Nationalisme en Espagne
[La revue TOUDI a déjà évoqué le problème de la violence en Pays Basque : É.Delferrière Quelle violence au pays Basque ? in TOUDI n° 41, septembre/octobre 2001. Nous évoquons régulièrement des questions comme celles de l’Écosse, de l’Irlande, du Pays de Galles. Guy Denis attire notre attention ici même sur le monde ibérique auquel nous restons tout autant attentifs qu’au monde britannique européen. Nous comptons prochainement étudier la question catalane et bien entendu nous ne perdons jamais de vue le Québec.
Depuis, précisément, que Guy Denis nous a fait parvenir cet article, Jordi Pujol, figure historique d’un nationalisme catalan centriste, a quitté la vie politique, ses héritiers politiques remportant encore la majorité aux élections catalanes. Les républicains catalans ont progressé. Il est assez curieux d’observer la discrimination qu’il peut y avoir dans le jugement porté sur certains « nationalismes européens », le catalan et l’écossais ayant bonne presse, le basque étant condamné, le nationalisme flamand ou wallon étant assez ignorés ou compris seulement comme une rivalité en quelque sorte interne (et mesquine). En fait, le statut des États-régions de Flandre et de Wallonie est bien plus large et étendu en matière de souveraineté qu’aucun État fédéré dans le monde ou qu’aucun État autonome en Europe. Il faut y insister en raison de l’extraordinaire place qu’a obtenue récemment la Catalogne dans la presse française ou francophone, même chez nous, qui, par ailleurs, ignore - ou méconnaît - cette exception de la Flandre et de la Wallonie.]
Ce 25 octobre, à Oviedo, étaient octroyés les prix prestigieux Prince des Asturies, à des écrivains, dont Susan Sontag, essayiste américaine, à des théologiens, scientifiques, artistes, dont Miquel Barcelo, sportifs (les cyclistes Indurain, Delgado, Hinault et Eddy Merckx), et politiques: le président du Brésil Lula dont le discours en faveur des affamés fit sensation. Nulle trace de cette cérémonie dans la presse belge francophone. Les touristes belges qui se prélassent sur les plages des Costas sans renoncer à la frite et à la bière, devinent-ils que l'Espagne c'est autre chose que ça, le « vamos a Salou » des « Gauffes au Suc », que c'est un pays de cultures diverses, à l'histoire très riche (ça le Bossemans peut encore le deviner), fédéral et traversé de multiples courants politiques. Le Prince des Asturies, en conclusion de la remise des prix, souligna que jamais l'Espagne ne fut si prospère; il salua aussi les fondateurs et rédacteurs de la « Carta Magna », constitution du nouvel État espagnol après le franquisme. Que se cache-t-il derrière cette affirmation et cet hommage qui s'acheva par une musique asturienne et l'hymne national galicien entonné par le Prince lui-même?...
Les nationalismes espagnols
La politique libérale de Aznar, Premier ministre et ex-leader du PP, parti populaire de droite, soulève l'indignation de la gauche et celle d'une majorité de citoyens espagnols qui mettent en cause son engagement en faveur des États-Unis. Depuis longtemps les socialistes réclament un débat de personne à personne entre Aznar et le leader socialiste José Luis Zapatero, sur la chaîne nationale TVE 1. En vain.
Cependant des élections régionales se préparent en Espagne, et des nationalistes se font entendre dans chaque communauté, des Canaries aux Baléares et même à Madrid. En Catalogne, le député nationaliste Artur Masa a demandé au C.I.O. de Lausanne, que les athlètes catalans concourent lors des prochains Jeux Olympiques d'Athènes sous les couleurs d'Andorre. Par ailleurs, se déroule une nouvelle bataille de l'Ebre, heureusement moins sanglante que celle qui opposa les franquistes aux Républicains durant la Guerre Civile. En question, le fameux P.H.N., plan hydrologique national, concocté par le PP qui prévoit le transvasement de l'Ebre vers les régions sèches du Sud. Or l'Ebre coule en Catalogne! On imagine l'opposition des Catalans, chaque trimestre des manifestations monstres parcourent les principales villes catalanes, sans désarmer Aznar qui récemment déclara que ce plan était sans appel. Le Parti Socialiste Catalan (PSC) s'est prononcé contre ce plan, mettant quelque peu dans l'embarras le PSOE national.
