La Wallonie et la mondialisation (débat Yves de Wasseige/Ricardo Petrella)

Toudi mensuel n°7-8, décembre 1997

C'est une excellente idée qu'a eue la Fondation Baussart de mettre en présence Yves de Wasseige et Riccardo Petrella.

Pour Yves de Wasseige, le système économique mondial a connu, en 1945, un moment de grâce en ce sens que, effrayées par le chômage qui avait permis la montée du nazisme et s'était prolongé par la guerre, les démocraties occidentales mirent en place un système très fort de contrôle des grandes fluctuations monétaires. Un pacte social dans les différents pays y répondit associant l'Etat, les entreprises et les travailleurs en vue d'assurer le maintien de l'emploi, le progrès social et économique.

Le système est bâti sur des Etats-Nations qui ont fondé leur existence certainement et peut-être avant tout sur le développement économique. A partir du moment où les gains de productivité sont distribués aux travailleurs et que les échanges internationaux ne représentent que quelques points du PIB, le système tient. Il est remis en cause en 1971 quand l'administration américaine décide de laisser à nouveau flotter le dollar. Il s'en est suivi une inflation structurelle. Les grands groupes internationaux ont commencé à se gérer comme une seule et même réalité " multinationale " et on est entré dans un nouveau capitalisme, beaucoup plus internationalisé et principalement financier et spéculatif avec, comme produits dominants, la communication et l'information. Ce qui est visé dans ce nouveau capitalisme, ce n'est plus nécessairement la croissance, mais le profit. Et la valeur travail s'y est beaucoup dévaluée. On en a une idée: quand une entreprise supprime des emplois, ses actions sont en hausse. Ce capitalisme est maintenant bien installé. Pour lui, la crise est finie. Mais la crise n'est pas finie pour tout le monde puisque, en Europe, l'on recense 20% de chômeurs (au total, si l'on compte le sous-emploi). Ce chômage touche toutes les catégories et toutes les classes sociales.

Ce système capitaliste ne résout rien malgré ses airs triomphants; la santé, le travail, l'enseignement périclitent. Pendant que d'autres gagnent énormément d'argent, prospérité qui s'affiche dans le centre des villes. Les gouvernements conseillés par le économistes néolibéraux estiment qu'il faut encore renforcer l'orientation actuelle de l'économie en dérégulant encore un peu plus, en supprimant les activités diverses qui relevaient encore de la puissance publique (crédit, poste, communication etc.). Il faut encore laisser plus de liberté et de place au marché. Celui-ci est devenu le régulateur de l'ensemble de la société. Les gouvernements sont aux mains de technocrates qui obéissent à l'école néolibérale. Dans les Universités, c'est la même chose et les enseignants sont imprégnés de cette même mentalité. La construction de l'Europe obéit au même modèle même si elle est, parmi les diverses unions qui se mettent en, place dans les diverses régions du monde, celle qui est la mieux pensée. Le capitalisme est en effet favorable à l'émergence de ces grandes zones mondiales (UE, ALENA, ASEAN etc.). Le risque existe que, comme pour les Etats-Nations jadis, certaines de ces zones mondiales soient tentées de transporter les concurrences économiques dans le domaine politique.

Et la Wallonie? Cette région a été de la première révolution industrielle. Elle a manqué, notamment à cause des holdings, la deuxième révolution industrielle (mécanique, automobile, chimie). En revanche, elle est parfois bien placée face aux mutations d'aujourd'hui: participation au programme Ariane et, en général, aux industries de l'espace, petites entreprises liées à l'informatique, l'aviation. Les entreprises wallonnes constituent, dans le monde capitaliste d'aujourd'hui, une base économique suffisante. Le problème, c'est que, alors que dans la période précédente, l'économie et la société étaient articulées entre elles, aujourd'hui, le développement économique n'est plus nécessaiorement synonyme de progrès social. La société doit en quelque sorte se développer par elle-même en ce qui concerne la santé, le logement, l'enseignement etc. A noter que les PME, aussi, subissent la crise parce qu'elles dépendent majoritairement du revenu des gens pour écouler leurs produits.

