (mettant sous l'étouffoir, sous pression: d'où la remontée éruptive).C'est peut-être surtout la sanction de l'échec d'une modernité non accomplie, voire cassée (situation évidente dans les explosions nationales et les conflits inter-ethniques en URSS).
On l'a dit et répété ces mois-ci, le socialisme réel s'effondre sans qu'une alternative originale ne surgisse.Son antagoniste traditionnel, le capitalisme"libéral", bénéficie alors de la crédibilité perdue du socialisme réel.Au point qu'il y a parfois tentation (et plus encore) pour les populations à l'Est de se donner sinon de se vendre à ce "sauveur" qui vient de l'extérieur.D'autant plus que dans le monde occidental et dans l'aire des NPI, (nouveaux pays industrialisés d'Asie), le capitalisme connaît une période plutôt favorable... si l'on accepte de fermer les yeux sur beaucoup d'aspects"normaux" de l'exploitation (ou de la surexploitation) capitaliste.
C'est là une situation sans doute provisoire mais qui marque un retournement complet de situation par rapport aux années trente, à l'époque où les succès (effectifs et apparents) des plans quinquennaux soviétiques faisaient contraste avec la débandade d'un capitalisme s'enfonçant dans la Grande Crise.C'est là matière à rappeler l'importance des temporalités: le temps de l'échec du socialisme réel correspond à une phase de redressement des forces mondiales du capitalisme privatif.Mais, dans un autre contexte, un économiste libéral comme Schumpeter qui ne se faisait guère d'illusion sur le "socialisme" soviétique stalinien pouvait écrire, pendant la Deuxième Guerre mondiale, un livre favorable au socialisme, c'est-à-dire essentiellement, pour lui, impliquant une gestion étatique de l'économie; et cela parce que le capitalisme, à son époque, lui semblait condamné. C’est une question de moment, de force et de faiblesse relative.Sentiment aussi chez le penseur austro-américain d'un épuisement des capacités innovatrices - et de l'entrepreneur comme innovateur par excellence -du capitalisme.L'inventivité a changé de camp...
L'étatisme envahissant, unificateur, idée forte du 20e siècle, legs du siècle précédent, sort battu de sa confrontation avec le marché fragmenté.Défaite peut-être provisoire, et probablement plus apparente que réelle. À l'Est qui vient à peine de regagner sa temporalité, le droit au mouvement du temps contre l'imaginaire d'un temps immobile, la reperd d'emblée au profit d'une temporalité qui lui est extérieure, qui lui est imposée.Temps retrouvé, temps perdu, mais aussi temps perdu qu'il faut rattraper. Ne reste-t-il rien du modèle, de "l'exemplarité"du socialisme réel?
De façon générale, ce qui apparaissait, non sans raison, comme moulé dans une matrice unique, celle importée du modèle soviétique, une fois sorti de ce moule prend ou reprend des formes très spécifiques, où se marquent les effets locaux, nationaux, continentaux, les héritages historiques, voire les pressions et attirances de l'environnement.C'est là un point essentiel.Pendant longtemps, dans l'ensemble du monde à l'Est, les différences considérables comptaient moins que l'homogénéisation par des principes de fonctionnement assez proches d'un pays à l'autre.Bien sûr, sous le langage apparemment très commun du marxisme-léninisme, des figures plus anciennes comme le nationalisme, voire celle de la continuité culturelle finissaient par se laisser voir.Mais l'idéologie dissimulait par nature ce qui était décisif, la logique du contrôle social, le monde étatique de développement économique et d'encadrement des populations.De ce point de vue, d'un bout à l'autre de la galaxie"socialiste", les mes formes se retrouvaient, très résistantes, pensait-on.Cet aplatissement, cette homogénéité forcée ne survit pas à la décomposition du socialisme réel.A l'évidence, les caractéristiques nationales, historiques et culturelles redeviennent, aujourd'hui, essentielles pour comprendre les évolutions actuelles ou possibles.Ainsi, la tradition démocratique a plus de sens Ö Prague qu'à Bucarest ou Moscou.Mais elle a aussi un peu plus de signification concrète à Moscou qu'à Pékin.La question sinon de la démocratie,du moins du pluralisme est peut-être plus ouverte au Vietnam qu'en Chine:question d'influence, de tradition (le pluralisme politique était vivace à Saïgon dans les années trente), voire de contiguïté certes ambiguë avec l'ancien colonisateur français...
Socialisme réel et modernité
Il s'agit de peser les éléments de modernité et de non-modernité dans la logique du socialisme réel de façon générale, y compris dans ce qui précède la phase stalinienne et la suit. Dans ce qui n'est donc plus la phase dynamique,paroxystique, despotique. Voire dans ce qui s'est voulu différent (le maoïsme...).
Le développement économique, culturel et en partie social a été impressionnant- a donné une impression de force sur le moment - dans une phase de construction, dans ce qui se déployait comme un monde-chantier; et cela dans tous les pays de l'Est. Le développement prend, d'un côté, la forme d'une économie centralisée, d'une étatisation autoritaire de la vie économique et sociale, d'une mise en tutelle du monde social, de l'autre, d'un accès à la culture, d'une grande mobilité sociale. Une situation que l'on retrouve dans des nations où le monde social moderne est embryonnaire (Russie, Chine,Vietnam...) mais aussi dans des pays pourvus de sociétés potentiellement actives (Allemagne de l'Est, Tchécoslovaquie). Ce sont là des données relativement bien répertoriées.
