Discours de Dehousse et de Plisnier au Congrès national wallon de 1945

Toudi mensuel n°18-19, mai 1999

Les deux discours de Fernand Dehousse et de Charles Plisnier sont des extraits de ceux-ci tels que Jean Louvet dans sa pièce documentaire Le coup de semonce (TOUDI numéro 18-19, mai 1999), a pensé à en retraduire la dramaturgie. La pièce a été représentée à Liège et en Wallonie à l'occasion du 50e anniversaire du Congrès national wallon des 20 et 21 octobre 1945. Les extraits donnent une image fidèle des deux interventions.

Discours de Fernand Dehousse

(Extraits proposés par Jean Louvet:le discours a été prononcé le 20 octobre avant le premier vote qui donna 46% de voix à la solution rattachiste (486 voix), 40% à la solution fédéraliste ou autonomiste (391 voix) et 14% à l'Indépendance (154 voix)

Le fédéralisme, Mesdames, Messieurs, est un mot que l'on emploie souvent et dont on ne sait pas toujours très exactement ce qu'il veut dire. La raison en est qu'il y a pour ainsi dire autant de fédéralismes que d'Etats qui vivent sous des régimes fédéraux. C'est un régime qui naît de l'histoire, approprié aux besoins de chaque peuple et qui, par conséquent, présente un grand nombre de variantes. Mais il y a toujours dans tous les systèmes de fédéralisme un fond commun. Ce fond consiste à enlever au pouvoir central un certain nombre d'attributions.

Si donc nous introduisions le fédéralisme en Belgique, cela signifierait qu'en Wallonie notamment, il y aurait demain sur le plan du droit public, une collectivité locale wallonne, un pouvoir exécutif wallon, des institutions wallonnes.

C'est un régime essentiellement démocratique, mais qu'on ne trouve jamais que là où existe la démocratie. Chaque fois qu'une dictature arrive au pouvoir, son premier acte est de balayer le fédéralisme. Faut-il vous en donner pour preuve l'exemple de Hitler ?

S'il en est ainsi, le fédéralisme est essentiellement et profondément l'expression de la démocratie.

De même, le fédéralisme est une forme supérieure de gouvernement parce que les pouvoirs locaux qui l'instituent sont incontestablement au courant de tous les besoins locaux, bien mieux que le meilleur gouvernement central.

J'ajouterai, d'autre part, que le fédéralisme est la forme vraiment raisonnable du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, si la chose est possible.

Le fédéralisme est une application, une manifestation plus raisonnable, plus limitée de ce droit dont il ne s'agit pas de contester la justesse dans son principe.

En fait, le fédéralisme présente une quantité d'avantages si grands qu'il a été souvent proposé parmi les solutions susceptibles de régler, en Belgique, le dualisme wallon-flamand.

Mes chers amis, il y a des moments où il faut avoir le courage de voir les choses en face, le coeur chaud, mais aussi la tête froide.

Former un Etat wallon indépendant ou bien rattacher la Wallonie à la France, cela suppose une décision qui ne regarde pas seulement Wallons et Flamands, mais d'autres peuples et, par conséquent, une décision internationale.

C'était déjà extrêmement difficile à obtenir hier. C'est tout à fait impossible aujourd'hui, en raison du régime international. Nous allons vivre, hélas ! sous l'hégémonie de grandes puissances qui ressemblent fort à une dictature.

Il ne me paraît donc pas que les thèses 3 et 4 aient la moindre chance de succès.

Pour vous exposer franchement toute ma pensée, le fédéralisme n'est pas nécessairement éternel.

Le fédéralisme comporte, comme dans ce régime qui unit les Etats confédérés de l'URSS, le droit de sécession, c'est-à-dire le droit de se retirer éventuellement de la confédération.

Mais fédéralisme signifie aussi dernier essai de vie en commun dans le cadre de la Belgique.

On a fait beaucoup de critiques au fédéralisme. On a dit qu'il bouleverserait les habitudes et le genre de vie du pays.

Il est tout de même grand temps, pensons-nous, que nous puissions nous consacrer, en Belgique, à la solution de questions d'importance vitale qui ont bien plus d'importance que le problème linguistique et même que le problème royal !

On a dit aussi du fédéralisme, et c'est peut-être l'objection la plus sérieuse, qu'il ne portait pas remède à tout !

Mais notre discrédit, notre incertitude industrielle sont tels que, même en supposant un gouvernement wallon, composé de bons Wallons, il lui faudrait probablement la durée d'une génération pour remonter la pente au bas de laquelle l'incurie blâmante et indigne du gouvernement de Bruxelles nous a laissés choir au cours des années.

On a dit aussi que nous ne réussirions pas. On a dit que le fédéralisme impliquait une révision de la Constitution. On a dit cela et bien d'autres choses encore. Je crois que le combat à mener n'est pas facile. Personne ne l'a jamais soutenu. Je ne dis pas qu'il s'agit d'une oeuvre de quelques mois ou de quelques années. Je pense, au contraire, que c'est une oeuvre de longue haleine qui exige beaucoup de courage et beaucoup d'efforts.

Il y a longtemps, pour ma part, que je suis convaincu qu'il n'existe pas d'autre moyen de nous sauver. Je suis convaincu que ce sera le rôle du fédéralisme.

