Austères finances publiques belges

20 mars, 2012
[Article publié en octobre 2011 par le GRESEA]

Les programmes de coupes sombres dans les dépenses publiques prônés par les gouvernements européens et la Commission ne sont clairement pas de nature à suppléer au consommateur local défaillant et se réfugiant dans la thésaurisation. A cet égard, la politique monétaire souple adoptée par les banques centrales, dès l'automne 2008, ne s'accompagne en rien d'une relance significative de l'activité économique, que ce soit aux États-Unis ou en Europe

Ce phénomène (que certains économistes qualifient de trappe à liquidité) met en grave danger la croissance. Et de ce fait, les finances publiques car faute d'activité économique, les recettes fiscales sont clairement affectées. Il est vrai que de la mauvaise dette s'est accumulée dans les comptabilités publiques des pays occidentaux. Cette mauvaise dette correspond aux actifs bancaires toxiques (et à ce titre, peu susceptibles d'être revendus) que nos États ont rachetés en 2008. Cet endettement aurait pu être évité si à l'époque, une politique de socialisation des pertes avait été évitée. Elle aurait pu consister, à l'exemple de ce que la Suède a fait dans les années nonante, à soumettre les banques à une intervention chirurgicale de grande ampleur.

Et en Belgique ?

Il s'agissait de diviser les banques en difficulté en deux entités distinctes. D'un côté, une "bonne" banque, propriété d'État, qui disposerait de tous les actifs de bonne qualité et de l'autre, une " bad bank" à qui on confierait tout le reste. La good bank pourrait, elle, recommencer à consentir des prêts, à attirer de l'argent et des capitaux et à faire tourner l'économie. En cas d'adoption d'un plan de ce type, les actionnaires de la banque et ses créanciers dépourvus de garanties sont les premiers à subir des pertes proportionnelles aux actifs confiés à la mauvaise banque. Ce type de politique aurait permis de maintenir l'endettement public à un niveau acceptable. Ce qui libère des moyens pour une politique de relance de l'économie. Tout le contraire de ce qu'ont fait les pays, en ce compris la Belgique, touchés par la crise bancaire de 2008. Relancer l'économie ou payer la dette, c'est le faux dilemme dans lequel nous enferment aujourd'hui les tenants de l'économiquement correct en Europe.

Il faut refuser cette optique. L'alternative, aujourd'hui que des plans de soutien aux banques ont déstabilisé les finances publiques de nombreuses nations occidentales, consiste en une forte activation des recettes fiscales provenant de la partie supérieure des revenus. Seule l'existence de tendances oligarchiques au sein de nos sociétés déboussolées, au terme de trente ans de néolibéralisme, permet d'expliquer que ce débat reste dans les limbes. Examen des données comptables pour la Belgique.

Commençons par les intérêts notionnels. Ce mécanisme fiscal permet aux entreprises d'obtenir une déduction fiscale quand elles investissent sur fonds propres. Autrefois, seul le recours à l'emprunt était fiscalement déductible. En 2006, le gouvernement fédéral mit en avant le fait que l'instauration des intérêts notionnels réduirait la discrimination fiscale entre les sociétés qui se financent par l'emprunt et celles qui ont recours aux fonds propres. La firme qui investit sur fonds propres peut, grâce au système des intérêts notionnels, déduire cet investissement comme s'il s'agissait d'un emprunt.

Disons-le tout net : les intérêts notionnels n'ont pas été créés pour abolir une discrimination entre entreprises et encourager ces dernières à étoffer leurs fonds propres. Il s'agissait, en réalité, de conserver sur le sol belge les centres de coordination des entreprises multinationales dont les fonds propres additionnés pèsent pour des milliards d'euros.

Centres de coordination ? Dans les années 1990, la coalition sociale-chrétienne/socialiste a choisi de permettre à la Belgique d'accueillir les milliards des multinationales en quête d'un régime fiscal intéressant. Au cours des années 2000, la Commission finit par statuer sur les centres de coordination en considérant que les avantages consentis à ces derniers constituaient des aides d'Etat privilégiant certaines catégories d'entreprises. Désireux de contourner l'obstacle, le gouvernement fédéral lui a répondu que toutes les sociétés seraient désormais concernées par le nouveau mécanisme mis en place.

