Vive la guerre !

Un nouveau livre somptueux d'Albin-Georges Terrien
Toudi mensuel n°61, novembre-décembre 2003

Littérature

Vive la Guerre de Georges Albin Terrien

Je viens de terminer en le lisant à nouveau d'un seul mouvement et jusqu'aux petites heures, le nouveau livre d'Albin Terrien Vive la Guerre ! qui raconte les sentiments d'un petit Ardennais durant cette période tragique de 1940-1945 que lui-même ne vit pas toujours sous cet angle même si la tragédie l'atteindra parfois durement (et son « Vive la Guerre! » signifie en réalité le contraire, est une antiphrase).

Ce livre n'est sans doute pas aussi grandiose que La Glèbe qui est un roman très travaillé emportant en lui le Grand Récit de la paysannerie broyée par la bureaucratie et le capitalisme, celui aussi des mutations terribles imposées à l'Ardenne et à ce métier d'agriculteur en Europe et dans le monde. J'ai dit de ce livre que c'est le plus grand roman que l'Ardenne ait inspiré et je continue à le penser car, bien qu'inconnu du monde littéraire, Albin Terrien est un écrivain immense doté d'un don de conteur tout à fait hors du commun, d'une finesse d'analyse psychologique étonnante, d'un sens du récit qui époustoufle. Dans La Glèbe, les amours tragiques de Jean et Antoine sont en quelque sorte déjà révélées dès les premières lignes, sans que nous devinions ce que sera cette tragédie exactement. Et ainsi de suite autour du livre : les choses s'y agencent peu à peu si logiquement, si humainement - entre les deux amants, entre les deux frères, avec leurs familles, leur entourage, le village d'Engreux - que nous ne devrions plus être surpris par le rebondissement final. Mais nous le sommes malgré tout, comme nous pouvons être surpris à la chute d'une histoire mille fois racontée et dont, comme les enfants, fascinés par un texte mille fois récité, nous attendons cependant toujours « la fin ».

Un « récit »

Son dernier livre Vive la Guerre ! est tout le temps écrit à la première personne. Il y a certes beaucoup de livres sur les récits d'enfance, la manière d'appréhender les choses qui pouvaient être celle d'un enfant né en 1934, avec une certaine façon d'aborder à l'école primaire le français, la religion, l'organisation de jeux plus ou moins permis et aussi plus ou moins interdits, ce qu'était l'âpreté d'être un garçon à cette époque, qui est celle de l'enfance de Jean Louvet par exemple. Moi-même, j'ai 12 ans de plus que l'auteur, ayant vécu dans une famille petite-bourgeoise (mon père était professeur d'Athénée), et dans un quartier à moitié villageois de la petite ville de Dinant. Mais je m'y retrouve. Mon frère, plus jeune de dix ans que moi-même, s'y retrouverait beaucoup aussi et on peut redescendre sans doute peut-être jusqu' à 1970, voire 1980... La pièce de théâtre de Jean Louvet Conversation en Wallonie (qu'Armand Delcampe nous fait comprendre), se situe à la même époque, mais file d'un autre côté du champ social et de l'existence.

Albin Terrien se concentre sans désemparer sur les quelques hectares du village d'Engreux (entre Bastogne et Houffalize), et sur la seule période allant d'avril 1940 à juin 1945. En creusant, creusant, creusant comme un sourcier sur un territoire défini, en un moment déterminé, l'écrivain atteint finalement l'eau pure et vaste de la Vie en ce qu'elle a d'universel, mais qui ne se donne jamais à lire que dans un contexte concret.

Il s'agit ici d'un village d'Ardenne à l'heure allemande. Mais l'heure n'y est, d'une certaine manière, pas toujours très allemande. Il est surtout question des pratiques agricoles de ce temps, de la manière dont s'y déroulait l'école primaire. De la Foi terrifiante enseignée par un prêtre sec qui y trouve à dominer quelques centaines de « pauvres » Ardennais, cependant pas si « pauvres » que cela pour ne pas, de temps à autre, laisser éclater des révoltes terribles (comme lorsque le curé refusera l'enterrement d'un enfant mort sans baptême ou d'un désespéré), toujours au bord de la violence déchaînée. On apprend aussi bien des choses sur cette Ardenne bien plus énigmatique que « mystérieuse » au sens du cliché cent fois ressassé. Comme l'existence, pendant la guerre, parallèlement à la Résistance authentique, de vraies bandes de pillards osant prendre d'assaut des villages terrorisés, malgré les armes dont disposent ces villageois aptes à se défendre physiquement et combattus de manière déterminée par une armée allemande, efficace et brutale, mais dont ces entreprises de simple maintien de l'ordre, ne sont pas nécessairement toutes des succès. On retrouvera ici l'odeur de la craie sur les tableaux noirs, les chants de l'école primaire qui durait jusqu'à 16h le samedi. Mais aussi les affres de la première confession (listes de péchés mal identifiés, dont on doit faire le compte rigoureux au point que certains se munissent de carnets), les crécelles de la semaine sainte, les distributions d'eau bénite du lundi de Pâques. Les braconniers dans l'Ourthe gelée, la nuit, toujours sur le qui-vive, par crainte d'être appréhendés par les gendarmes, les terribles guerres entre gosses de villages ennemis allant jusqu'aux voies de fait parfois graves. Les expressions d'une sexualité bien moins ignorée qu'on ne le pense et même parfois très clairement étalée en son libertinage, malgré les préjugés du temps. Les pauvres. Les riches. Les puissants. Les fraternités sans complaisance avec les soldats allemands, celles plus profondes avec les Américains. La bataille des Ardennes dans l'hiver le plus mortellement froid du Deuxième grand conflit mondial... Et - chose plus rare -, le retour des prisonniers de guerre en mai/juin 1945 - moins souvent mis en évidence dans notre littérature en général, pourquoi ? - raconté de main de maître par quelqu'un qui a pris la mesure à la fois de ce drame wallon, mais aussi du caractère criminel du bombardement des villes allemandes.