Les Galiciens, victimes de la marée noire, n'ont pas oublié l'absence de deux leaders du PP lors de la catastrophe, Fraga, qui préside le Gouvernement autonome galicien et Aznar. Les Galiciens leur répondent dans leur langue qui n'est pas l'espagnol: « Nunca mais!
L'épine basque
Mais le problème qui taraude les esprits est celui du Pays Basque. Depuis l'interdiction de l'E.T.A. et des partis politiques H.B (Herri Batasuna), et E.H. (Euskal Herritarok), pour liens avec l'ETA, la polémique a repris de plus belle de même que les attentats et les menaces de mort des « etarris », contre des Juges du Tribunal Suprême (Audencia National), et contre des entrepreneurs qui refusent de payer l'impôt révolutionnaire. La récente position du cinéaste Julio Medem qui déclara dans la presse, « ne pas juger », soulève des questions: peut-on oublier les crimes de sang de l'ETA; doit-on accepter n'importe quelle opinion sans esprit critique sur son fondement éthique? Cela ressemble au débat sur le Vlaams Blok chez nous, mais avec plus de gravité dans les enjeux.
Aurelio Arteta, catedradico de philosophie morale et politique de l'Université du Pays Basque, pose clairement les questions: peut-on ne pas « haïr la haine»? ( El Pais, 17/10/03). Une manifestation d'envergure eut lieu le 18 octobre, protestant contre les derniers emprisonnements de nationalistes basques, et accusant la Guardia Civil , de tortures. Des slogans hostiles au PNV ( parti national basque), fusèrent: « partido nunca vasco », parti jamais basque!
Tous les responsables du pouvoir en Euskadi, étaient présents, même des syndicalistes de la CC OO, syndicat de gauche, des représentants des mondes de la culture et bien sûr des organisations dissoutes. Si le parti socialiste basque voit dans cette manifestation, la dénonciation des bavures policières, les autres composantes en appellent aux tribunaux internationaux et à ...l'action! De la part de certains groupes, on devine laquelle...
Un plan d'indépendance
Pour couronner la polémique, l'une des branches du PNV, le E.A (Eusko Alkartasuna) propose ni plus ni moins un État indépendant basque, associé à l'Espagne. Il ne s'agit pas de paroles en l'air mais d'un plan souverainiste de 94 articles, intitulé « Loi de Souveraineté Basque et de Relations avec l'État espagnol ». Le plan, présenté comme « document de travail » a été remis à Juan Jose Ibarretxe, « lehendakari » chargé par le Gouvernement Basque de réfléchir à un nouveau statut pour la Région autonome du Pays Basque. Les étapes de l'approbation de ce plan, déjà adopté par Ibarretxe, sont fixées; ce 25 octobre 2003, le nouveau statut sera approuvé en une session extraordinaire par le Conseil du Gouvernement basque et remis au Parlement basque qui en débattra en septembre 2004. Pour que ce projet soit adopté par le Parlement, il faut une majorité absolue au Parlement basque, soient 38 votants sur 76 députés, or les partis nationalistes réunis ( PNV- EA - IU ), comptent déjà 36 membres. En 2005, le projet sera remis ( et non soumis) aux Cortes, parlement national espagnol; et une négociation s'ouvrira avec l'État espagnol pour une durée qui ne doit pas excéder six mois. En même temps, se tiendra au printemps 2005, un referendum dans le Pays Basque, pour l'approbation définitive du nouveau statut.
Que contient ce nouveau statut? Autodétermination; le basque langue nationale aux côtés de l'espagnol, langue officielle; la nationalité basque qui s'obtiendrait par naissance ou « sollicitud » du Pouvoir basque; la fixation définitive de la capitale basque donnée provisoirement à la ville de Vitoria; des relations avec l'étranger totalement indépendantes de celles du royaume d'Espagne avec des représentants propres dans toutes les institutions internationales et la possibilité, sans référence à l'Espagne, de conclure des traités internationaux; un pouvoir judiciaire basque avec pleines compétences; des transferts financiers en six mois, de Madrid vers Vitoria, dont la trésorerie de la Sécurité sociale.