Les entreprises ont recouru au système des intérêts notionnels à concurrence de 17,3 milliards d'euros dans leur déclaration d'impôts en 2009 (revenus 2008). Selon le député flamand Dirk Van Der Maelen (SPa), il en a coûté 5,769 milliards d'euros au Trésor belge 1. Les partisans de la législation existante répliquent qu'il faut évidemment prendre en compte un effet retour des intérêts notionnels sur l'économie belge afin de distinguer le coût "brut" et le coût "net" (ou coût réel) de la mesure. C'est ce qu'a fait la Banque nationale de Belgique (BNB) 2 à l'occasion de la première année d'application des intérêts notionnels. Pour ce faire, elle a distingué un coût brut (ou global) de 2,3 milliards d'euros (soit, la totalité des exonérations pratiquées) et un coût net (ou réel). Ce dernier résulte du décompte de six éléments identifiés par la BNB. Celle-ci a notamment exclu du coût global des intérêts notionnels la suppression de déductions fiscales pour un montant de 717 millions d'euros. Ces postes correspondent à la diminution de l'exonération fiscale des plus-values. On peut considérer que ces exonérations n'ont pas vocation à être reconduites en période de crise. Cela, quel que soit le sort réservé aux intérêts notionnels en dernière instance. Lors de la création des intérêts notionnels, il est apparu que la suppression d'un taux de taxation de 5% des plus-values était de nature à amener 300 millions d'euros par an dans les caisses de l'Etat. En période de crise, de tels montants ne sont, bien entendu, pas négligeables. D'après le député Dirk Van der Maelen, à peine 5% de l'avantage fiscal résultant des intérêts notionnels profitent aux PME 3. En fait et en réalité, ces dernières sont les grandes victimes de l'instauration des intérêts notionnels. Pour financer ceux-ci, la majorité fédérale a effectivement supprimé quatorze millions de crédit d'impôt et 37 millions (déduction pour investissement ordinaire) d'euros bénéficiant auparavant aux PME. Dans les 717 millions d'euros identifiés par la BNB, on trouve également les 58 millions d'euros jusque-là consacrés aux exonérations pour le bénéfice directement réinvesti dans l'entreprise. S'il fallait réintroduire un système fiscal favorisant l'investissement pour les PME, cela représenterait 4,8% des 2,3 milliards du coût brut des intérêts notionnels pour les finances publiques.

La BNB a aussi diminué le coût "brut" des intérêts notionnels de 465 millions d'euros correspondant aux entrées de capitaux venus en Belgique pour bénéficier de l'application de la législation sur les intérêts notionnels. Combien les intérêts notionnels ont-ils apporté dans les caisses de l'Etat en 2006 ? A ce propos, l'analyse de la BNB est, pour le moins, hésitante, ainsi que le montre cette citation 4 : "Ainsi, on pourrait émettre l'hypothèseque les apports de capitaux d'origine étrangère, qui ont accru l'avantage fiscal des sociétés de quelque 465 millions d'euros, sont à tout le moins budgétairement neutres. En outre, en supposant que les entrées de capitaux étrangers ont gonflé la base imposable de l'impôt des sociétés en Belgique, elles auraient même eu une incidence positive sur les finances publiques. Tel serait notamment le cas si les taux d'intérêt que les sociétés de financement nouvellement créées ou ayant fait l'objet d'une capitalisation supplémentaire appliquent à l'encours de leurs crédits étaient supérieurs au taux de la déduction fiscale pour capital à risque. Dans l'éventualité où un rendement de 5% - environ 1,5 point de pourcentage de plus que le taux de la déduction fiscale applicable pour l'exercice d'imposition 2007 - avait été obtenu sur l'augmentation du capital social d'origine étrangère, imposé au taux nominal normal, des recettes additionnelles à hauteur de 280 millions d'euros auraient pu être enregistrées en 2006".

