L'imaginaire wallon dans la bande dessinée

Toudi mensuel n°21-22, septembre-octobre 1999

Raïs el djemat

L'une des origines de la BD francophone et mondiale, c'est la Wallonie et Bruxelles. On sait mais on doute - classique! - qu'il y ait une BD wallonne. Le livre patronné par la Fondation wallonne de Louvain-la-neuve, L'imaginaire wallon dans la bande dessinée, nous enlève entièrement ce doute. Il a été élaboré dans le cadre d'un programme européen impliquant un travail identique en Aquitaine et Asturies. Ce livre illustre la profondeur complexe de la production wallonne reliable à mille autres facettes (musique, littérature, peinture, histoire etc.).

Une BD obligée à se plier au marché français mais...

À partir du moment (années 50) où elle s'est vue offrir les possibilités du marché français, on a demandé à notre BD de se « franciser » , c'est-à-dire (la BD n'était alors qu'un produit commercial) de renoncer aux poteaux de signalisation belges, aux uniformes des policiers ou gendarmes belges pour adopter les signes français (cela s'imposait plus qu'aujourd'hui pour se vendre en France). Avec Tintin, pas de problèmes: il est sans pays ni racines apparentes.

Mais après avoir enlevé tous les signes officiels belges, restent les réalités wallonnes, dans leur diversité et leur unité. C'est ainsi que (même chez Tintin), les langues parlées par les peuples indigènes sont souvent du wallon (chez « Natacha « ). On voit apparaître les paysages wallons (même dans des récits à vocation « universaliste » ) comme le panorama de Liège, la cathédrale Saint-Aubain de Namur, les paysages ardennais couverts de neige, la banlieue de Charleroi, les bateaux touristes de Dinant et la Meuse etc. Les paysages wallons sont extrêmement présents dans la BD francophone.

Il faut distinguer les paysages wallons présents dans ces récits à vocation internationale des grands récits de Comès sur l'Ardenne ou de JC Servais sur la Gaume. Ici l'utilisation des paysages wallons n'intervient pas comme accessoire d'un récit international: la Gaume et l'Ardenne sont explorées dans leur dimension d'universalité et deviennent emblématiques.

Le monde social wallon

Il y a une autre dimension plus fondamentale: l'histoire de Wallonie. Luc Courtois a écrit à ce sujet les plus belles pages de l'ouvrage: fourmillement des origines nationales diverses dans un paysage industriel, histoire très longue de la proto-industrie wallonne comme les anciennes forges dans " Chevalier Ardent ", la fumée des charbonniers chez « Johan et Pirlouït » . Il y a les grèves, liées à l'industrialisation plus récente, qui interviennent dans des récits internationaux et non autrement identifiées (sauf par l'auteur qui est wallon), des grèves emblématiques de « la » grève si l'on veut. Mais il y a aussi les grèves qui ponctuent l'histoire réelle: 1886, juillet 50, hiver 60-61... dans des récits où parfois l'histoire et le fantastique se mélangent comme chez Bucquoy (Retour au pays noir, Alpen publishers, 1988), Warnaut- Raives (Intermezzo, Casterman, 1993), Étienne Schreder (La couronne en papier doré, Casterman, 1998) ... Dans un de ces récits, la grève a comme objectif la transformation du charbonnage en exploitation agricole pour des raisons écologiques... Il nous a semblé que le monde paysan wallon était présent, certes (Brabant wallon, région liégeoise, Ardenne, Gaume etc.) mais non les réalités sociales lourdes, contemporaines de la paysannerie wallonne comme dans Le Grand paysage d'Alexis Droeven de JJ Andrien par exemple.

Et surtout la mine

Le plus stupéfiant de la présence de la Wallonie en BD ce sont les charbonnages et ce qu'on appelle en français « chevalement » ou dans la province de Liège les « bellfleurs » ou en Hainaut les « châssis à molettes » . Ces chevalements permettent l'extraction de la houille. Ces « châssis à molettes » , Pol Vandromme les a appelées « les roues non solaires du destin » (du destin des mineurs, voués à un travail inhumain). On les retrouve dans maints récits mais pas toujours associés à l'exploitation charbonnière en Wallonie: à bien d'autres thèmes qui surprennent. Par exemple la dissidence à l'Est du temps du totalitarisme comme dans l'ouvrage de « La patrouille des Castors » , La bouteille à la mer ( Mitacq et Charlier, Dupuis, 1959). Par exemple à la résistance comme dans l'ouvrage des mêmes auteurs Sur les pistes incertaines (Dupuis, 1990). Dans ce dernier exemple, il est question d'une mine de Farsziën (Farciennes) étrangement campée (avec ses « châssis à molettes » ) dans un paysage ardennais... Voyons deux thèmes:

