Chapitre VI: Pourquoi les catholiques soutiennent-ils tant la monarchie?
Le plus fidèle soutien de la monarchie ce sont les catholiques. Il y a là quelque chose qui mérite d'être également étudié (et le catholique qui signe ces lignes y prête une attention douloureuse, qu'on ne s'y trompe pas!). L'enquête de la KUL sur la monarchie en 1990 révèle que les catholiques adhèrent le plus fortement à la monarchie - 72 % de partisans. Plus encore les catholiques pratiquants en Wallonie - 93 %! 1. La radicalité de l'Evangile condamne pourtant toute incarnation terrestre et absolutisée du sacré ...
Comment expliquer cet engouement? Quel lien y aurait-il avec la foi chrétienne qui se code et se recode sans cesse à travers l'Eglise (surtout celle du pape actuel et de l'évêque de Namur Léonard)? Propension à la prosternation, à l'infantilisme chez les catholiques? L'explication de la Foi chrétienne par l'infantilisme est sujette à caution et l'adhésion au roi ne peut s'expliquer uniquement par la psychologie.
Clément Rosset écrit, commentant Pascal: « Le pouvoir de la monarchie se passe nécessairement de tout fondement. La majesté du roi coïncide avec sa propre image majestueuse, s'y résume et s'y épuise (...) Le secret du prince, de n'exister qu'à la faveur d'une autorité d'ordre imaginaire puisque celle-ci fait corps avec sa propre image, est d'ailleurs aussi le secret de toute notion à usage politique (...) Pascal définit le respect politique - en une définition qui vaudrait probablement aussi pour toute forme de respect - non comme une reconnaissance du droit mais comme la prise en considération du fait: fait amplement et suffisamment considérable en soi et qui se dispense de lui-même de tout autre mérite. » 2 Un pouvoir sans fondement, ce serait, si l'on veut, un pouvoir divin puisque Dieu est lui-même sans être qui le fonde. L'expérience religieuse serait-elle donc l'expérience du pouvoir et de la servilité à son endroit ?
Pas nécessairement! Nous verrons que les catholiques déclarés ne sont pas les seuls à entretenir la religion de la monarchie. Les laïques déclarés y participent aussi en quelque mesure, de même que ceux dont les opinions philosophiques ne sont pas précises. Il y a là quelque chose qu'on peut noter également à propos des rites observés par les anciens combattants, chez qui la célébration d'une messe catholique ne fait guère problème. De même, les Te Deum organisés le 21 juillet, lors de la fête nationale, ou les 15 novembre, fête de la dynastie, ne sont que peu remis en cause et sont des cérémonies officielles. Sans doute, le mouvement laïque est-il devenu plus critique à cet égard. Mais la coutume se maintient sans soulever en tout cas des vagues d'indignation. C'est sans doute que la religion de la monarchie a besoin de la religion tout court. Les Révolutionnaires français avaient rêvé d'une religion civile à la Rousseau. Mais aussi sympathique que le projet puisse sembler, il n'est pas si simple que cela de fonder une nouvelle religion ou un nouveau culte. Plutôt que d'y procéder, la religion de la monarchie détourne la religion catholique à son profit (et avec son consentement), au risque d'en piétiner le caractère authentiquement religieux. Un peu comme, dit-on, les femmes empruntent à l'amour ce qu'elles veulent investir dans la seule amitié.
Un texte de Michelet
Marc Richir ouvre son livre Du sublime en politique par une citation de Jules Michelet à propos de la révolution: « Les lieux ouverts, les campagnes, les vallées immenses où généralement se faisaient ces fêtes, semblaient ouvrir encore les coeurs. L'homme ne s'était pas seulement reconquis lui-même, il entrait en possession de la nature. Plusieurs de ces récits témoignent des émotions que donna à ces pauvres gens leur pays vu pour la première fois... chose étrange! ces fleuves, ces montagnes, ces paysages grandioses, qu'ils traversaient tous les jours, en ce jour ils les découvrirent; ils ne les avaient vus jamais. » 3. On notera la parenté de ce texte avec celui de Thierry Haumont cité en exergue du chapitre précédent. Richir voit dans cette expérience des débuts de la révolution une véritable découverte du monde au sens phénoménologique. Celle qui survient après la mise entre parenthèses (épochê) proposée par Husserl et ses successeurs. Elle consiste à faire comme un trait sur le monde tel qu'il est aperçu à travers le « code » (mot dont use beaucoup Marc Richir), par lequel nous l'appréhendons: les couleurs, le froid, le chaud, le bon et le mauvais et ainsi de suite à l'infini. A la place du monde vrai, « vécu », nous substituons le monde tel qu'il est arrangé par les traditions, la langue, les habitudes quotidiennes... Ce monde arrangé n'est plus le vrai monde.