A la base de cette "estimation" de la BNB, on trouve pas moins de 4 hypothèses (en gras dans le texte). Au total, cette citation permet, en tout et pour tout, d'établir que les capitaux étrangers attirés en Belgique par les intérêts notionnels auraient éventuellement rapporté des recettes additionnelles pour 280 millions d'euros sans qu'on puisse exclure qu'en réalité, cet effet retour ait été nul. L'imprécision est, pour le moins, frappante. Considérons, cependant, que les intérêts notionnels ont induit en 2006 des recettes supplémentaires à hauteur de 280 millions d'euros (12,17% des 2,3 milliards). La BNB a, de plus, amputé le coût brut des intérêts notionnels d'un montant de 561 millions. Il correspond au coût du défunt système des centres de coordination. Cette façon de présenter les choses s'avère, à y regarder de plus près, singulièrement contestable car la Commission européenne avait précisément exigé la disparition des centres de coordination.

La BNB considère qu'il faut également retrancher du coût global des intérêts notionnels quelques 149 millions d'euros portant sur des pertes passées que les entreprises n'ont pas déduites fiscalement puisque les intérêts notionnels se classent avant elles dans l'ordre des éléments déductibles. Et donc, selon la BNB, si les intérêts notionnels n'avaient pas été créés, les sociétés concernées n'auraient de toute façon pas été imposées puisqu'elles auraient déduit des pertes du passé. Cet argument est absolument imparable. Nous retiendrons donc que ces pertes représentent 6,5% du coût global des intérêts notionnels. En 2006, la situation économique était autrement meilleure qu'aujourd'hui. L'économie belge ne battait pas de mois en mois le record du nombre de faillites. Nous faisons même l'hypothèse d'un quasi doublement de ces pertes d'entreprise et nous obtenons un taux de 10% de coût net à prendre en compte pour ce poste.

La BNB soustrait 52 à 67 millions d'euros supplémentaires du fait que des entreprises ont réduit leurs dettes en accroissant leurs fonds propres (c'est-à-dire le capital et les bénéfices réinvestis dans l'entreprise, qui servent de base au calcul des intérêts notionnels). Il se trouve qu'il s'agit précisément de l'objectif des intérêts notionnels. Ainsi, le désendettement des entreprises résultant de l'introduction des intérêts notionnels serait de seulement 67 millions d'euros dans le meilleur des cas. Ce faisant, la banque nationale nous permet d'évaluer la portée réelle des intérêts notionnels.

Ces 67 millions d'euros ne sont rien au regard des milliards mobilisés par les intérêts notionnels. La différence s'explique par l'implantation chez nous des banques internes des grands groupes transnationaux (entre autres, français) pour lesquelles il n'est pas du tout intéressant de réserver l'application du régime des intérêts notionnels aux seuls fonds propres additionnels : "Après une première vague en 2009 et une deuxième au printemps dernier, la Belgique vient d'enregistrer une troisième vague d'augmentations de capital conséquentes par des filiales financières de géants français. Vaguelette en termes de nombre, certes, mais grosse vague en termes de montants. En juin et juillet, le groupe de luxe LVMH, le producteur d'énergie EDF, le groupe de distribution Auchan et le leader européen des produits laitiers Lactalis ont en effet injecté des fonds par centaines de millions d'euros dans ces filiales" 5.

Ces filiales ont pour métier d'opérer la recentralisation de toute la trésorerie du groupe. Voici ce qu'en dit Christian Valenduc, économiste spécialiste de la fiscalité en Belgique : "La Banque nationale pointe également le rôle des sociétés de financement dans ces montages. Elle s'abstient cependant d'en quantifier correctement le coût budgétaire : elle n'en note que les éléments favorables (apport de capitaux), en déduit qu'ils n'ont pas de coût net au niveau de la société de financement. Or, en aval, il est très probable que les fonds propres dont ces sociétés de financement ont été dotées ont été recyclés sous formes de prêts à des sociétés apparentées (...) En amont, il se peut très bien que les fonds propres dont les sociétés de financement ont été dotées aient été empruntés par les sociétés-mères (...) Dans un cas comme dans l'autre, il y a un coût fiscal supplémentaire provenant de la déduction de charges d'intérêt et ce coût n'est pas pris en compte par la Banque nationale" 6.

