Pierre Mertens nie la Wallonie: voir comment pour demain

Le discours antiwallon (et antidémocrate) de Pierre Mertens [titre original]
Toudi mensuel n°25-26, février-mars 2000
14 June, 2009

Le drame de ces pays [...] [c'est] un problème historique [qui] n'a pas pu être évoqué dans de bonnes conditions (Pierre Mertens le 28/1/2000 à Matin Première à propos de l'Autriche de Jorg Haider)

Les Juifs sont les grands responsables de nos ennuis. À cause de la juiverie, nous ne pouvions agir que dans la mesure où Paris et Londres le permettaient. Les Juifs veulent garder leur influence et rester les maîtres... (Léopold III (en 1940, 41 et 42 (*))

[Voilà les phrases citées en exergue d'un article paru dans un numéro de la revue TOUDI qui date de l'an 2000. Au moment où se joue à nouveau une partie politique importante en Wallonie qui implique la redéfinition des rapports entre la Wallonie et Bruxelles - entre la Wallonie et la Belgique - il est certes fondamental de se préoccuper des déficits budgétaires de la Communauté et de la Région. mais il est tout aussi important de se préoccuper de la place qu'aura la culture wallonne dominée aux yeux du gouvernement wallon et de la Communauté française. La problématique soulevée par Pierre Mertens n'est pas aussi dépassée qu'on voudra le croire. Et le fait que ce soit une Professeure étrangère de littérature française qui porte le jugement négatif qu'on lira sur Pierre Mertens, mérite toute notre attention. Décidément le Fonds d'archives de la revue regorge d' éléments pour éclairer le présent et pour conforter des analyses plus récentes comme Implications politiques d'une approche globale de la culture en Wallonie. C'est un extrait du Livre Blanc pour la Wallonie. Il vaut la peine de le relire car les coalitions qui s'annoncent ne rassurent pas ceux qui aspirent à une vraie citoyenneté wallonne, surtout quand on y voit apparaître des personnes qui estiment que la citoyenneté wallonne n'implique pas l'adhésion au Pays wallon.]

Parce qu'il faut bien donner un nom aux choses, nous avions défini en 1998, le discours belge francophone sur la Wallonie comme un « discours antiwallon » 1Certains nous ont reproché cette expression. Pourtant l'exceptionnel essai critique de la Professeure Inge Degn (Université d'Aalborg, au Danemark) Histoire et fiction dans Une Paix Royale 2que vient de publier la revue La Vie wallonne 3 va infiniment plus loin que nous. L'auteure danoise estime finalement que, dans le cas de Pierre Mertens, s'exerce un véritable « meurtre symbolique des Wallons » . Le roman de Pierre Mertens reproduit les grands traits qui caractérisent le « discours antiwallon « . Y compris le fait paradoxal que l'auteur ne peut être considéré comme quelqu'un haïssant les Wallons (nous avons toujours évité de parler du discours antiwallon comme raciste). Mais la réhabilitation de Léopold III par Pierre Mertens vaut bien les falsifications qu'il dénonce chez les autres, les Autrichiens notamment.

Il s'agit bien de Léopold III

Pour les défenseurs de Pierre Mertens et de son roman, Léopold III n'est pris que comme « prétexte « historique dans un livre n'ayant rien d'historique. Nous avons toujours pensé le contraire tout en restant étranger au point de vue de ceux qui intentèrent un procès à Pierre Mertens (il est d'ailleurs sorti blanchi de l'accusation d'avoir diffamé Lilian Baels). Le procès instruit par Inge Degn est d'une toute autre nature.

Inge Degn (nous signalerons les renvois à son texte par la formule ID suivie de la page de La Vie Wallonne) commence par montrer que les rapports entre fiction et réalité sont « embrouillés » : le héros « Pierre Raymond « a une biographie qui ressemble à celle de P.Mertens (ajoutons aux remarques d'Inge Degn que Pierre Raymond a la même date de naissance que P.Mertens qui a été réellement renversé, lui aussi, par la voiture du roi dans sa jeunesse). Il porte un nom qui fait penser au héros des romans de Proust, un Proust qui avait toujours répété que ce n'était pas lui-même. L'auteur fictif Pierre Raymond, « enquête sur des personnages réels, mais il a envie d'écrire un roman « (ID 51) tandis que Pierre Mertens « écrit un roman mais ce roman traite de personnages réels. » C'est même ainsi que dans Une Paix Royale, le héros Pierre Raymond, candidat à écrire une série de reportages sur Léopold III et qui vient de tomber amoureux de Joy, parle de son projet en termes réalistes à son directeur, mais comme s'il s'agissait d'un roman quand il écrit à sa maîtresse. Il arrive aussi que l'auteur fictif s'oppose à des personnes n'appréciant pas le genre « roman » parce que étranger à la réalité et le défende comme capable au contraire de résoudre des énigmes réelles, historiques. Le « Léopold III » de P.Mertens, c'est bien Léopold III. Et le P.Raymond du même, c'est... Pierre Mertens.