La mine-Résistance. Ce dernier récit - Sur les pistes... - a intéressé Luc Courtois parce qu'il raconte la traversée des couloirs d'une mine abandonnée alors que... c'est impossible. Or l'épisode appartient à la BD réaliste. Voici ce que pense Luc Courtois: « Tout se passe comme si l'auteur avait délibérément sacrifié la rigueur du scénario au profit d'un ensemble de significations associées à l'univers minier et dont nous trouvons la trace dans d'autres éléments du récit. Ainsi apprend-on que Farsziën est occupée par des " résistants " aux prises avec le régime totalitaire d'Esturie, résistants que nous découvrons revêtus pour la circonstance de l'habit caractéristique des gueules noires: un sarrau et un foulard, que l'on devine bleu et rouge malgré l'obscurité des lieux (...) À travers ces vêtements qui expriment, plus que tout autre chose, l'appartenance à une classe sociale bien identifiée, il y a ici comme une assimilation positive de la résistance à la combativité des mineurs, à leur esprit de solidarité et à leur aspiration à une société juste. » (p.59). Le poète-paysan Francis André écrivit dans un de ses textes un hommage aux mineurs, en pensant à son ami Malva, écrivain-mineur...

La mine-symbole du mal universel On découvre même des éléments de la mine (châssis à molettes ou terrils) intégrés dans des récits liés au colonialisme, à l'univers concentrationnaire et il y a même (dans un récit très récent de J.Dufaux et JF Charles, Raïs el Djemat, Glénat, 1993), un glissement des pyramides d'Égypte aux terrils wallons (dans un récit fantastique) qui fait écrire à Luc Courtois: « l'auteur identifie clairement le combat du héros contre les forces occultes du livre maudit et le combat du mineur contre les éléments naturels du système en place » .

Autres aspects de l'identité wallonne

Une série d'articles de ce livre vraiment très richement documenté et magnifiquement illustré aborde les langues régionales (JM Pierret), les croyances et les traditions de Wallonie (Jean Pirotte), le paysage mental et le patrimoine wallon (Arnaud Pirotte). Le livre s'intéresse aussi à la manière dont le BD fait découvrir le monde (c'est évidement le cas de Tintin) mais aussi et surtout peut aider (comme chez Hergé) à démonter les préjugés à l'aide de l'image. Il y a aussi toute une réflexion théorique sur la place de l'image, la grammaire de la BD (par Laurence van Yppersele), le sens du récit (par JL Tilleuil) etc.

On regrette un peu les hésitations de P.Massart, Th.Hachez et JL Tilleuil dans un article intitulé Bande dessinée et identité culturelle en Belgique francophone, article qui se lit presque à la fin de ce livre (avant les outils de recherche que propose le volume comme: un dictionnaire des auteurs et des oeuvres, des adresses de centres de recherche, une bibliographie très étendue etc.). Dans cet article, après la centaine de pages où est si richement illustrée la présence de la Wallonie, elle est remise en doute! considérée comme n'étant là que par accident! etc. Cet article montre bien pourquoi la BD francophone est née en Wallonie et à Bruxelles (et non en France). Il indique bien également le passage de la BD considérée comme « art mineur » (par rapport à la littérature dont elle est un sous-genre) à un art consacré. Mais les auteurs émettent des doutes sur l'identité de la BD wallonne, confondant l'identité wallonne au sens simple de " réalité ", à l'identité wallonne comme combat institutionnel. Ils citent cet incident où le général de Gaulle dit (mot authentique) que « son seul rival international c'est Tintin » . Mais ils ignorent que la réflexion du grand Français fut émise lors du repas d'adieux du général Salan à l'Algérie. Auparavant, De Gaulle avait dit préférer Tintin à ... Spirou. Soit un héros international et « sérieux » au « spirou » de Charleroi qui l'est moins (« écureuil » en wallon), mais qui lui aussi a dépassé nos frontières.