Cette citation permet aussi de comprendre que les intérêts notionnels ont effectivement permis de perpétuer sous une forme "new look" les centres de coordination, qui permettaient aux grandes sociétés transnationales d'échapper très largement à l'imposition chez nous et dans leurs pays d'origine. Dans leur déclaration fiscale 2009 (revenus 2008), les entreprises ont utilisé le système des intérêts notionnels à concurrence de 17,3 milliards d'euros, donnant droit à un avantage brut de 5,769 milliards.

En retenant, pour l'année 2006, que les 67 millions rapportés à 2,3 milliards, cela fait 3%. Donc, dans un cadre qui ne prendrait en compte que l'accroissement des fonds propres venant en remplacement d'une dette, le coût brut des intérêts notionnels aurait été 3% de 17,3 milliards, soit 519 millions d'euros pour l'année 2009. Soit un gain brut de 5,250 milliards par an (5,769 milliards - 519 millions). Ce montant brut doit être diminué des différents postes liés au coût net des intérêts notionnels estimés auparavant à près de 28% du coût brut 7 . D'où un gain net annuel de près de 3,7 milliards d'euros. Multiplié par trois, cela donne, à l'horizon 2015, 11,4 milliards d'euros.

Dépenses fiscales

Il est convenu de désigner comme "dépenses fiscales" un ensemble d'allégements fiscaux destinés à favoriser certains comportements ou activités, ensemble qui représente un manque à gagner brut pour l'Etat belge de l'ordre de 5% du PIB (18 milliards d'euros) chaque année.

Il convient bien de considérer le montant de ces pertes de recettes comme une mesure brute. Car elles ne correspondent pas aux gains budgétaires réels des éventuelles suppressions de l'octroi des déductions. "Globalement, ces avantages profitent surtout aux revenus moyens et supérieurs"8. Ainsi, pour la taxe sur l'alimentation de 6%, les deux tiers du coût budgétaire de cette mesure proviennent des plus hauts revenus. "Certes, tout le monde mange, mais tout le monde ne mange pas la même chose. La TVA à 6%, c'est aussi pour le filet de Saint-pierre aux morilles"9.

D'après Valenduc, ces mesures sont souvent victimes de rétention par un intermédiaire (comme la baisse de la TVA dans l'Horeca, peu répercutée dans les prix, ou l'exonération des intérêts de l'épargne captée par les banques au titre, par exemple, des frais de gestion) et plus encore des effets d'aubaine. "La réduction pour épargne-pension profite surtout à ceux qui y pensent tard et ont de l'argent, c'est une maximalisation de l'effet d'aubaine, pas une incitation à épargner tôt". Au total, sur 18 milliards de coût brut annuel (soit 72 milliards au cours d'une législature), il ne semble a priori pas exclu de pouvoir en récupérer un tiers, c'est -à-dire 18 milliards sur trois ans.

De réforme fiscale en réforme fiscale

Il existe une corrélation repérable à l'échelle de toute l'Europe entre, d'un côté, une fiscalité de moins en moins redistributive et, de l'autre, la progression de l'endettement public. Ainsi que le démontre François Chesnais, le recours à l'emprunt s'est développé partout en Europe alors que l'imposition sur le capital et le patrimoine diminuait de manière sensible.

Taux d'imposition de la tranche de revenus la plus élevée des pays fondateurs du noyau de l'Union européenne

Pays19862007
France 65% 40%
Allemagne 53% 47,5%
Belgique 72% 50%
Espagne 66% 43%
Italie 62% 43%
Pays-Bas 72% 52%
Royaume-Uni 60% 40%

Source : François Chesnais, "Les dettes illégitimes. Quand les banques font main basse sur les politiques publiques", Raisons d'agir, Paris, juin 2011, p.113.

Dans le détail, comment ont fonctionné les réformes fiscales en Belgique ? La réforme fiscale conclue en 2002 complète et renforce également plusieurs mesures d'allègements d'impôts prises au cours des années précédentes, à savoir l'indexation des barèmes fiscaux entamée en 1999 et la suppression de la contribution complémentaire de crise (CCC), ainsi que le réaménagement des barèmes du précompte professionnel. L'équipe de l'IRES continue :"Le coût de l'ensemble de ces mesures pour la période 2002-2007 est estimé à près de 10 milliards d'euros, dont 3,3 milliards d'euros pour la réforme fiscale, 5,2 milliards d'euros pour l'indexation des barèmes fiscaux et 816 millions d'euros pour la suppression de la CCC" [10.

