La Communauté et les théories de la culture en Belgique (*)

Toudi annuel n°6, 1992
11 April, 2009

(Les versions anglaise et néerlandaise de cet article n'en sont pas la traduction littérale, mais elles constituent une version très proche du présent texte rédigé en français)

Le débat sur le hiatus Communauté / Région est centralement un débat culturel. Il n'est pas impossible de proposer une définition de la culture qui puisse requérir l'assentiment ou, en tout cas, une définition qui permettra la discussion. Nous adoptons la définition de Hegel, telle qu'elle a été reprise dans le numéro d'Esprit de juillet-aoñt 1988 par Jean-Marc Ferry.

La culture, pour Hegel, est aux sociétés ce que la mémoire, la parole, l'imagination, la raison sont aux individus. Cette définition a le mérite d'être très englobante et très souple, de permettre une grande variété d'argumentations.

1) La culture belgo-flamande francophone

En Belgique, il n'y a pas eu une définition quelque peu élaborée de la culture nationale avant le manifeste du Groupe du Lundi en mars 1937 1 . Cependant, dès 1830, il y eut de la part de peintres et de sculpteurs, la volonté de se démarquer des tendances néoclassiques alors en vigueur et de contribuer à un art national, responsable notamment de mettre en évidence les événements de 1830 . Cette première tentative ne mène cependant pas à une notion identifiable d'une culture belge.

Dans le domaine littéraire, la littérature nationale commence tout simplement par ne point exister . Son précurseur fut De Coster dans les années 1860 avec La légende de Thyl Ulenspiegel... 2. Le premier héros de l'imaginaire belge est un Flamand, dont les aventures sont cependant racontées en français. C'est une façon - involontaire bien sûr de la part de De Coster -, homme de gauche qui sympathisait avec le mouvement flamand, d'esquisser la manière dont la Belgique se définira culturellement de manière diffuse : un pays flamand de langue française. L'élément "langue française" nie les aspirations linguistiques flamandes, l'élément "flamand" passe sous silence l'existence de la Wallonie.

Nous le retrouvons chez Pirenne. Pirenne part d'un postulat qui fut celui de ses prédécesseurs: celui qu'il y a trois grandes principautés qui forment l'assise de la formation nationale belge: le Comté de Flandre, le Duché de Brabant, la Principauté de Liège 3.Le comté de Flandre, tel qu'il se projette sur la Belgique actuelle, est la Flandre actuelle sans le Brabant flamand ni le Limbourg ni Anvers. Le Brabant est l'actuelle province plus (grosso modo) celle d'Anvers (le Brabant ancien était uni au tout petit Duché de Limbourg, petite principauté à l'est de Liège ). La Principauté de Liège, toujours projetée sur la Belgique actuelle (elle n'a jamais vraiment compté, contrairement à la Flandre et au Brabant, beaucoup de territoires extérieurs à l'actuelle Belgique), s'étendait sur la majeure partie de la province de Liège , l'arrondissement de Dinant-Philippeville, une partie du Hainaut autour de Charleroi et une enclave, au moins jusqu'au 17e siècle, dans le Luxembourg actuel: le Duché de Bouillon dont la superficie atteignait 600 km2. Le Hainaut et le Luxembourg recouvrent à peu près les actuelles provinces. Avec ces correctifs, pour le Hainaut, que la moitié de celui-ci est aujourd'hui en France, que le Tournaisis formait avec Tournai une entité autonome (d'ailleurs reliée parfois à la couronne de France).Le Luxembourg est l'actuelle province moins son quartier allemand, formant le Grand-Duché. Le Limbourg (la province belge actuelle) a été rattaché à la Principauté de Liège au 14e siècle et les 1.000 km? de la Principauté de Stavelot-Malmédy ont formé un territoire quasiment indépendant, de la même façon que la Principauté de Liège. C'est justement ce dernier point qui amène Pirenne à traiter la Principauté de Liège à part dans son Histoire de Belgique .

Ces théories historiques ont contribué à nier la Wallonie: jusqu'en 1982, les pages les spectaculaires du dictionnaire Larousse consacré à la Belgique portaient comme intitulé un titre énorme: ART FLAMAND, intitulé sous lequel on reprenait la collégiale de Nivelles, la cathédrale de Tournai, l'église St-Jacques de Liège, les fonts baptismaux de St- Barthélémy... La Belgique est largement identifiée à la Flandre, par exemple dans l'imaginaire de nos voisins français. Le symbolisme, école littéraire née en France, n'y a pas trouvé ceux qui pouvaient le mieux l'illustrer et le mettre en oeuvre 4 Les grands noms du symbolisme sont flamands : Verhaeren, Maeterlinck. Cette irruption de grands Flamands sur la scène littéraire française et même mondiale - Maeterlinck fut Prix Nobel avant la Grande Guerre - a influencé considérablement la manière dont la Belgique s'est perçue à l'extérieur comme à l'intérieur: comme un pays flamand. 5Jusqu'à tout récemment, un grand journal comme La Libre Belgique considérait Le Plat Pays de Jacques Brel (qui est un pastiche involontaire de Verhaeren) comme la "Brabançonne sentimentale".