Les réactions au plan d'indépendance basque
On le constate, c'est le saut vers l'indépendance. Ni les adversaires ni les partisans de ce plan ne s'y sont trompés. La Gauche Unie Basque a présenté un contre-plan, soit un « fédéralisme de libre adhésion » à l'Espagne. Le secrétaire général du parti socialiste basque, traite Ibarretxe et le gouvernement basque, « d'obsédés » qui passent 90% de leur temps à discuter de leurs particularismes. Le gouvernement central a disqualifié le projet, le dénonçant comme un « plan ethnique », contraire à la Constitution espagnole et spécialement à la « Carta magna » ou Grande Charte qui institua, il y a exactement 25 ans, l'Espagne moderne, démocratique et décentralisée d'aujourd'hui, et dont les pères furent le Catalan Pujol et le Galicien Fraga. Un referendum ne peut être présenté que par des députés nationaux; la double nationalité basque et espagnole est illégale comme la scission du pouvoir judiciaire; la Navarre revendiquée par le Pays Basque, est hors jeu, de même que les départements basques français auxquels le nouveau statut serait proposé; enfin, les relations internationales dépendent exclusivement du gouvernement central.
Des qualificatifs venant de ce gouvernement central, comme « communauté hostile » ou « provinces rebelles » à propos du Pays Basque, n'arrangent pas les affaires.
Certains analystes comme Javier Royo vont jusqu'à écrire que, puisque le Pays Basque est une « communauté hostile », autant discuter tout de suite du nouveau statut de façon à créer de nouveaux liens avec l'Espagne, liens non conflictuels.
Autres conflits
Certes l'Espagne est traversée d'autres conflits: les actions des femmes battues, « Femmes contre la violence domestique »; les problèmes sociaux; le travail au noir, une institution nationale; la culture des mallettes noires, soit le financement occulte des partis politiques; l'immigration clandestine; le sort d'esclaves de certains ouvriers agricoles du Sud; la pauvreté rampante. En Catalogne, seconde région la plus riche d'Espagne, 750.000 Catalans touchent moins de 315 EURO par mois. Face à eux, les riches exhibent un faste jamais vu, et l'immobilier en Catalogne explose! même s'il n'y a plus assez de logements pour les pauvres. Et puis il y a l'Irak et la politique étrangère d'Aznar...
Un pays dynamique qui vit
Et malgré cela, l'Espagne est prospère, l'Espagne est démocratique, elle qui ne le fut jamais, souvenons-nous, sauf sous l'éphémère république. En peu d'années, depuis la mort du dictateur, elle est parvenue à installer un État décentralisé modèle. C'est un des effets de la Carta Magna. Et l'Espagne se place à avant-garde aussi bien dans le domaine culturel (ouverture en octobre 2003, du dernier musée Picasso à Malaga; les musées abondent; les artistes et les écrivains de grande qualité aussi), que dans le domaine des énergies renouvelables par exemple: ainsi la Navarre couvre déjà la moitié de ses besoins énergétiques par ses éoliennes et a créé une nouvelle industrie très dynamique dans le domaine; et la Catalogne se lance dans un plan ambitieux de producteur d'énergie solaire. Le Musée Guggenheim a redoré Bilbao....
L'Espagne en deuil de ses écrivains
Elle pleure la dispation en octobre 2003 de deux écrivains: Manuel Vasquez Montalban, le père de Pépé Carvallo, un Catalan, et celle qui connut durant vingt ans les geôles franquistes, Juna Dona, résistante et féministe. Condamnée à mort en 1947, elle ne dût son salut qu'à Eva Peron, alors en visite. Cet emprisonnement lui inspira un livre, Desde la Noche y la Niebla , premier témoignage d'une femme sur les geôles franquistes. Écrit en 1967, à la sortie de prison de l'auteur, le livre ne fut publié qu'en 1978, on devine pourquoi. En 1992, Juana Dona publia Gente de abajo, Gens d'en bas, sur sa vie de guérilla contre le franquisme dans les années 40 et sur la misère du peuple madrilène. Un écrivain essentiel, « un escritora vidal » selon Ricard Vinyes dans El Pais.
C'est cela aussi l'Espagne, pardon « les Espagnes », des sculpteurs basques Oteiza et Chillida, du Catalan Montalban, de la Barcelonaise Dona, du Castillan Almodovar. Belle Espagne...