Le bilan actuel tend cependant à amoindrir les résultats du passé, à révéler des plaies, notamment écologiques, plus graves que les pires craintes. A montrer aussi les limites d'un projet modernisateur ressenti de plus en plus comme peu moderne. Même les résultats chiffrés, longtemps sujets de glorifications, sont actuellement revus à la baisse. Des nouvelles estimations du rythme de l'industrialisation économique ramènent les succès du passé à un niveau plus modeste. Voire très modeste: un économiste soviétique ne réduit-il pas de sept huitièmes les statistiques soviétiques qui affirment que la croissance industrielle du pays sur sept décennies aurait multiplié la production par 90 fois; elle ne serait que d'environ douze fois le niveau d'avant la première guerre mondiale; ce qui n'aurait rien de spectaculaire,sauf le prix payé pour atteindre ce résultat. On a pu entendre récemment des remarques passablement sarcastiques d'experts soviétiques témoignant devant le Congrès américain, et déclarant tout de go à leurs interlocuteurs médusés que les estimations de la CIA considérées comme délibérément pessimistes péchaient en fait par un optimisme très exagéré: le niveau de vie ne serait pas de l'ordre de la moitié de celui du citoyen américain, mais au plus de 14 à 28%.Il s'agit sans doute de calculs obtenus par des méthodes approximatives mais qui vont dans le sens, et même amplifient, des évaluations fort sévères émises par des chercheurs américains, comme Nutter, dès les années 60. Il est vrai que ce dernier ne faisait que diviser par 4 les résultats pour les quarante premières années! Depuis l'après Mao, les officiels chinois fournissent des données sur l'état global de l'économie de la République populaire qui classent le pays parmi les plus pauvres de la planète, et cela tout en vantant les acquis formidables du socialisme.
Malgré ces résultats plutôt maigres, en regard des souffrances infligées pour les atteindre, on ne peut nier l'existence d'un projet de modernisation, et surtout d'une volonté de brûler les &tapes; projet qui a trouv& ses limites, et a même empêché l'accès aux phases ultérieures de l'industrialisation. Il s'agissait d'ailleurs d'une modernisation d'époque, peu adaptative, on peut même dire très "située" (grandes usines, sidérurgies, de vastes projets...) et destinée à être remise en question; un projet, de surcroît, insensible au contexte de l'industrialisation (l'écologie, le cadre de vie des populations...). Bref le quantitatif (les tonnes d'acier...) et non le qualitatif considéré comme inabordable pour une longue étape, et, de toute façon, contradictoire avec la logique sociale du pouvoir et aux modes d'encadrement (étatique, autoritaire) des populations.
Il est significatif que le socialisme réel n'ait jamais été partie prenante d'un débat sur le contenu, la légitimité, les problèmes de la modernité perçue "classiquement": l'industrie - et l'industrie d'alors, ou de la phase antérieure: l'acier, le charbon, les grandes usines. L'originalité se situait dans le mode d'accumulation et le système de pouvoir, de contrôle social qui était indissociable de cette accumulation ultra-rapide, centralisée, faite d'un commandement autoritaire sur le social. Protéger l'indépendance nationale,voire atteindre une certaine autarcie constituaient des motivations fortes et se suffisant à elles-mêmes pour des nations qui avaient - dans le tiers-monde,notamment - subi fortement le poids impérialiste, la violence coloniale.
La question des rapports entre modernité et socialisme réel présente encore d'autres aspects parfois surprenants. De plus en plus d'auteurs insistent ainsi sur le manque d'Etat à l'Est, plutôt que sur son trop-plein et sa trop grande puissance. Dans cette affirmation, on joue parfois sur les mots en arguant notamment de l'absence d'Etat de droit, ou de l'insuffisance de l'appareil juridique, éléments constitutifs d'une modernité étatique.Dans ce genre de réflexion on peut trouver autant qu'un goût manifeste du paradoxe un fond de vérité.La prolifération étatique à l'Est cache une absence de l'Etat dans nombre de secteurs caractéristiques de la modernité, son étonnante déficience, et la multiplicité des zones de la vie sociale et économique qui sont régies non par des règles établies mais par des sortes d'arrangements coutumiers, ou par des rapports de force aux règles implicites.Rien d'étonnant alors que ces espaces vides, ou ces zones d'incertitudes, soient occupés, envahis, gangrenés même, par la corruption et toutes les formes grises ou noires d'illégalités indispensables au (pas très bon) fonctionnement de l'ensemble.Ce que mettent en place les réformes, c'est aussi un Etat aux règles définies, prévisibles et acceptées.Le moins d'Etat à l'Est devient ainsi dans un premier temps du plus d'Etat!Ou plus exactement un Etat de type nouveau si on le compare au passé socialiste réel, mais étrangement familier si on le met en regard de l'Etat dans le monde occidental.