Les circonstances ont voulu que, pour assister à ce Congrès, je revienne de France et que je fasse la traversée Paris-Liège en auto, ce matin. En arrivant sur les hauteurs, je regardais comme je le fais souvent, cette ville de Liège si belle sous le soleil d'octobre, j'admirais les feuillages mordorés et la douceur de la courbe des collines, le frémissement et le scintillement de l'eau, et je pensais que, sur cette terre-là, vit une race qui, depuis des siècles, pratique la liberté et l'indépendance. Elle ne les perdra pas !

L'assemblée, debout, acclame très longuement l'orateur.

Discours de Charles Plisnier

(extraits choisis par Jean Louvet: ce discours a lieu le 21 octobre après le deuxième vote effectué à mains levées et se prononçant pour la thèse défendue par Fernand Dehousse.)

Chers Camarades wallons, pour assister à ce Congrès historique, je suis venu de Paris. (Applaudissements.)

C'est la destinée, chers camarades wallons, qui m'a enlevé à vous et je suis allé vivre en France, ce que - je suppose - vous ne me reprocherez pas ! Mais, croyez-moi, je vous assure que jamais je n'ai cessé de penser et de sentir wallon !

On m'a demandé souvent : "Pourquoi ne sollicitez-vous pas la naturalisation française ?" J'ai toujours répondu : "Je ne suis pas un fuyard. Je veux devenir français un jour, peut-être..., mais avec tout mon peuple !" (Vifs applaudissements.)

Je vous ai dit ces sentiments pour que vous compreniez que, moi aussi, je suis un replié; que, moi aussi, j'ai dû faire violence, non pas à ma conscience (on ne fait pas violence à sa conscience) mais à mes convictions personnelles, pour me rallier à la motion qui vous est présentée !

Pensant, sentant français, que dirai-je ?

Mes impressions de ce Congrès, eh bien ! je veux vous les dire très franchement, dépassent absolument tout ce que j'avais pu rêver pendant mes meilleurs rêves. Cette conférence historique a été extraordinaire. J'ai assisté dans ma vie à pas mal de congrès. Malgré le mouvement houleux qui parfois parcourait l'assemblée, j'ai rarement vu un congrès se tenir dans un ordre pareil, avoir un tel sentiment d'unité, un tel respect de la personne, un congrès où, on peut le croire, la Wallonie tout entière est représentée.

Que dira votre vote, chers camarades wallons ?

En Belgique, aux Flamands, il dira que nous étions endormis mais que nous renaissons.

A l'étranger, qui l'ignore, croyez-le, votre motion dira qu'il existe une question wallonne comme il a existé une question irlandaise.

Et à la France ? Ici, un mot; un seul mot. Je vais essayer d'être aussi froid que possible, ce qui est bien difficile quand il s'agit de la France.

On accuse couramment la France d'être impérialiste, d'avoir des visées annexionnistes, d'en vouloir à l'intégrité de ses voisins. Et bien ! moi, qui vis en France depuis longtemps, je puis vous dire et vous le savez, du reste, que rien n'est plus éloigné de la position française qu'une position impérialiste. C'est plutôt le contraire que nous serions tentés de lui reprocher !

Nous serions tentés de lui dire : "France, notre mère, tu nous abandonnes un peu !" "Tu ne parais pas toujours te souvenir que nous sommes là, la chair de ta chair et le sang de ton sang. Tu ne parais pas te souvenir que, comme toi, le français est notre langue maternelle, la langue que l'on parle chez nous depuis mille ans. Tu ne parais pas te souvenir que, de l'autre côté de la ligne rouge, il y a des gens qui appartiennent à ton corps et, parce que tu crains d'apparaître aux yeux du monde comme une puissance de proie, tu mets une sourdine à ton amour et tu fais mine de nous ignorer !"

Non, la France n'est pas impérialiste !

Ce sera aussi le résultat de ce Congrès d'avoir dit à la France que nous existions et que nous l'aimions, que nous l'aimions, non pas comme des étrangers qui aiment sa culture, son art, ses grands hommes, mais que nous l'aimerions quand même sans culture, sans art et peut-être même sans grands hommes, même si son éclat ne rayonnait pas sur le monde, parce que non seulement notre âme fait partie de son âme, mais aussi que notre corps est partie de son corps !

Camarades wallons, nous aurons peut-être un jour besoin de la France, lorsque nous aurons fait cette expérience ultime qui nous est demandée, lorsque nous l'aurons faite dans un sacrifice à la raison et au sens des réalités politiques.

Lorsque nous aurons fait cette expérience ultime et si, comme je le crains, cette expérience avorte, alors - j'entends le dire aujourd'hui - nous serions justifiés à nous tourner vers la France et aucun reproche ne pourrait nous être adressé, car cette expérience, nous la ferons en toute loyauté et sans arrière-pensée d'aucune sorte.

Alors, nous lui dirions : "Maintenant, France, au secours !" et, croyez-le bien, elle viendra !”

Après le discours, Charles Plisnier entonne la Marseillaise.

(Elle fut chantée par le Congrès se levant pour applaudir longuement l'orateur devant le bureau du Congrès debout.)