Mais pourquoi Léopold III?

La relation entre l'auteur fictif (ou réel!) et Léopold III, Inge Degn la lit de manière psychanalytique. Cette relation est d'autant plus chargée de réalité que le père de Léopold III « écrase » autant son fils que le père de Pierre Raymond (Manuel Raymond): Manuel Raymond prend comme nom de plume le nom même de son fils! Ce qui renvoie très bien à l'histoire même de la Belgique puisque, au fond, Albert Ier aurait pu être le Léopold III de 1914 4 et le Léopold III, l'Albert Ier de 1940 si les deux guerres avaient connu les destinées orientées autrement.

Ces entrelacs entre réalité et fiction, ces relations oedipiennes connaissent d'autres avatars: Rik Van Steenberghen contre Rik Van Looy par exemple. On voit apparaître aussi le triangle oedipien: Roi-Reine-Peuple, le « Peuple » étant supposé l' « enfant » du couple royal et « Pierre » étant parfois à la place du « Peuple » ... (ID 58).

En fait, le roman psychologique de Pierre Mertens travaille à partir d'une matière historique un récit qui est différent de cette matière (son amour avec Joy notamment, son enfance etc.), pour revenir cependant sans cesse à l'histoire de Belgique. Cependant, cette histoire - et là les défenseurs de Pierre Mertens ont raison - n'est jamais au-devant des choses. On sent que l'intrigue psychologique l'emporte. La chose est typique de toute une littérature belge, profondément narcissique, indifférente à son public et oublieuse de l'histoire. Contre cette conception de la littérature « belge » jouent en revanche des gens comme De Coster, Plisnier, AJ Dubois 5 (pour prendre des auteurs de générations différentes, un Flamand, deux Wallons).

Réhabilitations et falsifications

Une paix royale se lance alors dans une vaste entreprise de réhabilitation et de réconciliation. Ici encore, la réalité de la famille royale belge (et de l'histoire de Belgique) se mélange avec l'intrigue où Pierre Raymond est impliqué. Laissons parler Inge Degn: « L'histoire nationale est greffée sur cette histoire-roman familial. L'histoire du roman ne peut pas, cependant, se réduire à la dimension fantasmatique, elle a aussi un support réel, qui risque d'être faussé par la coloration de la fantasmatique. La fantasmatique montre et cache. La vérité atteinte par l'interprétation de la fantasmatique et la "vérité historique" relèvent de deux ordres différents qu'il ne faut pas confondre. » (ID, p.62) Pour Inge Degn, il est évident que le lien avec l'histoire de Belgique est fondamental et nous la citons à nouveau: « La présentation que nous donne Pierre Raymond de l'histoire récente de la Belgique repose, comme toujours, sur une suite de choix. La forme de la fiction peut sembler l'exempter d'exigences fondamentales d'équité, ce n'est pourtant guère un point de vue défendable, car même avec Pierre Raymond comme un personnage fictif, le roman transmet une vision de l'histoire de la Belgique. » (ID 62).

Pierre Mertens/Pierre Raymond réhabilite réellement Léopold III à la manière des essayistes de droite, tels Jo Gérard:

1) Il défend la capitulation de 1940 en prétextant des raisons humanitaires et militaires alors que la capitulation n'a jamais été attaquée de ce point de vue, mais politiquement (elle signifiait la rupture avec le camp des démocraties comme l'armistice de Pétain; elle n'était pas constitutionnelle).

2) Il feint de croire que le remariage avec Lilian est une affaire purement privée alors que ce mariage révèle seulement le parti pris par Léopold III face aux Allemands, parti-pris de collaboration 6 ce parti pris (et non le mariage en soi) provoquant la contestation de Léopold III. La contestation populaire d'une monarchie ne peut d'ailleurs se faire qu'à partir de cette vie « privée » des rois qui est leur vie publique (mariages et naissances étant l'essence de la continuité dynastique).