Si l'on ajoute à cela le rayonnement de la peinture flamande, puis la montée du nationalisme flamand et les gages que l'État belge crut utile de donner à tout ce qui illustrerait la Flandre pour se préserver lui-même en faisant droit à cette aspiration, on mesure mieux à quel point la première définition de la culture belge est flamande et francophone. L'idée a longtemps prévalu que sans la Flandre la Belgique ne serait qu'une "province de la France" et perdrait toute originalité. Tout ceci reste actuel : dans les cours d'histoire c'est le patrimoine flamand qui est mis à l'honneur et ce sont les écrivains flamands qui semblent s'imposer majoritairement. La Communauté française de Belgique l'entérine.

2) La Belgique française ou le lundisme

La deuxième théorie de la culture en Belgique s'esquisse à partir de 1920, sous la pression majoritaire d'écrivains flamands de langue française paradoxalement. Elle se formalise explicitement en mars 1937 dans un texte intitulé "Manifeste du groupe du Lundi", qui revendique la substitution des termes "littérature française de Belgique" aux termes "littérature belge de langue française". Le lundisme est à l'origine directe de l'expression "Communauté française de Belgique" sur le même modèle de définition. La "littérature belge de langue française" - et par-delà la culture - avait pu se matérialiser dans la définition d'une Belgique flamande et, parce que flamande, ayant une personnalité propre surtout, par rapport et par comparaison avec la France. La Wallonie, implicitement sans doute, était considérée comme moins apte à "faire la différence». La Wallonie existait surtout comme régionalisme et folklore. La Flandre était utilisée pour asseoir culturellement une Nation. Mais la Wallonie est plus sérieusement traitée sur le plan politique. Les congrès wallons d'avant la première guerre réunissent la majorité des parlementaires wallons. Les mentions "Wallonie" et "Flandre" sont expressément inscrites dans des lois en 1932. A la fin des années 30, communistes et socialistes tiennent des congrès wallons séparés.

Si nous retournons à notre définition de la culture comme mémoire-parole-imagination, nous voyons que la Belgique (francophone évidemment) définissait sa culture comme étant "française», devenant une sorte de corps politique sans tête, ayant la culture - c'est-à-dire la mémoire-parole-imagination - d'une autre société, la France. Il s'agit d'une Belgique sans intelligence d'elle-même. On ne parvient pas à se défendre de l'idée que cette définition lundiste (et française) de la culture d'"ici" est profondément négatrice de cet "ici". Par volonté de s'ancrer dans l'Universel, elle se coupe de son ancrage de départ, quel que soit le nom qu'on puisse lui donner: Flandre, Belgique, Wallonie...

3) La "belgitude"

C'est à l'idéalisme des lundistes que s'opposèrent à partir de 1975 les tenants de la "belgitude". Pour ces écrivains, il y a une double volonté, celle d'assumer une littérature qui ne se coupe pas du social et en même temps la volonté de ne pas se couper d'un social bien précis, si l'on peut oser cette expression: la Belgique. Peut-être parce qu'ils avaient perçu - non sans raison d'ailleurs - l'autonomie culturelle accordée en 1970 aux deux Communautés du pays comme teintée de la trop grande francolâtrie de certains héritiers des lundistes, les partisans de la "belgitude" opposèrent à nouveau (à ce qui finalement peut être considéré derechef comme une conquête flamande: l'autonomie culturelle) non pas la Wallonie ni la France mais : la Belgique. Dans la "belgitude», on sent encore le besoin de se différencier de la France, de la France, au moins, pure et sacrée des lundistes, cette France dont la culture semble un objet tombé du ciel des idées. Il faudra donc, chez les tenants de la "belgitude", insister sur ce qui, par rapport à la France réelle ou mythique, fait notre relative misère, la modestie du pays, son caractère hybride, son manque d'identité. Ce que le lundisme avait détruit - l'identité belge francophone, belge tout court jusqu'à un certain point - la belgitude le reconstruisait sur le modèle cependant d'une quasi-ruine. Une des grandes idées de la belgitude, sur le modèle de Pirenne, en employant les mêmes mots avec une intention différente - "syncrétisme", "carrefour" -, c'était d'affirmer une identité en creux, faible, quasi inexistante, l'identité d'une non-identité que les "blagues belges" traduisent. La belgitude tient encore du lundisme par cette référence implicite à la France et tient encore à la Belgique par cette référence à un imaginaire belge à la Pirenne (6 .

