Vie d'André Renard (Tilly)

Paru sous le titre : La Wallonie est bien plus qu'une région
Toudi mensuel n°69, octobre-décembre 2005

André Renard

La Wallonie est-elle une vue de l'esprit? Oui. Est-elle divisée en régions très différentes les unes des autres? Cela ne fait pas de doute. Entre classes sociales? Encore moins douteux. Son unité est-elle sans cesse contestée? Tout le monde peut s'en apercevoir. Moi-même qui affirme déjà par le titre de cet édito que «la Wallonie est plus qu'une région», n'ai-je pas souvent des doutes à ce sujet? Évidemment.

Les réponses si négatives apparemment qu'on vient de formuler plus haut plaident en faveur de la Wallonie. Car toutes les nations qui existent dans le monde sont sujettes à de telles objections. La nation est une vue de l'esprit, bien sûr! C'est la leçon de Weber et de Ricoeur qu'il n'y a de réalité sociale que représentée, qu'il n'y a de groupe social que s'il se donne une image de lui-même: sans cette image qui le fonde, l'interaction entre les membres du groupe serait bien sûr impossible. Ils ne pourraient se parler, coopérer, se joindre les uns aux autres, agir rationnellement en vue de l'entente. La division entre classes sociales en Wallonie est forte, très forte. L'un de ses enjeux, c'est même l'existence de la Wallonie que les groupes dominants ne peuvent voir émerger que d'un œil soupçonneux, car ils savent d'où elle vient. L'unité est sans cesse contestée. C'est aussi parfaitement normal. Comme groupe humain, la Wallonie a sans cesse à refaire son unité. Une unité coulée dans le bronze n'a pas sans cesse à se redémontrer. «Toute nation est divisée, vit de l'être» affirme Braudel. Et toute réalité humaine n'en vaut la peine que si l'on doute sans cesse à son sujet, le doute n'étant pas un obstacle à la confiance profonde, mais un obstacle à la routine et au fanatisme qui détruiraient à coup sûr cette réalité comme réalité simplement humaine.

Par ailleurs peut-on dire que la Wallonie éprouve des problèmes sur la longue durée, qu'elle traverse des événements qu'une logique peut relier entre eux en même temps qu'éclairer leur signification ? C'est évident. Il faut lire l'extraordinaire biographie de Pierre Tilly intitulée tout simplement André Renard (Le Cri, Bruxelles, 2005). Une biographie de 800 pages sur quelqu'un d'autre qu'un roi, c'est déjà, en soi, tout un événement.

Mais s'il s'agit d'un syndicaliste, c'est encore plus étonnant. Rendons-nous compte qu'un homme comme celui-là n'a jamais siégé dans aucun Parlement, aucun Gouvernement, mais qu'il est associé spontanément à l'émergence de la Wallonie.

La biographie de Tilly commence d'ailleurs par de longs récits sur les divers engagements de Renard dans les luttes syndicales, en liaison certes avec les questions que se posait le POB dans l'entre-deux-guerres et aussi dans un très grand désarroi parfois. Renard est partout, à Seraing, à Liège, à Bruxelles mais aussi à Paris, à Genève, à New-York, à Berlin, à Rome. Il acquiert très vite une envergure internationale. On le voit en discussion avec Jean Monet, des syndicalistes de différents pays.