L'originalité de Marc Richir est de simplement transposer cette démarche phénoménologique fondamentale au politique. En politique, ce qui nous met en présence du monde vécu, c'est la révolution et, entre toutes les autres révolutions, la Révolution française. D'où cette phrase de Michelet qui fait état du monde social en son surgissement absolu, quand il s'est débarrassé des codes politiques, symboliques et religieux dans lesquels on l'avait enfermé. La Révolution rouvre tous les possibles, le « vrai » monde social par-delà le code dans lequel nous l'enfermons.
Du monde vécu à Dieu et à la Révolution
L'expérience de ce monde vécu, de ce monde social qui est, dans sa vérité, au-delà de toutes les déterminations dans lesquelles on avait voulu l'enfermer, Marc Richir le rapproche de ce que Kant appelle le sentiment du sublime. Celui-ci s'éprouve au contact de certains spectacles de la nature - comme le ciel étoilé, une tempête en mer, des monuments grandioses... -, au cours desquels l'imagination humaine éprouve le sentiment de sa radicale finitude par rapport au caractère absolu ou infini de ce que Kant appelle les « Idées » et qui relèvent de ce qu'il appelle le domaine de la Raison. Parmi ces Idées, il y a celle de Dieu. Mais d'un Dieu dont Kant, agnostique, ne croit pas qu'on puisse le connaître, qui est au-delà de toute détermination, invisible et énigmatique 4. Il y a, entre ce « Dieu » de Kant et ma propre singularité, une mise en abîme: le caractère insondable et énigmatique de "Dieu" renvoie à mon propre caractère insondable en tant que singularité irréductible.
C'est toutes ces indéterminités en présence desquelles nous met la révolution française: indéterminité du monde du moi de « Dieu ». Mais ce « Dieu » n'est pas le « Dieu » de l'Eglise. Au contraire, le Dieu de l'Eglise est un Dieu déterminé, au visage circonscrit. Le Dieu de l'Eglise est celui du Grand Inquisiteur de Dostoïevsky, celui qui fait des miracles (qui jette de la poudre aux yeux) et qui a accepté d'exercer le pouvoir à travers l'Eglise, un Dieu-Père, un Dieu-Roi. C'est-à-dire non pas le « Dieu insondable, expérience concomitante de son énigme et de notre énigme, mais un Dieu qui délivre à la fois de notre énigme - notre liberté - et de sa propre énigme.
Pour Marc Richir, la suite de la Révolution française, notamment en son moment culminant avec Robespierre, participe du sentiment du sublime décrit par Michelet, de cette exaltation devant les possibles qui, à la fois, stimule et effraie. La « tentation » des hommes (au sens de Dostoïevsky), serait de vouloir échapper sans cesse à cette indéterminité radicale (ou foncière, par-delà les déterminations que nous voulons lui donner). Cela a été la tentation des hommes de l'An II de redonner à la société une sorte d'autre armature - conçue comme bonne et définitive et rompant radicalement avec l'ordre ancien par sa « rationalité » -, par peur de l'indéterminité radicale manifestée lors des premiers mois de la Révolution.
Le rôle de la monarchie féodale puis moderne en France n'aurait pas été différent à cet égard de l'institution de la République même! Le Christ, ainsi qu'il se fait valoir en silence dans l'étrange dialogue avec le Grand Inquisiteur, se laisse crucifier pour ne pas « lutter contre le Maître ou le despote (...) avec les armes mêmes du despote, selon une complicité secrète et infernale avec lui (...) seule manière d'indiquer clairement l'hétérogénéité de la fondation nouvelle... » 5.