3) En comptant les résultats de la Consultation populaire par province (et non par région), il obtient 7 provinces pour le roi et 2 contre pour masquer que les deux provinces les plus opposées au roi constituent quasiment 80% de la population wallonne et que l'actuelle province du Brabant wallon se rangeait dans le même refus, le oui dans le reste de la Wallonie étant bien plus faible que les oui flamands, venant ou non d'arrondissements marqués par l'industrialisation et le socialisme. (Dans le classement des arrondissements favorables à Léopold III, les arrondissements flamands dépassent tous les arrondissements wallons. Seul celui d'Anvers est dépassé dans son soutien à Léopold III mais par deux arrondissements wallons seulement, Arlon et Neufchâteau) 7

4) Le roman tait les morts de Grâce-Berleur, assimilant les troubles de 50 à des dissensions entre royalistes et antiroyalistes. Le fait que Lahaut n'ait pas été le premier à crier « Vive la République ! » mais qu'il ait été assassiné pour cette raison amène à banaliser son meurtre puisque celui-ci serait alors accidentel (P.Mertens, ici, va vraiment trop loin).

Le « meurtre symbolique » des Wallons

Dans ce roman, Pierre Mertens parle des Wallons, en les présentant abstraitement comme les x opposés à des Flamands qui, eux, ont toute leur épaisseur historique. Et il parle des Wallons comme se disputant la possession de la capitale avec ces mêmes Flamands. Les Wallons ne sont présents dans ce livre que parce qu'il faut bien qu'il y ait un x (face aux Flamands connus et reconnus) qui explique que la Belgique puisse se diviser. Il gomme les griefs politiques de la gauche et de la Résistance en Wallonie et à Bruxelles à l'égard de Léopold III. Il ne voit plus dans les oppositions de 1950 que le fait qu'elles amènent à la division de la Belgique et parvient à mettre Wallons et Flamands sur le même pied en éliminant toute vision concrète de la Wallonie. Nous nous devons ici de citer longuement Inge Degn commentant elle-même un passage du livre de P.Mertens:

[Passage de Pierre Mertens cité par Inge Degn]

« Cela fait un certain laps de temps que les gens de cette contrée ne s'aiment plus, qu'ils ne savent qu'inventer pour se déprendre les uns des autres. Que le pays s'est désamouré de lui-même. Dieu, pourquoi nous y avoir fait naître? Il n'est pas jusqu'à la vie quotidienne qui, ici, n'atteigne un certain niveau d'incompétence. Ceux du Nord voudraient bien conquérir la capitale. Couper, ou à peu près, les autres de l'accès de la mer. [...] Ils veulent sauvegarder " l'intégrité du territoire " et " purifier la langue qu'on y parle ". Ceux du Sud aimeraient "oublier" la Capitale. Se replier jalousement sur leurs provinces. Jouer la carte de l'étroite autarcie. Nous sommes entre ceux-ci et ceux-là. Entre deux feux, entre deux eaux. Qui sait? Peut-être la ligne de démarcation passera-t-elle, demain, au milieu du square? Ma maison natale d'un côté, l'appartement de Joy et Samuel de l'autre? La nouvelle frontière linguistique tombera en travers... On pourrait même édifier là, en plein milieu de la pelouse et à la place des monuments qui s'y trouvent, un mur de béton. »

[Ce même passage commenté par Inge Degn]

« Dans des passages comme celui-ci, le texte se rapproche de l'essai politique ou de la presse d'opinion, même si les opinions sont présentées sous forme de fiction. Voici le point où les deux couches apparemment si différentes, la fantasmatique et l'histoire peuvent être liées, car l'opposition des Wallons au Roi et, d'une certaine manière aussi à la Belgique est vécue d'une manière d'autant plus forte qu'elle atteint une fantasmatique profonde. Alors qu'il était facile de concentrer le mal dans Paul Reynaud et démasquer la stigmatisation de Léopold, de la Belgique et des Belges exercée par les Français, il est beaucoup plus difficile d'opérer une manoeuvre semblable visant l'" ennemi intérieur ". De même, il est tout à fait légitime de se défendre contre des attaques symboliques ou réelles, comme celle que Reynaud a fait mener par les Français, alors qu'il faut s'en prendre différemment à une opposition intérieure. Il faut donc d'autres armes pour contrer les Flamands et les Wallons. Bien qu'ils soient désignés ouvertement dans la citation ci-dessus comme soit incompétents, soit ethnicistes, le roman choisit la plupart du temps une action plus cachée et indirecte et pourtant plus annihilante, qui en partie les néglige et en partie les infériorise. Les Wallons sont, chose digne de remarque, doublement victimes de ce procédé, car en ne distinguant pas entre Flamands et Wallons dans ce contexte, le narrateur efface la différence et l'ethnicise. Le motif de cette opération pourrait fort bien être d'ordre fantasmatique. Au lieu de prendre la révolte du peuple au sérieux en l'acceptant comme l'expression d'une prise de position politique, le roman fait d'elle une décharge émotive irréfléchie ne pouvant mener qu'à l'anarchie, à la terreur (cf. p.109, 277 et suiv.). Cette manière de présenter les émeutes au retour du roi (dont les morts de Grâce-Berleur) et Julien Lahaut, correspond à une tentative d'anéantissement ou même de meurtre symbolique des Wallons - serait-ce dans le but de réconcilier, de recoller. »