Le volet de la réforme fiscale portée par le gouvernement Verhofstadt II (2003-2007) prévoyait une hausse de la quotité exemptée d'impôt, une suppression des tranches d'imposition les plus élevées (52,5 et 55%), leur remplacement par un tranche unique de 50% (on se souviendra qu'au début des années 90, la tranche la plus élevée s'élevait à 60%) et une extension des tranches auxquelles s'appliquent les taux d'imposition de 30 et 40%, sans oublier un relèvement de 20 à 25% de la première tranche de déduction forfaitaire des frais professionnels (ce qui ne profite pas spécialement aux travailleurs les moins bien rémunérés ni aux allocataires sociaux).

Aujourd'hui, tous les revenus supérieurs à 31.700 euros bruts par an ont été mis dans le même sac alors que le système antérieur prévoyait une tranche intermédiaire, comprise entre 31.677 et 47.516 euros, taxée à 50%. La tranche suivante, comprise entre 47.516 et 69.693 euros était imposée à 52,5%. La taxation pour la tranche supérieure à 69.693 euros s'élevait à 55%. Imaginons que l'on cherche à retirer un milliard d'euros sur quatre ans en restaurant la progressivité de l'impôt sur les revenus supérieurs à 4.500 euros imposables par mois, soit 54.000 par ans.

Nombre de contribuables par tranche de revenu net imposable. Revenus annuels 2006-exercice 2007

Tranches de revenu (euros) Nombre de contribuables
0-35000 5.288.066
35000 -40000 259.600
40000 -45000 204.955
50000-55000 125.759
55000-60000 99.166
60000-70000 136.628
70000-80000 80.408
80000-90000 48.564
90000-100000 29.375
100000-110000 19.203
110000-120000 13.055
120000-130000 9.166
130000-140000 6.759
140000-150000 5.098
Revenu net imposable supérieur à 150.000 27.346

Source : Ministère de l'Economie, 2011.

Comme on le voit, il y a 7,5% des contribuables belges qui disposent d'un revenu net imposable annuel supérieur ou égal à 50.000 euros. Imaginons que l'on cherche à retirer un milliard d'euros sur quatre ans en restaurant la progressivité de l'impôt sur les revenus nets imposables par an. Sachant qu'il y a précisément 474.768 contribuables qui déclarent de tels revenus en Belgique, on peut, sans peine faire le calcul : il faudrait qu'ils versent 43,88 euros pendant 12 mois pendant 4 ans pour que le fisc trouve un milliard d'euros dans ce pays. Si on allait chercher auprès de ce segment des contribuables 90 euros en plus par mois, deux milliards seraient collectés sur une durée de quatre ans.

Du côté de la sécurité sociale

Les programmes de réduction de cotisations à la sécurité sociale sont également coûteux pour les finances publiques. Limiter sérieusement l'ampleur de ces programmes permettrait de dégager des ressources. Depuis les années 80, les gouvernements successifs ont promu des mesures d'allégement de charges sociales afin de favoriser l'emploi. Le tableau ci-dessous indique qu'avec le temps, les mesures de réduction des cotisations dites patronales ont fini par mobiliser des volumes financiers de plus en plus importants.

En 1995, les plans d'allégement de charges équivalaient à un peu plus de 1 milliard d'euros. En 2003, ce volume avait quasiment quadruplé et frôlait les 4 milliards d'euros. Sous l'intitulé "bas salaires et réductions structurelles", on trouve les réductions de cotisations patronales octroyées sans aucune condition d'embauche ni limitation de l'exonération dans le temps. Les réductions patronales conditionnelles étaient, quant à elles, fonction du nombre d'engagements et limitées dans le temps. Les réductions personnelles désignent des allégements de cotisations sociales dites personnelles destinées aux travailleurs à bas salaires. Entre 1995 et 2003, elles ont oscillé entre 2,5 et 3,5% du montant total des réductions de cotisations. Au cours des années 2000, les mesures de réduction des cotisations dites patronales ont continué à aller dans le sens d'une inconditionnalité croissante comme le prouve le tableau suivant.