Eglise « Grand Inquisiteur » et catholicisme belge
Dans cette perspective, qui pourra choquer, où les révolutionnaires deviennent des Grands Inquisiteurs ratés, l'Eglise est la trahison même du message chrétien, message de la subversion absolue, perverti en message d'une dette infinie à rembourser à un Dieu-despote, à travers les mille rites, de dévotion et d'expiation, imposés aux fidèles afin de débarrasser ceux-ci de l'effroi qu'engendre le sublime, et la perspective d'une société à inventer chaque jour radicalement. Evoquant la dernière tentation du Christ d'adorer Satan pour avoir le pouvoir, le Grand Inquisiteur lui fait ce reproche: « Tu aurais alors pu prendre le glaive de César. Pourquoi as-tu repoussé ce dernier don? En suivant ce troisième conseil du puissant esprit, tu réalisais tout ce que les hommes cherchent sur la terre: un maître devant qui s'incliner, un gardien de leur conscience et le moyen de s'unir finalement dans la concorde en une commune fourmilière, car le besoin de l'union universelle est le troisième et dernier tourment de la race humaine. » 6
L'Eglise parle de la résurrection du Christ et de la permanence du corps du Christ à travers elle. Mais... au départ, selon Richir, la résurrection est la force de l'amour: « La force de l'amour a été telle en lui qu'elle en a paru effrayante, subversive, divine, c'est-à-dire transcendante, et cette transcendance court désormais comme un souffle dans la communauté qui l'a reconnue comme source de vie, pour se réincarner, parfois, de manière bouleversante, subversive, divine, dans telle ou telle figure humaine (...) Et si la force de cet amour est, elle, subversive de tout ordre institué des êtres et des choses, c'est qu'elle est sans doute la figure symbolique la plus radicalement opposée à l'ordre de la domination et de la servitude, ordre par lequel les hommes se trouvent irréductiblement pris au système d'une "logique" de la dette symbolique, infinie, qu'ils ont à acquitter à l'égard de l'Autre, du Grand Autre, pouvant prendre les visages du Prince, du Prêtre, ou de tel ou tel autre... » 7. L'Eglise inverse alors cette symbolique de la résurrection qui est de placer la figure du Christ à l'écart de toute incorporation, c'est-à-dire de toute réification du sublime dans les institutions quelles qu'elles soient, Eglise, Etat... Le corps absent du Christ dans le tombeau vide se retrouve comme "corps du Christ" dans ce qu'est devenue l'Eglise, lui conférant par là un caractère sacré mais celui d'un cadavre pourrissant qui voue à la servitude.
Sur le même modèle, selon Kantorowicz, la monarchie féodale invente la théorie des deux corps du roi, le corps empirique et mortel du monarque temporaire étant parallèle à un corps éternel lié à la perpétuité d'un peuple. Cependant, la communauté humaine qui, au fond, donne (un peu comme le Christ travesti par l'Eglise), son sens au corps éternel du roi, est comme retournée après cette donation de sens: « la communauté est désormais redevable, indéfiniment, au roi, de son incarnation. Détenteur de son énigme, il en devient le garant intouchable et inviolable, que seule la nature peut affecter par la mort et le pourrissement, mais seulement en son être empirique. La révolte contre le roi et a fortiori le régicide, en devient un véritable attentat contre la société elle-même, un acte sacrilège... » 8 . Pascal Zecha écrit dans Les faces cachées de la monarchie belge: « Un vieil adage veut que la cohésion du pays ne tienne qu'à la monarchie. Sans doute mais si l'unité ne repose que sur une institution dont le sens aujourd'hui nous échappe, il faudra en tirer les conclusions et renverser la proposition: l'apparente cohésion du pays ne sert qu'à justifier un régime archaïque. » 9. Ceci met bien en évidence, comme on le voit chez Kantorowicz ou Richir, le tour de passe-passe qui fait que la communauté humaine ne puisse éprouver son existence qu'à travers le roi alors que c'est bien plutôt elle qui le crée!
En dépit du caractère constitutionnel de la monarchie belge, celle-ci joue le rôle de l' « incorporation » au sens de Richir, c'est-à-dire le rôle de blocage dans le symbolique des possibles contenus dans la société belge. Possibles bloqués ailleurs par d'autres figures que celle de la monarchie, mais dont la monarchie représente le meilleur paradigme. Possibles qui peuvent s'ouvrir et se découvrir comme « Flandre » et « Wallonie » pouvant, cependant, à leur tour, elles aussi, redevenir « monarchiques » et « pourrissantes », à la manière de la Révolution française.