Ce qui particulièrement en jeu, dans la trajectoire du socialisme réel, c'est le blocage, ou, dit avec plus de nuance, le freinage du processus de maturation sociale.Certes, comme l'a montré Moshé Lewin, à propos des années '30 en URSS,la société se reconstitue, apprend à se défendre, mais sous le régime, contre lui, malgré lui.Se déploie plus vite et plus fort que le reste, cette forme de société particulière qu'est le parti-Etat, donc la nouvelle structure sociale de domination.Cette élite étatico-bureaucratique transforme le despotisme en un autoritarisme régulier qui écrase moins la société, mais qui continue à lanier.La formation d'un nouveau monde social reste mal perçue, et encore plus mal acceptée, jusqu'à son explosive remontée à la surface.
Force et limites du socialisme réel
Longtemps le socialisme réel frappait les imaginations par sa puissance expansive (à l'extérieur), son dynamisme intérieur, sa capacité d'encadrement,de contrôle et de mobilisation des populations, et aussi son autoritarisme persistant. Sans parler de son indéniable force d'attraction sur le monde extérieur. Cette vigueur s'épuise relativement rapidement (après dix à vingt ans de développement industriel; des problèmes graves surgissant dès les premier, deuxième ou troisième plans quinquennaux). Le diagnostic de cette force devenue faiblesse a été proposé maintes fois et depuis longtemps. Ce n'est pas sur ce sujet que l'actualité apporte des lumières originales; sauf peut-être à accuser les traits et à montrer qu'il s'agissait plus d'impotence que de faiblesse. L'accent est mis ces temps-ci sur ce qui est présenté comme un échec complet; la puissance d'antan apparaît ainsi bien étrange. Illusion passée obtenue par la capacité de dissimulation, par l'aptitude à la manipulation, grâce aussi à l'aide, dans le monde, de militants dévoués et crédules? Il y a de tout cela. Mais cela n'exclut pas, on aurait tort de trop vite l'oublier, une incontestable montée en puissance du socialisme rÇéel, des années '30 aux années '60. Après tout, il ne paraissait pas totalement invraisemblable aux observateurs des réalités soviétiques que ce pays puisse,comme le proclamait Krouchtchev en 1961, rattraper les Etats-Unis, sinon dans les délais rapides mis en avant imprudemment (une dizaine d'années), du moins en l'espace de quelques décennies. A cette époque, il y a moins de trente ans,le modèle du socialisme réel n'a probablement plus de vifs attraits pour des sociétés développées. Mais il est encore paré de bien de charmes pour les nations sous-développées; il est toujours perçu par elles comme une sorte de dernier cri de la modernité; de moyen efficace pour des pays pauvres d'être vite de plain-pied avec les nations prospères. Bref, d'être d'un seul coup d'aile au niveau des possibilités et exigences de la contemporanéité. Illusion,espoir aujourd'hui dissipés. Il est alors urgent de sortir du socialisme réel,douloureusement ressenti comme une redoutable impasse.
Avant d'en arriver à ce constat, se posait depuis quelque temps la nécessité du changement. Dans un premier moment, il s'agissait d'une réforme limitée du socialisme réel, puis, face aux évidences de la gravité de la crise, d'une réforme plus profonde, devant conduire au socialisme de marché. Lequel socialisme de marché s'avoue de plus en plus comme une non-alternative crédible et comme une authentique marche, très résistible souvent, vers le capitalisme.D'où la tentation chez certains de procéder sans transition à une brutale entrée dans le capitalisme (Pologne); ou, au contraire, chez d'autres, la volonté d'opposer une vive résistance à ce passage (en s'accrochant à une soi-disant spécificité du socialisme de marché; sans oublier les entraves multiformes, pour des raisons contradictoires, des populations et de l'appareil).
Les élections en cascade en Europe de l'Est tout au long de ce printemps fournissent et fourniront sur cette question d'utiles éclaircissements. Et sans doute un nouveau lot de surprises. Comme dans cette élection de RDA du 18 mars marquée par une volonté très majoritaire (donc aussi de couches populaires) d'abandonner promptement le socialisme réel, et de prendre le risque d'être pleinement pris en charge et dominé par le capitalisme d'Allemagne de l'Ouest.Election qui a montré aussi une certaine capacité d'adaptation d'une partie des cadres d'un socialisme réel plus ou moins revu, rebadigeonné d'un rouge moins vif, voire franchement rosâtre... Ou son effondrement, comme dans le cas hongrois, où l'on voit le système (relativement) le plus flexible du "camp socialiste" et de larges secteurs du parti communiste pourtant décidés à organiser eux-mêmes la mutation se faire massivement rejeter par les électeurs.
Et la Roumanie apporte son paquet de questions sur un cas à l'évidence différent des autres pays de l'Europe de l'Est. Pour le comprendre, il faudra certes creuser dans les années Ceausescu, mais aussi plus en arrière, plus profondément, bien plus bas que quelques couches superficielles, dans l'histoire nationale et dans les rapports des groupes nationaux et sociaux avec une nation fragile, menacée, envahie. L'histoire de la sortie du socialisme réel c'est à la fois la remontée des histoires particulières, et la présence de plus en plus englobante d'une autre histoire: celle du monde occidental.