Pierre Tilly me reproche d'avoir voulu «réécrire l'histoire» en faisant de Renard l'une des chevilles ouvrières du Gouvernement wallon projeté dans les derniers jours de juillet 1950. Je lui réponds sereinement qu'il n'y a pas eu de volonté de mettre Renard au centre de cet événement. Simplement, ayant entendu parler de cette tentative, à la fin des années 70, sentant bien que la Question royale sur laquelle personne (ou presque) ne s'exprimait à l'époque, n'était pas un épisode accessoire, j'avais pensé, en visitant l'un de ses points d'incandescence, mieux la comprendre et mieux la faire comprendre. J'admets bien volontiers que la présence de Renard dans ces discussions peut surprendre dans la mesure où il semble garder à l'époque des vues avant tout belges, songeant à des partenaires du côté flamand sur le plan syndical, ayant une stratégie au sein de la FGTB. Mais sa présence est confirmée par tous les témoins interrogés. En même temps l'aspect violent et rapide des événements fait songer à la signification première du mot «bousculer» en français qui est un terme militaire voulant dire: «rompre vivement et aisément les rangs d'une troupe ennemie». L'allumage rapide d'une grève générale dans le sillon wallon et d'une série impressionnante d'attentats contre les voies de chemin de fer et les centrales électriques, a bousculé alors la Belgique traditionnelle et les contemporains de ces événements. La fusillade de Grâce-Berleur fait penser que le sang va être abondamment répandu. Elle n'a lieu que huit petits jours après le retour du roi. Quatre jours après le déclenchement de la grève générale. Deux après la publication du communiqué de Renard sur la menace d'insurrection et de volution (ce ne sont pas de petites choses!).

C'est dans les crises grave que se lisent les logiques sociales profondes. Il est vrai que s'il y a beaucoup de témoignages (à mon sens probants), de cette tentative, elle ne s'inscrit pas dans des plans, des documents longuement mûris. Mais quand l'histoire s'accélère, les responsables prennent des décisions et/ou font des hypothèses que commande la vitesse des événements (le Gouvernement wallon est un peu une hypothèse comme Renard en fit tant dans sa vie syndicale).Tout est une question d'heures, voire de minutes. Le fait que Renard aurait été au centre de ce gouvernement - qui ne s'est pas formé - donne des idées sur les logiques, en marche depuis longtemps, que l'âpreté de 1950 semble accélérer un moment. Dix ans plus tard, Renard se retrouvera, d'une autre façon qu'à la tête d'un gouvernement, au cœur d'un projet wallon qui est toujours celui que nous vivons aujourd'hui. Avec une composante syndicale et de lutte des classes qui n'a nullement disparu.

Les longs développements sur l'action syndicale de Renard dans telle ou telle usine, face au taylorisme appliqué à Liège par exemple, face au planisme d'Henri De Man, puis dans la Résistance, les luttes syndicales de l'après-guerre permettent de se faire une idée de ce qu'est exactement la Wallonie.

Renard, «par l'action»

Il y a là un pays qui se forme lentement, très lentement. Qui s'élabore dans des rangs syndicaux qui n'ont pas à proprement parler de réflexion nationale wallonne, mais qui œuvrent au cœur d'une population qui par toutes ses fibres est reliée à l'industrie et à la résistance à la classe qui l'exploite. C'est une population qui doit d'urgence atténuer l'exploitation par la lutte, mais aussi par l'étude: en 1935, près de 40% des conférences de la centrale d'éducation ouvrière se donnent à Liège, près du quart à Huy, proportionnellement plus au Borinage et dans le Centre qu'à Bruxelles ou Charleroi. De l'âge de 25 ans au milieu des années 30 - cet homme ne sait pas qu'il est à la moitié de sa vie - jusqu'à l'époque de la maturité des années 50, Renard a accompagné tous les mouvements en sens extrêmement divers du Monde, de l'Europe, de la Belgique ou de la Wallonie. Il a échafaudé mille projets, parfois contradictoires entre eux, mais tous reliés à la vibration du monde du travail en lutte perpétuelle.

Chaque époque, chaque grand homme dans l'histoire a cherché sans doute à échapper à l'incontournable indéterminité des sociétés humaines. Elles ne peuvent jamais prendre une forme figée. On cherche à définir l'identité wallonne. On prétend ne pas la trouver dans le fouillis de ses luttes et divisions. Et, en l'absence d'un discours commun à son propos, d'un discours partagé, en l'absence de traditions historiques, littéraires, intellectuelles largement reconnues et diffusées, on décrète qu'il n'y a pas de Wallonie parce que ce pays bouillonne toujours comme a bouillonné la vie d'André Renard. Mais aucune nation n'est une épure. Toute nation est un tourbillon d'événements dignes de ce nom, c'est-à-dire imprévisibles. Comme toute biographie individuelle. La vie complexe d'André Renard, les sens multiples qu'on peut lui donner renvoient à la complexité de la société qu'il exprima. Entre sa mort et nous, il y a presque la durée de sa propre vie dont cette longue biographie souligne l'intensité.