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Entre 2004 et 2007, les réductions de cotisations inconditionnelles des cotisations patronales vont ainsi passer de 3,3 à près de 4 milliards d'euros alors que les conditionnelles croissent de 1 à 1,5 milliard d'euros sur la même période. S'il est vrai que les réductions de cotisations conditionnelles connaissent une très légère progression en termes relatifs (en 2004, elles représentaient quelque 22% du montant total des réductions de cotisations contre un peu plus de 27% en 2007), leur poids financier est nettement moins frappant quand on le compare à celui des réductions de cotisations inconditionnelles : "Quelques ordres de grandeur permettent de situer l'effort. En 2004, le PIB de notre pays s'est élevé à 283 milliards d'euros. Cette année-là, la somme totale des allégements de cotisations patronales représentait [...] 1,6% du PIB. A titre de comparaison, selon les perspectives de l'emploi de l'OCDE parues en 2005, la Belgique consacrait 0,75% du PIB aux préretraites" 11

.

Pour mémoire, 3,9 milliards d'euros en 2007 équivalaient 1,25% du PIB de l'époque. Vu les sommes globales mobilisées, il convient de souligner le coût financier modeste des réductions de cotisations dites personnelles. Entre 2000 et 2007, elles sont passées de 100 à 600 millions d'euros comme le montre le graphique ci-après.

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Dès 2004, des analystes s'interrogèrent sur la manière dont les plans de réduction de cotisations dites patronales avaient fonctionné en Belgique. Ils en conclurent qu'"en l'absence de ciblage, comme dans le cas d'une baisse généralisée des cotisations sociales, le travailleur serait souvent embauché même en absence de l'aide" 12. C'est ce qu'on appelle un effet d'aubaine. Leurs conclusions confirmaient, au passage, une recommandation déjà ancienne : "La priorité doit être donnée à la création de postes de travail pour les personnes moins qualifiées. Dès lors, les allégements de charges patronales devraient être concentrés sur une fourchette assez étroite de travailleurs à bas salaires pour avoir le plus d'effet au moindre coût" 13 Une réforme en matière de politique d'emploi vit le jour en mars 2005. A cette époque, le Conseil européen prit la décision d'orienter davantage ladite Stratégie de Lisbonne sur les politiques d'emploi. Dans ce cadre, les Etats membres ont établi un Programme national de réforme (PNR) afin de transposer les objectifs européens au niveau national. Suite à l'adoption de son Plan national de réforme (PNR), le gouvernement belge indiqua entre autres choses que les charges pesant sur le travail devraient être réduites de l'équivalent de 2,2% du PIB entre 2005 et 2010 14. 2,2% du PIB, cela représente plus de 7 milliards d'euros par an (valeur 2008).

A partir de 2008, les engagements du gouvernement belge tels que prévus dans son PNR se matérialisèrent par un abaissement des cotisations sociales des travailleurs pour les salaires les plus bas. Cette réforme est présentée comme une stratégie privilégiée d'incitation au travail 15. Objectivement, il y a lieu de questionner l'efficience des mesures de réduction de cotisations patronales ciblées sur les bas salaires en examinant des cas de figure étrangers. Aux Pays-Bas, on note l'existence du Specifieke afdrachtskorting lage lonen (SPAK). Ce programme de "réduction spécifique de cotisation (pour) bas salaires" a été introduit en 1996. Il crée une réduction des cotisations patronales à la sécurité sociale pour les employeurs qui embauchent des travailleurs dont le salaire n'excède pas 115% du salaire minimum légal. 72% des entreprises bataves entrant en ligne de compte ont eu recours au SPAK dans le passé 16.

On notera le caractère relativement similaire du SPAK et des mesures bas salaires mises en œuvre en Belgique. Enfin, le dispositif est centré sur une fourchette de bas salaires dans les deux pays. Ces similitudes légitiment plusieurs comparaisons à partir du concept de "perte sèche" (deadweight loss en anglais). Dans le cas des politiques de réduction des cotisations, il y a deadweight loss lorsque "un grand nombre d'individus subventionnés auraient [...] trouvé un emploi si la subvention [...] n'avait pas été mise en œuvre" 17.