Etat, bureaucratie et classes sociales
La relation du socialisme réel aux groupes et classes sociales constitue une donnée décisive pour comprendre la physionomie propre, voire les traits caricaturaux, de ce système. Au centre, on trouve le rôle de l'Etat, la présence d'un Etat surpuissant étroitement lié à une structure de domination sociale étatique. Autrement dit, c'est une combinaison peu harmonieuse entre un parti-Etat révolutionnaire (au moins à ses débuts) et une structure de domination bureaucratique. La composante bureaucratique - terme qui ne doit pas être pris seulement dans son acception péjorative - est inséparable d'une force de mobilisation sociale et économique, d'une volonté de bouleversement,d'apporter du neuf. La lourdeur bureaucratique qui finit par devenir l'impasse bureaucratique caractéristique du socialisme réel aujourd'hui n'épuise pas la signification de cette étatisation du monde social. La continuité est ind niable entre le dynamisme des premières phases du pouvoir et le blocage bureaucratique ultérieur.
On peut aller plus loin et parler, à l'Est, d'une bureaucratisation du monde social. On peut même mettre en évidence un processus de négation, de corsetage des classes et situer une mise en place précoce d'un monde social bureaucratique (bureaucratiquement - artificiellement - défini). Cette bureaucratisation n'est peut-être pas seulement l'apanage de ce système (Max Weber avait prédit un devenir-monde de la bureaucratisation dans le mouvement même de la modernité); mais dans les temps contemporains, c'est là que cette bureaucratisation du social s'est le plus incrustée et a pris la forme la plus systématique. Il n'est d'ailleurs pas évident que les analyses les plus lucides du danger bureaucratique (comme Max Weber justement) aient clairement prévu la bureaucratisation du monde social moderne, ce qui est différent d'une prolifération progressive d'un appareil bureaucratique (en principe rationnel)face, en opposition, à la société civile. Dans cette version, la rationalité bureaucratique étouffe une société qui lui reste extérieure. Dans le monde à l'Est, ce sont des catégories entières - à la limite toute la société - qui sont incluses dans une hiérarchie bureaucratique (impliquant les élus et les pestiférés, et des strates intermédiaires). Ce projet peu assumé du socialisme réel, et sans doute impraticable dans toute son ampleur, fut curieusement longtemps sous-estimé par les analystes. Comme si le système bureaucratique ne pouvait qu'être par essence séparé du reste de la nation, capable à la limite d'écraser la société, ou, pour le moins, d'empêcher son libre déploiement, tout en étant impuissant à bureaucratiser le monde social. Donc impensable. Or le processus a été poussé assez loin dans ce sens. Et débureaucratiser les sociétés (et pas seulement les formes de pouvoir) se révèle, ces temps-ci, une tâche redoutable.
Evidemment, un tel processus a été plus massif dans des pays où la formation et la différenciation des classes modernes étaient encore embryonnaires. Situation significative de la Russie ou de la Chine. Dans ces deux pays, la bureaucratisation du monde social fut menée assez systématiquement, au point de bureaucratiser le monde ouvrier (voire même, dans une certaine mesure, le monde paysan). Dans ce contexte, un régime qui se revendiquait d'une modernité sociale, et tout particulièrement du monde ouvrier, contribua à entraver l'éclosion du monde social moderne, et avant tout de la classe ouvrière comme groupe social ne pouvant se déployer qu'en étant séparé de l'Etat. Cette trajectoire du socialisme réel fait fonds sur une logique substitutiste visant à agir au "nom de la classe ouvrière". Plus que de substitutisme, il s'agit d'exister "à la place de"; donc de créer un monde social bureaucratisé, aux délimitations et cloisonnements largement arbitraires.
Le système de l'étiquette de classe en Chine qui fonctionne des années '50 jusqu'à la fin des années '70 est révélateur d'une vision et d'une pratique manipulatrice, artificielle, du monde social. Ainsi les enfants des propriétaires fonciers étaient nécessairement catalogués et maintenus dans le même groupe social pourtant éradiqué dès la réforme agraire de 1950. A l'inverse, avoir la chance d'être issu d'un bon pédigrée - des parents cadres communistes avant 1949 - c'était être assuré d'un bon viatique, d'une bonne carrière, d'un "intéressant" mariage, et cela indépendamment de l'activité professionnelle effective et des convictions des rejetons. Cette hérédité sociale, positive et négative, rappelle un système de caste, ou un système de noblesse à rebours, plus qu'un monde impersonnel bureaucratique Ö la Max Weber.Si la Chine maoïste s'est enfoncée loin dans cette voie en poursuivant des traditions chinoises - ou plus exactement, faute d'avoir un apprentissage effectif d'une société de classe -, la bureaucratisation du monde social se retrouve à des degrés divers dans tous les pays de l'Est.
Evidemment le travail objectif de la modernisation, en particulier industrielle, urbaine, agit en sens contraire de cette bureaucratisation du monde. Ce processus conduit à un mûrissement et à une prise de conscience progressive des possibilités et exigences du monde social, et aussi à la(re)constitution de ses divisions sociales familières. La société moderne avec ses figures habituelles émerge irrésistiblement et rend caduque la construction idéologico-policière d'un monde stratifié, fait de couches concentriques bien séparées partant du noyau privilégié de l'Etat-parti.