Pour Riccardo Petrella, qui désire partir de la Wallonie, la première donnée à prendre en compte c'est la capacité (pour une région, pour un individu etc.) d'offrir des biens et des services à prix compétitifs. Si elle perd cette capacité, elle est marginalisée et abandonnée par l'économie capitaliste. Dans une économie capitaliste, le développement perdure là où elle y trouve son intérêt. Si celui-ci s'estompe, le capital l'abandonne. Jadis, lorsqu'une région était menacée d'abandon, l'Etat pouvait encore intervenir parce qu'il était lui-même un agent important du développement. Aujourd'hui où les différents pays sont plus profondément imprégnés des réquisits de l'économie de marché, la région est vouée au déclin. Et, par exemple, s'il n'y avait pas de transferts sociaux opérés au niveau belge, au lieu d'avoir 6% de Wallons avec un revenu inférieur au revenu moyen disponible (revenu médian: 30.000 F par mois), il y en aurait 44%. Si nous laissons agir les règles au niveau économique international qui veulent que le marché soit le seul dispositif régulateur, la Wallonie n'a plus comme avenir que d'être désertifiée. La main d'oeuvre wallonne est certes hautement qualifiée mais il existe en Europe une main d'oeuvre qui peut être qualifiée aussi ou à qui l'on peut donner cette qualification et qui est moins chère: dès lors, des délocalisations comme celle de Renault sont logiques. La thèse néolibérale serait de dire qu'il vaut mieux que les 38% de Wallons encore épargnés par la pauvreté y sombrent. A ce moment-là, les Wallons, qui n'auront plus rien à perdre, se battront pour en sortir, coûte que coûte. Si la Wallonie reste peuplée d'assistés sociaux, elle doit inévitablement périr. Même les gens les plus à gauche se laissent gagner par cette mentalité. L'impression dominante aujourd'hui, c'est qu'il n'y a pas d'autre choix que de trouver la meilleure place dans le capitalisme actuel. Certains estiment simplement que les Wallons doivent redevenir les meilleurs, ce qui est déjà vrai pour certaines entreprises (l'espace, l'informatique).

Pour Riccardo Petrella, l'alternative est ailleurs. Il n'est nullement avéré que le système économique actuel représente la meilleure manière de produire ni d'obtenir la meilleure allocation de ressources et de produits. On sait que la croissance a été plus rapide entre 1945 et 1980 qu'entre 1980 et aujourd'hui. Si, de 1960 à 1994, la richesse du monde a triplé, la pauvreté s'est à ce point accrue qu'il y a maintenant 2,7 milliards d'êtres humains qui gagnent moins de 2 dollars par jour. Et la croissance de cette pauvreté est supérieure à celle de la démographie. Il y a en outre une extrême fragilité des marchés financiers. Le système, à cause de sa grande volatilité, a perdu son efficacité et ne se contrôle plus vraiment lui-même. La ruine des dragons asiatiques (Corée, Malaisie...) est là pour le confirmer. Le Japon lui-même n'y échappe pas. Il faudrait instituer un « Conseil mondial de la sécurité financière », organisme qui représenterait une reprise du contrôle du privé par le politique. Il faudrait aussi, par exemple, un « Contrat mondial de l'eau » et que celle-ci soit considérée comme un bien collectif de l'humanité, qu'elle ne devienne pas le pétrole du siècle prochain avec les guerres qui y seraient liées.

Pour Yves de Wasseige, il importe d'être prudent lorsque l'on parle de l'économie wallonne en termes pessimistes. Il y a par exemple de petits holdings comme Sambrinvest qui ont permis aux imprimeries de la région de Charleroi de faire de celle-ci un pôle d'excellence dans ce domaine par des aides financières judicieuses. On observe que le développement économique d'une région se fonde sur un substrat complexe. Ainsi, au temps de la première révolution industrielle, on a pu observer qu'une industrie sidérurgique ne s'implantait par exemple pas au Borinage qui, pourtant, regorgeait de charbon, mais que cette sidérurgie naissait dans les vallées de la Sambre et de la Meuse (et au début, dans leurs affluents) parce qu'une tradition séculaire du fer y avait été vivante. Il n'y a pas que certaine niches (espace, informatique) qui représentent des chances de développement pour la Wallonie, il y a aussi d'autres éléments porteurs de développement économique endogène comme le développement des services (santé, enseignement, logement). On constate d'ailleurs que le PIB wallon - c'est un chiffre récent - a augmenté plus vite en Wallonie en 1990-1994 qu'en Flandre (source Eurostat - Regio) (mais les niveaux de départ diffèrent).

Pour Riccardo Petrella, la propension à redistribuer les richesses produites n'est pas fondée seulement sur une simple opportunité matérialiste et sociale, sur le simple idéal d'avoir l'économie la plus performante en termes de production et de répartition. On se doit de vouloir redistribuer à partir du moment où, dans une société, on refuse que la plupart de ses membres deviennent des jouets de l' Histoire et ne fassent plus que la subir. Aujourd'hui, l'économie mondialisée empêche les êtres humains d'être eux-mêmes, tue la démocratie qui implique que des intérêts divergents se mettent autour de la table pour passer entre eux des compromis.