Le discours antiwallon réhabilite la collaboration et est antidémocratique

Dans l'interprétation proprement psychanalytique du roman, Inge Degn fait encore valoir que dans l'histoire personnelle, l'auteur ne s'assume pas mais fuit dans l'imaginaire et régresse vers la mère. De même, dans l'histoire de Belgique inextricablement mêlée à l'intrigue psychologique du roman, il y a fuite dans l'imaginaire. C'est celui de la belgitude: « À en juger par la fin du roman, le complexe oedipien n'a pas été résolu, le "je" n'est pas à même de regarder en face la problématique nationale et de la prendre sur lui et, faute d'y trouver sa solution, vivre la division et la symboliser. À la place, il régresse à la mèr(e) et, coupant les attaches au monde et à l'Autre (Joy), il semble s'engloutir dans l'imaginaire. Tout est fiction. Quelle paix royale! » (ID 70) et Inge Degn d'ajouter « la revendication de l'" identité de la non-identité" rencontrée si communément dans le contexte belge, relève de la rhétorique pure. »

Cette analyse démontre à quel point se développe en Belgique francophone un discours antiwallon réactionnaire. Réhabiliter Léopold III, c'est réhabiliter la collaboration avec le nazisme, c'est nier le sursaut d'un peuple en 1950 contre le retour de l'esprit de cette collaboration à la tête du royaume. Que la Belgique prenne toutes les mesures qu'elle veuille contre Jorg Haider ne la rendra pas quitte d'un travail de mémoire qu'elle n'a jamais effectué sur ses responsabilités dans le génocide des Juifs. Même si c'est une Dynastie belge antisémite qui collabora avec le national-socialisme, nous ne pouvons, nous non plus, nous considérer quittes de nos devoirs de mémoire. Le rejet de Léopold III en 1950 a été largement évacué du vécu national, y compris en Wallonie. Il suffit de relire le discours d' « abdication » de Léopold III un an plus tard pour se rendre compte que cet homme - autre légende de Pierre Mertens - n'avait nullement abandonné l'espoir de jouer un rôle politique. L'influence longtemps exercée sur Baudouin Ier le prouve. Celle-ci a duré au moins jusqu'en 1960, année durant laquelle, sous la pression de Léopold III, son fils tentait de révoquer le Premier Ministre Eyskens et de mettre sur pied un gouvernement de techniciens. Après, l'influence de Léopold III s'estompe (l'homme a dépassé la soixantaine). Baudouin Ier épouse alors une fille de la noblesse espagnole liée à Franco. Il ira à plusieurs reprises saluer le dictateur ibérique. Il tiendra à se rendre aux funérailles d'Hiro-Hito, monarque lui aussi épargné par la raison d'État d'un jugement sur un comportement qui le rendait complice des crimes contre l'humanité commis par les militaires japonais. Si Mobutu ne fut pas aux funérailles de Baudouin Ier, il y avait, dans la suite d'Habyarimana, de futurs complices du génocide. En outre Baudouin Ier refusa d'aller à l'enterrement du roi George VI d'Angleterre. Dès lors, de quel côté la monarchie est-elle demeurée? Dans quel camp?

Ce refoulement de la Résistance et cette réhabilitation de la collaboration n'est-ce pas l'un des traits majeurs du discours antiwallon? Le journal Le Soir élimine de ses rétrospectives les événements trop marqués d'un point de vue wallon et antifasciste comme la Résistance et ses suites en 1950 et en 1960. Dans un ouvrage récent sur le 20e siècle, Le Soir récidive en parvenant à évoquer le fédéralisme en Belgique ou le syndicalisme tout en niant toute aspiration wallonne à l'autonomie. Certes, des acteurs wallons sont cités ici ou là, mais dépouillés alors de leur identité comme les frères Dardenne dont l'image est même en exergue du volume. Le procédé relevé par Inge Degn est bien présent (quand on parle des Wallons, c'est pour leur dénier toute personnalité). D'une part, Le Soir n'aurait jamais pris les Dardenne si ceux-ci avaient été des cinéastes flamands (car la négation de la Flandre est tout aussi évidente, malgré les apparences), d'autre part il convient de traiter les Wallons en leur déniant toute existence autre que " belge francophone ".