La "belgitude" c'est en effet l'idée du métissage qui s'oppose, bien à propos, aux identités à la Le Pen, identités violentes, exclusives mais qui le fait sans ancrage vrai. La Belgique, pays d'entre-deux, au carrefour des pays de civilisation latine et des pays de civilisation germanique, apparaissait comme l'emblème d'un certain cosmopolitisme, de l'anti-racisme, comme le rejet même du nationalisme (voir même de l'idée de nation).Or la belgitude n'évoquait qu'un seul métissage possible, au moins sur le plan culturel: le métissage flamand/français des écrivains flamands de langue française. D'un point de vue wallon, on pourrait reprocher à une telle conception qu'elle n'est métisse que dans le sens Flandre/France mais pas dans le sens Wallonie/Flandre. De plus, le métissage Wallonie/Allemagne est ignoré de la belgitude : proximité de l'Art Mosan par rapport à l'Allemagne, participation des Wallons à la construction moderne allemande sur le plan industriel 7 par exemple. Si tous les Européens sont des métis, les Wallons ne le sont pas comme les Flamands. Il n'y a que Bruxelles à bien répondre à la définition de la culture d'ici de la "belgitude" qui "niait" autant la Wallonie que les théories précédentes.

4) La culture wallonne

A peu près au même moment où s'échafaudait la théorie de la "belgitude», on assistait du côté wallon à une réelle effervescence culturelle allant justement, et précisément, dans le sens de cette intelligence d'une société par elle-même dont nous parlions avec Hegel. De 1978 à 1982, on assistait à toute une série de naissances d'une culture wallonne : l'encyclopédie La Wallonie, le pays et les hommes de 1976 à 1984, Les causes du déclin wallon de Michel Quévit (1978)... En 1978, l'écrivain wallon Conrad Detrez recevait le prix Renaudot, comme son compatriote Plisnier le Goncourt, en 1937 .Detrez, dans L'herbe à brûler faisant suite à Les plumes du coq , fait de questions comme celle de Louvain ou celle dàite "royale" (en 1950), la trame de ses ouvrages. Et cette façon d'affirmer la Wallonie dans des fictions trouvait son écho dans le théâtre avec Louvet, dans le cinéma avec Andrien et Michel , dans la littérature encore avec Thierry Haumont, André-Joseph Dubois, dans la BD avec Comès, Bucquoy, Jean-Claude Servais , dans la poésie ou les textes avec Verheggen et Cliff , à nouveau dans le cinéma avec Manu Bonmariage, les frères Dardenne , dans la chanson avec Julos Beaucarne, Philippe Anciaux, Jean-Claude Watrin, Jacky Goethals, etc. Parce qu'en même temps la Wallonie était travaillée par un mouvement politique autonomiste très vivant depuis la grande grève de l'Hiver '60 (titre d'ailleurs du film de Thierry Michel) et depuis la question royale en 1950 (sujet de la pièce de Louvet, d'un livre de Detrez), il apparut qu'il y avait une culture "wallonne".

Quatre-vingts intellectuels le firent savoir en septembre 1983 dans un texte intitulé tout simplement "Manifeste pour la culture wallonne", titre qui, avec une certaine naïveté, avec une certaine audace, accordait l'identité nationale et internationale à la Wallonie. Les signataires s'exprimèrent longuement et continuent à le faire 8. Ils s'opposent plus fondamentalement à la théorie lundiste qu'à la belgitude (dont ils dépendent d'ailleurs en ce sens qu'ils valorisent, eux aussi, l'"ici"). Ils s'en prennent à la Communauté française de Belgique. Il y a une ferme Volonté de maintenir le lien avec l'universel ou, plus exactement, de l'établir. Il faut au moins un pays pour se relier à l'humanité tout entière. Il s'agit là sans doute d'une dimension minimale mais d'une dimension suffisante. S'il y a bien une dimension fondamentale de l'histoire universelle au 20e siècle, ce sont les tentatives du mouvement ouvrier, marxiste ou non marxiste, de transformer les sociétés humaines. La Wallonie possède des gens comme Chavée (trotskiste devenu stalinien), ou Plisnier (stalinien devenu trotskiste puis social-démocrate) 9, dont les oeuvres permettent une approche pertinente d'un des grands débats du siècle. Plisnier écrit la première fiction où fut dénoncé le stalinisme (Faux-Passeports): sa vocation s'enracine dans le Mons et le Borinage de son enfance, même s'il le cache parfois (comme dans Mariages où Mons est transformée artificiellement en ville française). Plisnier est devenu chrétien sans cesser d'être marxiste et cette circulation du christianisme au marxisme est caractéristique d'une bonne part des débats du 20e siècle en Wallonie. Baussart fut sans doute l'un des premiers chrétiens à assumer le marxisme dans tous ses aspects d'émancipation humaine et Renard le seul grand leader syndical d'Europe occidentale à proposer les voies d'une souveraineté ouvrière. Renard a parsemé ses écrits de références aux encycliques, d'une volonté du dialogue avec les chrétiens - qui a des motivations très pragmatiques, l'unité syndicale des travailleurs "socialistes" et "chrétiens" - mais qui n'en est pas moins un fait remarquable .