Il est révélateur que dans des pays où, du fait des acquis de la modernité, les groupes sociaux sont déjà nettement présents - Tchécoslovaquie, RDA -, le régime du socialisme réel s'est pourtant efforcé de bloquer ce processus, voire de le faire régresser. La bureaucratisation du social favorise la stabilité du socialisme réel; elle permet d'affaiblir toute opposition, de construire des séparations étanches, indispensables au contrôle et Ö la manipulation sociale.Mais cette bureaucratisation est porteuse d'une instabilité sur la longue durée: d'une contradiction mortelle entre les possibilités, les appels, les défis de la modernité (tout particulièrement le défi extérieur) et le progressif étouffement bureaucratique.
Le dynamisme étatique se fait progressivement anéantissement du socialisme réel. Car la constitution du social moderne rend à tout égard illégitime l'étatisme, à la fois comme sur-étatisation du système de domination sociale,et comme construction d'un système de caste que les rapports de classe nouveaux font exploser, tout comme le capitalisme a fait sauter les rapports féodaux qui entravaient son plein développement. La comparaison n'est pas tout à fait exacte, car le féodalisme était plus enraciné que le bureaucratisme du socialisme réel. Mais la comparaison a une certaine pertinence si l'on se réfère aux pratiques patrimoniales du socialisme réel, surtout dans ses variantes sous-développées (donc l'essentiel du socialisme réel).
On a pu décrire ainsi sans trop d'exagération le lien féodal attachant le paysan soviétique à l'Etat sous le stalinisme. Il n'est pas abusif non plus de caractériser comme de type féodal la condition - pourtant nettement plus avantageuse que celle du paysan russe des années trente - de l'ouvrier chinois durant la période maoïste: assujetti et dépendant complètement de l'entreprisee t du bon vouloir de ses chefs pour son bien-être, ou même pour obtenir la satisfaction de ses besoins de base.
Quel que soit l'héritage social prérévolutionnaire, la société postrévolutionnaire brouille à la fois la perception et la réalité des classes.On aurait tort alors d'attendre des groupes sociaux Ö l'Est ce qu'on escompte comme actions et réactions dans le monde occidental. Même si, peu à peu, le monde social se désétatise, et si les comportements et attentes se modifient.Sans oublier les spécificités nationales. L'héritage paysan, celui de la longue durée, est, à coup sûr, très différent en Russie (avec la persistance tardive du servage) et en Chine (avec l'existence massive, sur des siècles, d'une petite paysannerie libre). Le poids paysan sur l'évolution du socialisme réel n'est pas le même là où le monde rural continue à former la grande majorité (Chine, Vietnam...) que là où il est devenu minorité (Russie, Pologne...).
L'encadrement bureaucratique du social, voire son étatisation sont d'application plus aisée dans des pays comme la Russie ou la Chine, donc là où les classes modernes sont mal délimitées dans la période prérévolutionnaire, ou encore trop intriquées aux groupes sociaux du passé. Mais dans tous les cas, on assiste à la constitution de groupes sociaux soumis, étatisés. La "conscience de soi", la conscience de classe subissent les contre-coups d'une émergence contenue et même d'une structuration artificielle du champ social. Sous ce monde bureaucratisé c'est à la fois le passé qui survit avec force, et les futures relations sociales, celles des groupes sociaux modernes, qui se préparent à jaillir à la surface. Le passé nié est conservé; et le présent transformé, modernisé, arrive péniblement à l'air libre, même s'il se fraie irrésistiblement son chemin. Et le résultat est ce que nous voyons avec surprise sortir des décombres du monde à l'Est: le mélange de passé restitué,avec ses conflits séculaires, ses vieux antagonismes sociaux, et d'un monde social moderne qui voudrait bien vivre sa vie normale et ne sait pas trop comment s'y prendre. Et toujours là, moribond (pas partout), le vieux système du socialisme réel.
Les chemins vers le capitalisme
C'est le problème des dimensions concrètes et des obstacles dans le cheminement vers le capitalisme; de la capacité intégrative du capitalisme; des formes de pénétrations, des pressions du monde extérieur. De son aptitude aussi à manipuler et à s'imposer: à constituer des majorités sociales favorables au capitalisme, voire à faire passer des décisions minoritaires... Autrement dit,de son talent à modeler le monde social en utilisant d'autres mécanismes que la violence: en ne maniant la violence que comme un ultime recours, signe d'ailleurs d'une sérieuse faiblesse; alors que, dans le socialisme réel, la contrainte et même la brutalité forment des éléments de base de la mise en ordre de la vie sociale et économique. La question est celle du choix entre des modèles extérieurs. Ou, plus probablement, de leur puissance d'imposition.
Face à une situation de grave crise, de profonde déstabilisation politique, on constate, dans plusieurs pays de l'Est, une véritable fascination pour des modèles asiatiques (le Japon, Singapour...). C'est comme si, une nouvelle fois,des nations désemparées se tournent, comme par un effet de tropisme, vers ce qui leur paraît le plus brillant, le plus moderne et le plus à même d'aller vite, sans trop se préoccuper des problèmes de mise en place et des effets à terme. C'est souvent l'autoritarisme et plus encore le pilotage étatique vers le capitalisme qui attirent. Il s'agit ainsi de répondre aux lourds problèmes de transition des pays de l'Est; qui poussent nombre de ces nations à passer d'un autoritarisme à l'autre (le nouveau plus atténué, en principe, que l'ancien).