Le Soir attentif à la Wallonie, c'est pire encore

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, pour soutenir la politique d'un Di Rupo, avec quelqu'un comme Denis Ghesquière par exemple, l'information sur la Wallonie va s'amplifier dans Le Soir. Mais c'est un fait que la politique de Di Rupo est une politique wallonne au service de la Belgique, de la Belgique francophone et de la monarchie. La Wallonie ne sera admise que techniquement par Le Soir et la preuve en est que son collaborateur pour les matières wallonnes excelle à étaler son inculture en matière d'histoire de la Wallonie. On veut bien que le pays wallon soit matériellement prospère, mais à condition que cette prospérité n'impose aucune révision au rôle symboliquement dominant de l'establishment belge francophone, qu'il n'y ait ni culture wallonne reconnue ni remise en cause du « Royaume de Belgique » (en-tête des lettres de Di Rupo), ni poursuite progressiste du projet de gauche d'autonomie wallonne. Le Soir vise à nier la Wallonie et à nier la Wallonie progressiste et républicaine, acceptant une Wallonie prospère à condition qu'elle reste dépendante. Il y a là le même rattrapage qu'avec l' « abdication » de Léopold III. Celui-ci continua à jouer son rôle politique par personne interposée. Et symboliquement - ce qui n'est pas rien - quelques semaines après le soulèvement de juillet 50, Baudouin Ier humilie publiquement l'ancien Premier Ministre Pierlot à Arlon. D'autres gestes symboliques suivront. La monarchie ébranlée de juillet 50 s'est en fait rétablie, au-delà même de ce que l'on pourrait imaginer. Il n'y a jamais de compromis possible avec l'institution monarchique: il faut l'anéantir absolument pour la vaincre.

Aux Jardins de Wallonie de septembre 1999, Frédéric Antoine, de l'ORM, proposait aux Wallons mécontents de ce journal d'en faire part au « Soir » . En près de vingt ans, nous nous sommes personnellement rendus compte de l'inanité de cette démarche (" courrier des lecteurs " ou " cartes blanches "). Le fait que Le Soir ait décidé d'ignorer purement et simplement la revue TOUDI et ses analyses sur le discours antiwallon du journal de la rue royale est en soi démonstratif (le reste de la presse a largement approuvé notre analyse). Le fait que Le Soir adopte cette ligne rédactionnelle d'hostilité profonde à une Wallonie qui primerait symboliquement relève d'une lutte à mort symbolique entre le système belge (celui du " Soir ") et la volonté wallonne d'émancipation. Pour Le Soir comme pour Pierre Mertens, de fait, les Wallons ne peuvent exister.

L'analyse d'Inge Degn est implacable. Rappelons que la scientifique danoise parle d'une « tentative d'anéantissement des Wallons ». Elle la repère chez Pierre Mertens, mais la ligne du journal Le Soir s'inscrit dans la même perspective, pour reprendre à nouveau Inge Degn, un « meurtre symbolique des Wallons ». Le roman Une paix royale, est l'un des romans de Pierre Mertens le mieux pensé, le plus écrit. Il y a dans ce livre une extraordinaire lecture de notre histoire, un jeu entre la réalité et la fiction même si son auteur ne nous a jamais semblé haineux, relève quand même de cette ignoble tentation, présente ailleurs, de réaliser un produit esthétiquement magnifique, mais en assimilant un « massacre » (symbolique, soit...) à de la « bagatelle » (ici aussi, les mots sont ceux d'Inge Degn). Jusqu'ici, par désir de paix, par réflexe démocratique et d'ouverture, par honnêteté intellectuelle (et même si Le Soir, lui, s'en abstient) nous avons toujours voulu éviter de parler de racisme à propos du discours antiwallon de l'establishment belge.

Mais nous ne savons combien de temps encore ce terme restera à éviter.