Le pourquoi d'une force et d'une originalité

Certes, il y a beaucoup de livres de souvenirs de ce type. Mais celui-ci est différent. Pourquoi?

C'est difficile à dire. Peut-être en raison du talent de conteur de l'auteur, de la multitude et de la précision des faits, anecdotes, tragédies, traditions... retrouvés. Mais aussi parce qu'ils s'abreuvent à la source même d'une conscience d'enfant authentique, détestant profondément l'école primaire, la religion terrifiante du curé d'alors, profondément attaché à ses parents (« résistants de l'ombre » dit l'auteur pudiquement dans la dédicace à « papa et maman » sans jamais parler de leur résistance dans le livre). D'un bout à l'autre du livre, le narrateur est un enfant et le restera. Il est vrai sans doute que la manière dont se bâtit pareil récit lui permet de glisser d'autres visions, d'autres informations qui ne devaient pas être celles qu'il possédait en 1940-1945. Mais il a cette astuce écrivaine - parmi cent autres - d'ajouter ces informations qu'il n'avait pas au moment des faits, à sa conscience d'enfant de l'époque devinant cependant les choses - comme on devine à certains moments la figure finale d'un puzzle inachevé.

Il y a peut-être aussi que l'auteur développe sur les relations avec les filles, sur la sexualité, sur la vision qu'il a de la société, un regard de part en part non-conformiste, soulignant à certains moments le clivage des classes comme on évalue du regard le tranchant d'une guillotine.

Ce livre de souvenirs ne ressemble à aucun autre de ceux que j'ai lus, aucun. Et même à mon sens, à aucun de ceux qui existent.

Il vient de paraître. A.Terrien a eu un succès immense en Wallonie et dans le Nord-de-la-France avec La Glèbe. Mais son propos déborde ces frontières tout en s'ancrant dans cette réalité qui est la nôtre, geste que je considère comme la plus forte raison qu'il y a à poursuivre l'idée d'un peuple qui soit libre, le nôtre.

Je dirais de Georges-Albin Terrien qu'il a quelque chose d'Arthur Masson, mais sans régionalisme, sans souci exagéré de la langue, avec des personnages bien plus vrais que ceux de l'écrivain de Treignes (qu'il ne faut certes pas dédaigner). Avec un sens de la politique et de l'histoire qui s'avance bien au-delà de la vision, certes, généreuse des trignolades, mais qui est aussi malgré tout un peu conservatrice. La comparaison mériterait d'être faite aussi avec quelqu'un comme René Hénoumont, mais toujours aussi, du côté de la profondeur, de la modernité, de la critique, en faveur de Terrien.

Certes, Terrien est d'ores et déjà incontournable pour ce qui relève de notre mémoire populaire rurale (mais pas seulement rurale car le rural, l'urbain et l'industriel s'interpénètrent en Wallonie). Mais là n'est pas l'essentiel. Son travail est celui d'un écrivain authentique parce que même dans ce dernier livre - modestement catégorisé comme « récit » - il tire sur tous les fils de la mémoire pour recomposer du sens. À travers les épisodes héroïco-comiques de cette guerre des boutons sans cesse relancée, les colères d'un prêtre pète-sec et d'un instituteur qui mélange sévérité et bonté, la force calme d'un « papa »et d'une « maman », courageux sans presque le savoir, se lit une manière de se tenir debout dans l'existence et face à l'histoire qui modifie le défi que le présent et l'avenir ne cessent de nous relancer. Ce regard si aigu sur ce que nous avons été est aussi tellement lucide qu'on ne peut sortir de pareils livres que transformés, conscients de ce que les choses sont plus profondes que la perception bêtement habituée que nous en avons.

Vive la Guerre!, Memory Press, Érezée, octobre 2003 (prix 22 €, 430 pages).