La République est toujours une Révolution.
[Texte paru dans TOUDI mensuel n° 7/8 décembre 97, encadré et souligné par la revue]
« Je te vengerai » avait dit le jeune Clémenceau lors de l'arrestation de son père en 1852 - « Si tu veux me venger, travaille »: toute la IIIe République est déjà dans cette réplique (...)
Il s'agit avant tout d'une disposition des esprits, donc d'une affaire d'opinion. Que les marxistes insistent autant qu'ils le veulent sur les aspects techniques, économiques, « matériels », qui déterminent pour une large part l'apparition de ces conditions spirituelles, ne change pas grand-chose à l'affaire. D'abord parce que ces réalités « matérielles » que sont les techniques ou les modes de production sont aussi des langages, des conventions et, en fin de compte, des « opinions ». Ensuite, parce qu'elles débouchent aussi sur des « superstructures » sociales, juridiques et politiques qui, à leur tour, prennent réalité dans les esprits, puisque ce sont des règles. La grande découverte des positivistes reste donc largement opératoire: c'est dans l'esprit collectif au sens le plus large que se créent et se réalisent les conditions même de l'évolution du réel. L'esprit: c'est-à-dire, comme le disait déjà Ferry en 1863 (...), à la fois l'opinion publique, éclairée par la liberté de conscience, la liberté de la presse, la libre recherche scientifique; la législation toujours perfectionnée; enfin, l'esprit d'association, la volonté de solidarité efficace. Or toutes ces conditions, faut-il le dire, peuvent se résumer d'un mot: la politique. La politique, c'est-à-dire l'ensemble des règles, le régime qu'il faut mettre en place (...) pour concilier science et morale, liberté et efficacité, ordre et progrès. La politique, qui est en somme la pédagogie suprême, puisqu'elle assurera la pédagogie de l'enfant par l'école et la pédagogie de l'adulte par le suffrage universel dégagé de ses entraves (...)
Cette épiphanie de la politique, ou plutôt ce détour vers la politique par la pédagogie, porte un nom, et un seul: c'est la République. Le modèle idéal en existe depuis un siècle: il faut désormais le réaliser. Quand il le sera, au prix de quelques efforts encore, il portera en lui-même sa fin et ses moyens. On voit donc que seule la République autorise et conditionne ces retournements indispensables qui, au sens propre de l'expression, vont mettre « le monde à l'endroit ». D'autres pays, peut-être, ont pu vivre dans une évolution pacifique et continue l'avènement de la modernité. La part de la France, au contraire, c'est d'avoir connu une Révolution, à vrai dire la seule et dans un sens, de continuer à la vivre de façon quasi permanente. La République - même et surtout si elle doit être « un gouvernement » - est aussi et toujours une révolution (...) On l'oublie parfois, malgré les formules officieuses qui nous le rappellent: « La République est toujours attaquée », « rendre la République républicaine » ou, tout simplement, « refaire la République ».
Je hasarderais pour ma part, une formule: la République est pour les Français l'expression même de la temporalité historique. C'est en fonction d'elle que le temps peut s'orienter. Elle est à la fois le produit d'un passé, que tout préparait dans notre histoire, comme l'a dit Michelet, et l'abolition de ce passé, qui n'est pourtant jamais tout à fait mort. C'est pourquoi il faut l'achever en permanence, et il faut donc en permanence que chaque Français vive et revive, par l'éducation, par la mémoire collective, à l'intérieur et à l'extérieur de lui-même, les phases historiques de cette révolution. Elle est dans l'histoire, puisqu'elle est née un jour, qui reste, malgré l'abandon du calendrier révolutionnaire, un « point zéro » du nouveau temps. Mais elle est aussi hors de l'histoire: « la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision constitutionnelle. »
Elle porte en elle toutes les virtualités d'une révolution permanente; mais en même temps, on ne peut plus faire la Révolution contre elle (...) La révolution permanente qu'opère la République, c'est d'abord l'abolition, dans les esprits de tous et de chacun, de ces éternels ennemis: le recours à la transcendance, l'acceptation des « vérités » toutes faites, l'égoïsme des intérêts. D'où la pédagogie, et la morale.
Ces aventures de la temporalité, ces transferts et ces correspondances entre l'ordre du monde et celui des consciences, ce recours obstiné aux métaphores de la vie spirituelle, rappellent dangereusement un air connu: celui de la Religion. La République emprunte au sacré, voire au divin, ses mots, et peut-être plus que ses mots (...) Il n'est pas jusqu'aux attributs juridiques que les constitutions lui assignent - « une, indivisible, souveraine, imprescriptible » - qui ne témoignent de cette invincible aspiration à l'absolu. Toute religion divine ou séculière, prend normalement chez nous la forme dogmatique et cherche naturellement à s'organiser en Eglise et à pénétrer l'Etat. Il fallait donc que la République, qui s'identifiait à l'Etat, trouvât en elle-même la garantie qui la mît à l'abri de tous les cléricalismes (...) Ce fut la laïcité, imposée d'abord à l'enseignement public puis à l'Etat tout entier. Solution juridique et politique qui, le temps et la sagesse aidant, (...) peut à bon droit passer pour exemplaire (...) A condition qu'on lui donne (...) son sens le plus large. la laïcité, elle aussi, est un peu plus qu'une institution; un Etat a-religieux et anticlérical peut être, à son tour, dogmatique ou totalitaire; c'est alors qu'il n'est pas laïque (...) Comme l'a dit Guy Grand: « Cette philosophie dépasse le positivisme de stricte observance tel que l'entendait Auguste Comte; elle l'élargit jusqu'à une nouvelle métaphysique, car toute doctrine vraiment grande suppose une métaphysique. Cette doctrine, c'est essentiellement un grand acte de confiance dans le pouvoir de l'homme de se sauver lui-même. »
Claude Nicolet, L'idée républicaine en France, Gallimard (Collection Tel), Paris, 1994 (nous soulignons).