José Fontaine

(*) Notamment à la p. 785 de leur ouvrage (référence complète plus bas)

Lettre de Thierry Haumont à Inge Degn

L'absence de réaction des Wallons à la sortie du livre de Mertens, cette sorte d'apathie vis-à-vis d'un livre qui ne pouvait que les blesser vous a paraît-il étonnée. Je le comprends bien; mais nous devons nous replacer dans le contexte de l'époque. Le roman fut tout de suite attaqué en justice, et bientôt soumis à la censure. Cela ôtait aux Wallons l'envie de l'attaquer, du moins par écrit, sur d'autres plans, bien plus fondamentaux. Mon premier souci fut au fond celui d'un bibliothécaire: donner à lire aux lecteurs une version intégrale du roman.

Nous avons tous vu ce que cette action en justice avait de paradoxal, puisque le texte magnifiait Léopold III, et son amour pour Lilian. Mais celle-ci n'a pas supporté ces deux ou trois lignes où l'auteur égratignait le portrait du prince Alexandre.

Ce qu'on en pense encore aujourd'hui en Wallonie: c'est que ce procès a sauvé Mertens de reproches bien plus virulents, qu'il l'a fait passer pour un martyr de la vérité, alors qu'il était une victime de la bêtise, tandis que ses préjugés belgicains, inconscients en l'espèce, ont porté des coups bien plus bas.

José Fontaine y voit une pensée commune avec ce qu'on peut lire dans le " Soir " - celui qui traite les Wallons de " sudistes " (sont-ils esclavagistes?), qui déclare, quand la Wallonie reçoit de l'État fédéral l'argent que celui-ci a " omis " de lui reverser (et encore, sous conditions, et avec un an de retard), qu'elle " rafle " deux milliards et demi (les Wallons sont-ils des escrocs?); etc.

C'est votre mérite, par une analyse interne au texte, et extérieure aux passions qui peuvent emporter nos débats, de nous avoir rendu une parole dont nous étions douloureusement privés.

Thierry Haumont


  1. 1. José Fontaine,Le discours antiwallon en Belgique francophone, in TOUDI n° 13-14, 1998.
  2. 2. Pierre Mertens, Une paix royale, Seuil, Paris, 1995.
  3. 3. > Inge Degn, Histoire et fiction dans Une Paix Royale, in La Vie Wallonne, Tome LXXIII, décembre 1999, pages 45-71.
  4. 4. C'est bien ce qu'établit le livre de Velaers et Van Goethem, Leopold III. De Koning. Het Land. De Oorlog, Lannoo-Tielt, 1994.
  5. 5. AJ Dubois, L'oeil de la mouche, Balland, Paris, 1981. Ce roman traite directement de l'aliénation langagière des Wallons (ou de leur usage différent du français) et cela en rapport étroit avec l'histoire ouvrière du sillon industriel.
  6. 6. Velaers et van Goethem, op. cit. notamment p. 381 (projet de négocier une zone non-occupée avec Hitler), p. 436 et p. 449 (contacts entre Capelle et la collaboration, considérés par J.Stengers comme engageant le roi). p.460 et 461 (encouragements à Poulet et au directeur du " Soir " volé), p.562 (craintes de Léopold III, avant sa rencontre avec Hitler, que Pierlot arrivé à Londres n'incline le Führer à croire que Pierlot est en accord avec lui); p. 578-579 (Capelle projette de corriger la mauvaise impression de l'annonce de la rencontre Hitler-Léopold III via la presse collaborationniste); p. 653 (Léopold III laisse emprisonner Janson et Vanderpoorten, aux camps de concentration de Buchenwald et Oranienberg et qui y périront); p.687 (le Grand Maréchal de la Cour assiste - en grand uniforme sur les instances de Léopold III - à un service funèbre en l'honneur du Prince Amédée de Savoie commandant en chef italien en Éthiopie et qui vient d'y combattre les troupes belges); p. 711 (opposition du roi à l'idée de résistance); p.721 (les services secrets américains admettant la tentative d'une dictature royale en 40); p.756 (affirmation de sa sympathie pour le régime hitlérien); p.764 (les Allemands font croire à un souhait royal pour imposer une décision aux Secrétaires généraux). Nous ne prenons que quelques exemples.
  7. 7. Les résultats par arrondissement ont été publiés dans La Revue nouvelle, avril 1950, p. 380-381. En fait au sens actuel des " provinces wallonnes ", trois sur cinq d'entre elles (Hainaut, Brabant wallon, Liège) se prononcèrent contre le roi de même que l'arrondissement de Namur. Seuls Dinant-Philippeville, Verviers et le Luxembourg dirent oui à Léopold III.