Les quatre grandes forces qui peuvent modifier les choses, lentement, sont les suivantes. Il y d'abord la société civile: il y a 1.500.000 organisations, associations dans le monde qui s'occupent d'écoles de devoirs, des jeunes drogués, des femmes battues, des rapports entre la justice et les justiciables etc. On peut penser que sans ces organisations, des villes comme Bruxelles par exemple ou Charleroi s'écrouleraient. Ce ne sont pas les banques qui font fonctionner la société vivante, mais ces milliers de molécules du tissu associatif. Il y a les leaders urbains, qui sont infiniment plus proches des immenses handicaps créés par la mondialisation que les leaders nationaux et internationaux et qui savent qu'il faudra y répondre sous peine d'aller au pire. Il y a ensuite l'élite éclairée, c'est-à-dire les cadres du capitalisme mondialisé, les bureaucrates des grande organisations internationales, les technocrates de banques et même les économistes qui deviennent de plus en plus conscients de menaces qu'annonce la dérégulation absolue. Il y a enfin les sacrifiés, ceux que les mutations économiques ont laissé en route et qui peuvent s'organiser en comité de chômeurs, en banques qui prêtent aux pauvres (comme au Bengladesh). En renforçant les liens qui peuvent exister entre ces quatre grandes forces sociales porteuses de révolte contre le désordre établi, on peut espérer des changements. Et pour commencer, au niveau de l'idéologie, car il faut casser ce sentiment trop répandu qu'il n'y aurait rien d'autre à faire, qu'il n'y aurait qu'une seule politique économique possible à mener.

Pour notre part, nous dirions que, au-delà de l'observation économique, la Wallonie qui, comme partie d'une Belgique se représentant comme immobile, a pu souvent croire échapper aux débats internationaux, doit rejoindre comme société le camp des exclus en vue de saper le mauvais système. Malgré nos faiblesses économiques, qui voisinent d'ailleurs d'énormes atouts, nous pouvons agir en Europe. Par exemple en menant une politique d'ouverture totale à l'intégration de tous les habitants de Wallonie comme citoyens, ce qui est manifestement souhaité par une majorité de la population, un sentiment que l'on ne retrouve pas dans de grands ensembles comme les Etats-Unis ou même la France. Nous pourrions aussi soutenir complètement les propositions d'un Hugues Le Paige sur une RTBF moins soumise aux faits divers comme elle l'est actuellement, à condition qu'elle se réoriente vers la Wallonie sans oublier Bruxelles, le Bruxelles des quartiers d'immigrés ou d'ex-immigrés pour commencer. Il y aussi tout ce que propose Yves de Wasseige en matière de développement endogène dans le domaine de la santé ou du logement avec le concours des PME. Que la Wallonie ne " pourrait s'en sortir " - seul, en tout cas, personne ne le pourrait s'en sortir - c'est démenti par le dynamisme dont elle fait preuve d'ores et déjà dans les limites de son statut présent. Dynamisme de la société civile plus que des banques, des technocrates et des bureaucrates. Dynamisme sur qui pèse cependant, plus qu'ailleurs vu le passé, l'intimidation du capitalisme actuel auquel trop de dirigeants, notamment du PS, se sont résignés.

Post-Scriptum

Nous joignons notre voix aux protestations contre le projet De Clerk visant les « organisations criminelles » et une nouvelle interprétation de l'art. 342 du code pénal. Dans l'exposé des motifs prononcé le 12 mars à la Chambre par le ministre, cette nouvelle interprétation vise « non seulement les organisations criminelles qui poursuivent ce but (NDLR: la réalisation de profits, la déstabilisation de l'Etat, l'influence sur le fonctionnement de l'économie) pour asseoir leurs activités lucratives, mais également les groupes extrémistes et les organisations de caractère terroriste qui poursuivraient ce but avec une finalité politique ». Ce terme d' « extrémiste » pourrait tout aussi bien viser des syndicalistes libéraux décidés à " influencer " un patron qui veut licencier. On se demande comment tout cela a pu « passer ». Le Sénat a, lui, par contre, été sensible aux cris d'alarmes venant des milieux de gauche et démocratiques. Beaucoup d' « « extrémistes » valent mieux que certains industriels ou banquiers.