Il ne serait pas difficile de trouver l'écho (même modeste) de tous les débats du 20e siècle dans la "culture wallonne" : en sociologie, en philosophie, dans les sciences. Le surréalisme hennuyer s'appuie sur l'expérience très particulière de l'exploitation capitaliste. L'abbé Vallery a pensé jusqu'au bout l'idéal moderne du pluralisme, pour les chrétiens mais aussi pour les hommes de toute opinion. L'importance de Pirenne, Michaux, Simenon, Magritte et Delvaux n'est pas à démontrer. L'idée de culture wallonne a été assimilée par ses adversaires, de bonne ou de mauvaise fois, à une volonté de repli sur des valeurs archaïques (dialectes et au folklore local) (10. Tout ce qui vient d'être dit dément absolument cette interprétation .S'agit-il d'une identité "nationaliste"? Cette identité violente est celle des nations - de tous les Etats-Nations - au 19e siècle. Elle est encore, d'une certaine façon, ce qui traîne dans les discours nationaux d'aujourd'hui et il ne faut pas nécessairement aller jusqu'à un Le Pen pour en retrouver le sinistre écho. Mais les événements les plus récents, l' impossibilité d'une guerre nucléaire, la disparition des frontières (de guerre) entre nations européennes, la mobilité des hommes et des femmes dans le monde développé, l'écroulement du mur de Berlin obligent les nations modernes non pas peut-être à disparaître - ne serait-ce pas une autre forme de barbarie que de voir disparaître avec ces nations les traditions théoriques allemandes ou pragmatiques anglaises par exemple? - mais à se redéfinir autrement, en fonction de l'universalité des principes de l'éthique et du droit.

En ce sens, la culture wallonne, dans l'hypothèse maintenant vérifiable de la disparition de la Belgique, c'est la seule façon d'éviter à nos populations le repli dans l'inexistence et de créer l'ouverture sur une Europe des identités postnationales. Les autres théories de la culture en Belgique ne sont pas à même de fournir à la Wallonie cette ouverture et cet ancrage dans l'universel puisqu'elles la nient purement et simplement. D'un point de vue humaniste et démocratique, le seul choix possible est la suppression de la Communauté française qui repose sur une vision idéaliste de la culture française où la Wallonie n'a pas de place.

Il est regrettable que les hommes politiques d'aujourd'hui et les observateurs aient tendance à oublier que ces revendications plongent leurs racines dans la société civile et ce "Manifeste pour la culture wallonne" dont notre revue se réclame et illustre l'enracinement en notre monde historique.


  1. 1. Marc Quaghebeur, Balises pour une histoire de nos lettres in Alphabet des lettres belges de langue française, Bruxelles, palais des Académies, 1982. la présente note doit évidemment beaucoup à ce livre devenu classique.
  2. 2. Collection Espace-Nord, Bruxelles, 1983. L'analyse de l'oeuvre est faite par J-M Klinkenberg.
  3. 3. Atlas historique.
  4. 4. Maurice Piron, Aspects et profils de la culture romane en Belgique, Sciences et Lettres, Liège 1978.
  5. 5. Victor Hugo, Choses vues.
  6. 6. Voir La Belgique malgré tout! n° spécial de la Revue de l'ULB, 1980.
  7. 7. Hans Seeling, Les Wallons pionniers de l'industrie allemande, Wahle, Liège, 1984.
  8. 8. Voir Thierry Haumont par exemple dans Le Soir d'octobre 1989, Jacques Dubois à l'émission "Samedi-Première" de la RTBF le 8 février 1992
  9. 9. Charles Plisnier entre l'Evangile et la Révolution, Archives du Futur, Labor, BXL, 1987.
  10. 10. François Perin a longtemps présenté les choses de cette façon (voir sa "carte blanche" dans Le Soir du 5 mai 1990)