Et l'attirance pour la main de fer étatique pour se diriger d'un système vers un autre - un modèle très général dans le mouvement des premiers pays industrialisés vers les "late-comers", qui incluent, au 19e siècle, des pays comme l'Allemagne ou le Japon - n'est certainement pas sans rapport avec le"recyclage" difficile, il est vrai, de l'élite du socialisme réel (d'une partie d'entre elle). Une transformation qui n'est pas sans précédent dans l'histoire.
De grands espoirs se font jour, parmi nombre de secteurs de la population de l'Europe de l'Est, d'accéder d'un seul saut directement à un capitalisme articulé de type suédois (même si à la vitesse où tout galope, ce modèle perd vite de son lustre). Mais en fait on est, presque partout à l'Est, en face de redoutables problèmes "d'acheminement". Il faut tenir compte aussi du poids des réalités nationales, des héritages de fait (parfois de la longue durée);des problèmes de dimension (trop grande ou trop petite): la population chinoise, la multiplicité des nationalités en URSS, l'unité allemande... Défis dans les deux sens: celui qui résulte de la difficulté considérable pour l'économie-monde à avaler un ensemble aussi disparate et Ö l'incorporer dans la logique du marché mondial capitaliste, sans oublier les tensions, voire les explosions que ce processus provoquera nécessairement, et le défi que représente la tentative de transition du socialisme réel au capitalisme;l'absence de modèle en ce sens, et même de voie approximative.
Il faut encore tenir compte des mystères logés au coeur d'un monde à l'Est qui découvre et redécouvre avec stupéfaction des figures inconnues (car souvent ni »es ou refoulées); et doit, de surcroît, parfois faire face à des nouveautés malaisées à gérer: les attentes et résistances d'un monde du travail"étatisé", mis en tutelle, etc. Sauf, et encore, dans le cas de la RDA, pays destiné à une très rapide absorption par la RFA qui ne lésine par sur lesmoyens pour racheter et le territoire et les individus, l'intégration apparemment inévitable de l'ancien bloc de l'Est dans le capitalisme mondial sera tout sauf une sinécure.
Socialisme et socialisme réel
Nécessité d'un bilan sobre: ni fuite, ni complaisance. Une ligne de continuité existe, bien évidemment, entre socialisme et socialisme réel; mais les discontinuités ne sont pas moins importantes. Il faut mettre à plat et évaluer la signification de ruptures souvent précoces mais aussi situer des liens effectifs qui persistent tout au long des pérégrinations du socialisme réel.
Il faut ainsi constater que dès 1918 les promesses et espérances du bolchevisme, ou même les attentes enthousiastes de 1917, n'ont plus grand-chose à voir avec la situation de la Russie qui entre dans la guerre civile. Et encore moins quand le pays sort ruiné de cette guerre (1921), désurbanisé et reruralisé: renvoyé loin dans le temps. On ne peut que constater dans le même ordre d'idée l'enracinement de l'étatisme, l'autoritarisme fonctionnel et peut-être inévitable du maoïsme qui prend le pouvoir en Chine en 1949. Le processus révolutionnaire, ce qui lui permet de vaincre, implique un mélange de nationalisme et d'étatisme mobilisateur. Le parti communiste chinois est d'emblée un parti-Etat qui d'un même mouvement anime et tient sous sa tutelle les masses paysannes (avant 1949) qu'il pousse vers l'action révolutionnaire:il lui arrive à plus d'une occasion de les freiner, de les frustrer de leur aspiration immédiate.
Il s'agit aussi de reprendre des questions non entièrement élucidées et qui renvoient aux impensés du rapport entre socialisme réel et socialisme:
Les réalités du monde ouvrier à l'Est. Quels types de monde ouvrier correspondent au socialisme réel? Il faut en effet mieux analyser l'existence probable de divers groupes ouvriers en adéquation, ou pliés au fonctionnement du socialisme réel. De mettre en lumière des traits appartenant à l'ensemble,de ne pas négliger des différences nationales importantes (les mondes ouvriers contrastés, voire opposés, que l'on trouve en Chine...). Il faut mieux cerner les relations concrètes entre monde ouvrier et régime du socialisme réel, et en étudier les évolutions. Le monde ouvrier, c'est à la fois un groupe soumis et un groupe avantagé, protégé, exploité, étroitement encadré. Longtemps classe-appui et vivier de recrutement pour la constitution du nouveau groupe dominant - mais pendant une période qui n'excède pas, en général, dix ou quinzeannées (après l'élite fait essentiellement de l'auto-reproduction), ce monde ouvrier est de plus en plus mis à distance, et aujourd'hui dédaigné au profit d'autres groupes montants: les intellectuels, la techno-bureaucratie et surtout les nouveaux entrepreneurs. Ce groupe social (une classe?) résiste à des changements imposés, et il sait comment exercer des pressions efficaces sur le pouvoir. Peut-il pour autant (re)conquérir une autonomie d'action? C'est à la fois un enjeu important et une inconnue majeure de la période actuelle.
La figure de l'Etat. Il faut revenir sur l'étatisme (l'Etat comme protecteur)des masses socialistes ou radicalisées d'avant la révolution (il y a des exceptions: les courants anarchistes...). L'Etat à l'Est et les masses: c'est un mélange de mise en tutelle et de réponses à des attentes de sécurité, de protection de besoins économiques et sociaux de base.