Il faut citer Bruno Latour : «Il y a donc bien - nous en avons tous l'expérience quotidienne, fugitive, fragile, subtile - une façon particulière, absolument unique, de secréter du "même", de l'identique, du continu qui ne repose pas pourtant pas sur le maintien d'une substance intacte à travers le temps. Cet universel-là ressemble si peu à l'autre que, loin d'être stable lorsqu'il descend du passé vers le présent, il part du présent et remonte vers le passé dont il modifie et approfondit l'assise. Si bien que, plus le temps passe, plus le point de départ devient gros de l'avenir. Ce qui survient après permet au commencement d'être à l'origine de quelque chose. Le début dépend de la suite. Le père dépend du fils. Cette inversion des figures usuelles du temps, les amants la ressentent bien puisqu'ils peuvent dire sans mentir que l'amour qui les anime maintenant comme s'il avait duré toujours est infiniment plus fort, plus profond, plus solide, qu'il les rapproche bien davantage encore qu'à leurs débuts. À un point tel qu'il leur redonne le sentiment fulgurant que c'est enfin maintenant pour la première fois qu'ils comprennent ce qui leur est arrivé depuis toujours. Oui, vous le savez bien, «c'est toujours la première fois» - ou alors «on ne s'aime plus.»1

Je veux souligner ce passage et le reproduire une seconde fois : «Si bien que, plus le temps passe, plus le point de départ devient gros de l'avenir. Ce qui survient après permet au commencement d'être à l'origine de quelque chose. Le début dépend de la suite. Le père dépend du fils.»

Cette biographie d'André Renard par l'ampleur peu fréquente de son développement, démontre que la Wallonie vient de ces sources profondes où se mêlent les eaux diverses de la lutte sociale et syndicale, de l'effort industriel, de la résistance démocratique et de la volonté pour tout groupe humain de rester pareil à lui-même en se renouvelant à travers ses refondations successives. Les nations traditionnelles, ou plus exactement, anciennes, portent en elles les mêmes principes, et donc aussi la même indéterminité, la même fragilité, mais en les dissimulant mieux, pour apparaître quasiment comme des essences. La Wallonie est une volonté plus jeune, moins dissimulée sous le vernis des palais, des traditions et des cérémonies, voilà pourquoi les théoriciens de sa non-existence nient qu'elle soit une nation: sans le savoir ils voudraient que la Wallonie soit une essence.

Quant à celui qui a pris la tête de la Wallonie récemment, il s'avisera qu'il y a à se soumettre à cette volonté nationale. Et que le passé sans cesse toujours plus grand le forcera à un certain avenir auquel il n'avait pas pensé. On l'a observé encore dans le domaine social le 28 octobre dernier. Renée Piret cite dans ce numéro (Les mensonges des fins de carrière), la sociologue Anne-Marie Guillemard rappelant qu'en 1953, un Gouvernement Laniel avait voulu retarder le départ à la retraite. La SNCF et les services publics firent bloqués tout l'été. La Wallonie est taillée dans ce même bois d'une certaine forme d'action sociale et syndicale (et plus dur qu'en France), qu'il vaut la peine de rappeler en même temps que la parution de cette grande biographie d'André Renard dont nous reparlerons. Ceux qui croient qu'il n'y a pas là, dans une époque où la réalité de la nation, elle aussi, subit les mutations postmodernes, matière à réfléchir se trompent. La naissance des nations est contemporaine de la naissance de la citoyenneté telle que nous la concevons depuis 1789. C'est la citoyenneté qui est le noyau dur du fait national dont la guerre et le «service militaire» ne semblent plus devoir être l'expression courante (et qui s'en plaindra?). La force de la démocratie syndicale en Wallonie (ou de la dimension syndicale de la démocratie), est un des éléments qui l'identifie parmi les autres peuples d'Europe, comme une nation en devenir.


  1. 1. Bruno Latour, Jubiler ou les tourments de la parole religieuse, Seuil, Paris, 2002, p. 57.