Dans le cas du SPAK, la perte sèche avoisine 93% 18. En d'autres mots, 93 emplois sur cent subsidiés auraient de toute façon été créées quand bien même le SPAK n'aurait pas existé. Par analogie, on devrait trouver un taux de pertes sèches du même ordre en Belgique. Ce qui du coup pose la question de la viabilité des politiques de réduction inconditionnelles de cotisations sociales centrée sur les bas salaires.

Au terme de ce parcours un peu aride, il a été possible de démontrer qu'il n'y avait aucune fatalité économique à "tailler dans le gras" des dépenses publiques en Belgique. Les données comptables sont, à cet égard, sans appel. Le reste n'est, comme on dit, que littérature. Pas sûr toutefois que les travailleurs se laissent encore bercer longtemps par cette douteuse poésie. "Il y a un ras-le-bol des gens, prévient Thierry Bodson, Secrétaire général de la FGTB wallonne. La marmite est en train de bouillir et, si on n'y prend garde, elle pourrait exploser". 19


  1. 1.  ]"M. Van der Maelen qui stigmatise une fois de plus le système, insiste sur le fait que les vingt plus importants utilisateurs du système en 2008 n'employaient au total que 242 personnes en 2007 ", in La Libre Belgique, édition mise en ligne le 18 janvier 2011.
  2. 2. K. BURGGRAEVE, P. JEANFILS, K. VAN CAUTER et L.VAN MEENSEL, "Impact macroéconomique et budgétaire de la déduction fiscale pour le capital à risque", in Revue économique, Bruxelles, Banque nationale de Belgique (BNB), septembre 2008, pp. 7-49. 
  3. 3. L'Echo, 19 janvier 2011
  4. 4.  BURGGRAEVE, JEANFILS, VAN CAUTER et VAN MEENSEL, op.cit, p. 44.
  5. 5.  L'Echo, 27 juillet 2010.
  6. 6. Ibidem.
  7. 7.  Remarquons que ce mode de calcul est particulièrement généreux puisqu'il considère certains postes comme proportionnels alors qu'il s'agit de montants fixes.
  8. 8.  L'Echo, 17 septembre 2011.
  9. 9. Ibidem.
  10. 10.  Christian Valenduc, cité par L'Echo (17 septembre 2011).
  11. 11.  Bart Cockx, Henri Sneesens et Bruno Vander Linden, Allègement des cotisations patronales à la sécurité sociale : pourquoi, pour qui et comment ? in Revue belge de sécurité sociale, 4e trimestre 2005, p. 585.
  12. 12.  Bart Cockx, Henri Sneesens et Bruno Vander Linden, Allègement de charges sociales : une mesure à promouvoir mais à réformer  in Reflets et perspectives de la vie économique, XLIII, 2004(1), pp.55-68. 
  13. 13. Pierre Picard, "Aide à l'emploi, effet d'aubaine et déplacement d'activités" in Rapport préparatoire de la Commission au XIIIe Congrès des économistes belges de langue française, Charleroi, 26-27 novembre 1998, p.418. 
  14. 14.  D. BASSILIERE, F. BOSSIER, I. LEBRUN et P. STOCKMAN, "Le Programme national de réforme en Belgique. Effets macroéconomiques de réduction de charges sur le travail", Bureau fédéral du Plan, Bruxelles : septembre 2007, p.9.
  15. 15. Stratégie de Lisbonne, Programme national de réforme 2008-2010, Belgique. Slnd, pp. 29-30 [Url :http://www.be2010.eu/admin/uploaded..., (20 août 2009)]. 
  16. 16.  Pour plus d'informations, voir Ive Marx, "Subsides à l'emploi et allégement des cotisations sociales patronales : entre théorie et réalité", in Revue belge de sécurité sociale, Bruxelles, 3e trimestre 2007, p.538.
  17. 17.  Marx, Ibidem.
  18. 18.  P. VAN POLANEN et alii, "Werkgelegenheidseffecten van de SPAK en VLW", Rotterdam : NEI, 1999 (cité par I. MARX, op.cit, p. 540).
  19. 19.  Le Soir, édition mise en ligne le 17 septembre 2011.