Et pas très loin de l'Etat, se profile la figure de l'autoritarisme, plus ou moins accepté par les masses. Comment expliquer cette force, et même cet enracinement de l'étatisme dans des nations très dissemblables du point de vue de leur niveau économique, social, de leur passé historique et culturel? C'est là, indéniablement, un problème qui renvoie à la tradition socialiste, aux contradictions, ou pour le moins aux ambiguïtés de la révolte dans les temps modernes: une ambivalence entre autonomie et sécurité, entre stabilité et incertitude du mouvement, de l'innovation, du risque. Il est significatif que le socialisme réel ait mélangé, et confondu, ces deux dimensions de maîtrise,de protection, d'un côté, de risque et de dynamisme (incontrôlé), de l'autre. Confusion redoutable qui supposait de mouvantes alliances sociales (les élus) et d'exclusions (les réprouvés), de tolérance à un certain autoritarisme,d'acceptation de perte de liberté et d'autonomie.
Le socialisme réel de ce point de vue puise ses racines loin, y compris, mais pas exclusivement, dans la tradition socialiste (dans le refus, la révolte sociale...). Sa fragilité actuelle, son effondrement dans plusieurs pays (et tendanciellement dans tous) ne doivent pas faire oublier sa puissance d'antan;ou plus encore sa capacité à explorer une voie étatiste répondant à d'incontestables demandes sociales.
Autrement dit, dans ce qui se fait et se défait, dans ce qui est la défaite aujourd'hui du socialisme réel se trouvent nombre d'énigmes. L'énigme de son lien à ses origines socialistes. L'énigme de sa puissance et de sa "soudaine"impuissance. Questionnement qui exige moins un bilan du passé qu'il force à une écoute attentive du présent. Car c'est maintenant que les sociétés se projettent sur le devant de la scène, et c'est donc dans un avenir plus ou moins proche que l'on verra à l'oeuvre les potentialités des sociétés et des classes, groupes et conglomérats sociaux qui les composent. Ce sera l'épreuve cruciale, le constat tranchant sur l'héritage effectif du socialisme réel, et sur une possible revitalisation - dans un contexte renouvelé - du message et surtout des pratiques du socialisme émancipateur. Test crucial, épreuvere doutable, nul n'en doute.
Effets géopolitiques, dimensions nationales et continentales
Les convulsions à l'Est ont des conséquences géopolitiques importantes et de longue durée. Elles font aussi remonter en pleine lumière des dimensions nationales et continentales. Elles poussent à de nouveaux regroupements stratégiques. C'est dans ce contexte que l'on peut mieux éclairer la question si "chaude", d'une brûlante actualité, de la démocratie et de l'autoritarisme dans les mutations à l'Est.
Les effets géopolitiques sont pour une part conjoncturels. Une conjoncture qui résulte directement d'un affaiblissement de l'URSS. On sait que ce fut là la clé de la libération à l'Est. Mais on ne peut ignorer que cela signifie une main et un bâton plus libres et plus lourds pour l'impérialisme américain,comme on le voit en Amérique latine. Aujourd'hui à Panama. Demain peut-être, au Salvador ou même à Cuba. Voire la situation du Nicaragua...
Mais plus en profondeur, une considérable restructuration géopolitique est à l'oeuvre, tout particulièrement de l'espace européen (mais ce qui se fait en Asie de façon moins explosive n'est pas forcément moins décisif). C'est le retour sur le devant de la scène de la question allemande. En fait une course très rapide et inattendue - et pour beaucoup, à l'Est comme à l'Ouest, non voulue - vers la (ré)unification allemande. C'est aussi la vieille interrogation sur le "pouvoir" qui dominera l'Europe centrale "désoviétisée".Ce sont encore les traditionnelles divisions balkaniques qui s'étalent à nouveau. Et c'est enfin l'immense incertitude sur le devenir de l'URSS. Une Union des Républiques socialistes qui par nature n'a pas de frontière fixe (sinon à la limite planétaire) mais dont le destin est inséparable de la composante russe, de son passé et de ses mutations. Et qu'en sera-t-il de l'ensemble soviétique que l'on dit menacé, situation impensable, il y a seulement deux ou trois ans? Ce qui se fait à l'Est, c'est alors autant ce qui se défait dans l'ancien "empire russe" - dans ce que l'Union soviétique présente comme continuité impériale -, et ce qui pourrait éventuellement se construire sur ses ruines. Ce sont de longs siècles d'histoire qui cherchent une issue, un nouveau cours. Et qui sait, un nouveau drame. Ou peut-être la sortie des drames et d'une trop grande charge de souffrance. En tout cas, il s'agit d'une interrogation passionnante, passionnée. Et d'une histoire à rebondissement. On pourrait dire une sorte de roman feuilleton àla fois palpitant et plein d'épisodes imprévus, s'il ne s'agissait d'une affaire sérieuse, aux implications planétaires, aux risques considérables.
Il faut ajouter dans ce panorama mouvant que l'Europe est au centre de l'intérêt des Européens. Quoi de plus normal, pourrait-on dire? Mais que penser alors de cette indifférence croissante dans nos contrées à l'égard du tiers-monde, et de manière frappante de la misère africaine? Peut-être attendons-nous d'être frappés en retour pour montrer de nouveau quelque intérêt... intéressé.
Les spécificités, les héritages nationaux et subnationaux sont devenus des données de premier plan dans la période actuelle et pour une durée indéterminée. Mais les dimensions continentales impriment aussi leurs effets.C'est la spécificité européenne plus ou moins légitimement exaltée de l'Atlantique à l'Oural. C'est l'attraction du modèle capitaliste occidental, de ses formes de démocratie parlementaire. C'est la découverte de son potentiel de manipulation, plus effectif et sophistiqué que le commandement autoritaire et l'absence de forme d'interaction entre société et pouvoir, situation caractéristique du socialisme réel.
Ce qui, dans le modèle démocratique d'Occident, fascine les nouvelles élites en voie de constitution Ö l'Est, les opposants de la veille en voie d'ascension sociale, ou les secteurs "bureaucratiques" (minoritaires?) sur le chemin d'une reconversion, d'un "reclassement" rapide, c'est la capacité de l'Etat démocratique "à contrôler le tout sans tout contrôler" (A. Bihr). C'est la gestion plus sophistiquée du social, la manipulation en souplesse (relativement, bien entendu). Ce que l'étatisme autoritaire à l'Est ne parvenait pas à faire. Depuis quelque temps, il ne parvient tout simplement plus à gérer, même pas àla petite semaine. Face à cette conception de la démocratie attrayante surtout par son efficacité manipulatrice, on ne peut exclure, plus positivement, que des secteurs de la population à l'Est ne prennent au sérieux et au pied de la lettre les promesses démocratiques, et n'exigent une participation plus directe et plus importante que ce que les nouvelles élites ne leur réservent. Et que ces populations rappellent Ö leurs nouveaux gouvernants les promesses de justice sociale des anciens maîtres "socialistes".
Mais même la démocratie occidentale, "réduite", largement domestiquée, semble, quelquefois, un objectif trop risqué. A la place, des modèles autoritaires ne sont pas sans séduction pour des systèmes en crise et pour les groupes dominants en formation qui s'efforcent de trouver les moyens les plus efficaces, les moins déstabilisateurs, d'une refonte complète de leur pays.N'oublions pas, dans ce contexte, l'attraction qu'exerce sur la Chine, le Vietnam, mais aussi des pays d'Europe de l'Est le modèle capitaliste, fortement contrôlé, des "nouveaux pays industrialisés" (NP) d'Asie. Des pays qui présentent des variantes importantes (sur le rôle notamment de l'Etat dans la constitution du capitalisme et des groupes sociaux qui lui correspondent, sur le degré d'ouverture au monde extérieur, etc.). Quoiqu'il en soit des différences, il s'agit au mieux d'une démocratie autoritaire, si l'on ose dire.La voie gorbatchévienne en ce printemps - mais tout va si vite que l'on ne peut jurer de rien - semble pointer vers un autoritarisme peut-être tempéré, une démocratie limitée, un changement mené d'en haut, et un usage voire un abus de manipulation pour tenter, si c'est encore possible, de résister au chaos.S'agit-il d'ailleurs, au-delà des apparences, d'une orientation très différente de celle choisie - imposée de manière si rude - par les dirigeants chinois depuis un an? L'important est d'ailleurs moins dans l'option pro-capitaliste acceptée par l'équipe autour de Gorbatchev, et l'objectif apparemment inverse choisi par les vainqueurs de la répression de Tienanmen, dans les deux cas le choix n'est pas définitivement arrêté. L'important semble être la volonté decontrôler étroitement et d'en haut le cheminement décidé (et qui peut être révisé). Donc de passer d'un étatisme à un autre. D'un autoritarisme à un autre(plus ou moins "adouci"). C'est comme si, malgré les bonnes ou les mauvaises intentions, on ne pouvait concevoir d'alternative face à l'immensité des problèmes qui assiègent des pays comme l'URSS ou la Chine. Face surtout à une peur devant l'irruption des masses. La hantise d'un grand règlement de compte.
Les contraintes géopolitiques jouent pourtant un rôle de plus en plus important dans les choix de systèmes politiques, en accélérant ou en freinant des
évolutions. De façon générale, on assiste à une redistribution de force à l'échelle planétaire, aux contours encore incertains, mais où l'Europe et l'Asie prendraient ou reprendraient une place plus importante que dans un proche passé. A moins que la recomposition géopolitique ne suive des directions inusitées, parfois prédites. Il y a quelque temps, en effet, que des auteurs issus de plusieurs continents prévoient une montée en force du bassin du Pacifique, impliquant la côte ouest des Etats-Unis, le Japon, et par extension,les zones côtières relativement développées de la Chine, les NPI, bien entendu.Mais dans quel rapport de force? Qui dominera qui? Débat encore assez spéculatif. Pour combien de temps encore?
Le monde bouge et sa carte géographique change. On ne sait plus trop bien si ce sont des tendances de longue durée qui s'imposent, de nouveaux centres, de nouvelles périphéries, des attractions "naturelles" qui se (re)constituent, ou si, au contraire, c'est une donne originale qui émerge, résultat de la percée de forces récentes. Les transformations du monde Est-européen, et du socialisme réel en général, sont une question d'importance planétaire. Et historique.
(*) Université Libre de Bruxelles.
(1) Des versions sensiblement plus courtes et différentes sont parues dans les Cahiers marxistes, Bruxelles, mai 1990, et L'Homme et la Société n° 98, Paris.