On voit la raison pour laquelle tant de catholiques - et, surtout, les catholiques pratiquants -, se vouent à la monarchie. Elle incarne le principe de trahison de la subversion chrétienne et de l'amour qu'est l'Eglise. La lutte du Sacerdoce et de l'Empire avait été au moyen âge non pas, comme on le croirait, l'opposition du pouvoir temporel « pur » et du pouvoir spirituel « pur », mais la lutte de deux institutions tendant à se sacraliser, sans doute de manière quelque peu différente, mais en fonction de perspectives analogues. Au Moyen-Âge, il y eut bien lutte. L'avantage de la monarchie belge, comme nous avons essayé de le montrer, est d'avoir été d'emblée une monarchie acceptant une série de réquisits modernes comme la liberté de la presse, le parlementarisme et cette certaine séparation de l'Eglise et de l'Etat qui était en avance sur son temps dans la Belgique de 1830.
Les catholiques (et autres « laïques »...) et la mort du roi
Dans Le roi est mort 10, J-C Guyot, utilisant Albert Piette pour analyser les phénomènes religieux à la mort de Baudouin Ier, parle d'une religiosité « séculière »; Eric Voegelin parlerait, lui, de « religion politique ». Pour lui, les religions politiques, au contraire des spirituelles qui désacralisent le monde au nom de la Transcendance, sombrent nécessairement dans le totalitarisme (les Psaumes diraient: l'idolâtrie) 11. C'est à ce paganisme de pacotille que tend l'actuel comportement de l'Eglise belge.
Pour des gens comme Régis Debray, s'inspirant de Durkheim ou encore du mathématicien Gödel, cette religiosité provient de ce qu'il n'est pas d'ensembles qui puissent se clore (et donc exister comme ensembles), en fonction de leurs éléments propres: « Un ensemble qui ne disposerait que de ses éléments propres pour se définir ne fera jamais une totalité. Il ne peut se boucler que du dehors et par en dessus (...) Quand on pousse jusqu'au bout le sens de l'Etat, on obtient Dieu. » 12. Cela ne signifie pas que la religion de la monarchie s'en trouverait justifiée, au nom du fait que ce phénomène de religiosité séculière est présent dans d'autres sociétés. A notre sens, la religion de la monarchie s'en trouverait justifiée si le sacré qu'elle amène à se déployer pouvait être vécu dans la tolérance, l'ouverture, la désacralisation que, d'ailleurs, le Christianisme authentique promeut à la suite des diatribes des prophètes contre les idoles et toute sacralisation de ce qui est créé. La figure centrale du Christianisme, c'est la croix, ce « mythe brisé » (ou « barré ») selon Tillich 13 , dont le sens est justement de récuser, par avance, toute prétention du créé à incarner l' « Ultimate Concern », c'est-à-dire la « préoccupation ultime », ce qui nous requiert absolument et qui est, selon Tillich, présent en toute existence, croyante en Dieu, athée ou agnostique. Le théologien Paul Tillich s'est longuement et à plusieurs reprises penché sur cette perversion idolâtrique de la Foi. Il écrit notamment: "Les symboles religieux suggèrent ce qui les transcende tous. Mais parce qu'en tant que symboles, ils participent à ce qu'ils suggèrent, la raison humaine les met à la place de ce qu'ils doivent suggérer et en fait des absolus. Au même instant, ils deviennent des idoles. Rendre un culte aux idoles, n'est rien d'autre que faire un absolu des symboles du sacré et les identifier avec le sacré lui-même. De cette manière, il se peut par exemple que des personnes saintes deviennent des idoles 14. Dans les analyses de Guyot, Debray, Piette, la distinction de Tillich ou Voegelin entre la relation idolâtrique au sacré et la relation authentiquement religieuse n'est jamais faite. Pour notre malheur de citoyens, de croyants, l'Eglise belge, dans ses pratiques, l'ignore aussi. Elle trahit donc l'Evangile.
Envisager la Foi chrétienne d'une manière non-idolâtrique ou laïque, c'est la même chose. Il est possible aussi d'envisager une appartenance nationale où la Nation ne soit plus une idole. Mais, pour cela, il faut que la majesté qu'elle se donne comme Cité humaine, soit aussi un « mythe brisé ». A notre sens, cette condition est réalisée lorsque toutes les instances de l'Etat sont soumises à révision et à critique. C'est la signification du « patriotique constitutionnel » d'Habermas ou de l'identité postnationale chère à J. M. Ferry. Encore une fois, ici, la comparaison avec la France s'impose. Nous avons dit les réserves que nous avions vis-à-vis de la République à la française. Mais force est de constater que le Président de la République en France n'est pas sacralisé comme l'est le Chef de l'Etat en Belgique, puisqu'il est soumis, perpétuellement, à la critique et aux moqueries des émissions télévisées ad hoc. Que son pouvoir soit plus grand, que la Ve République soit plus autoritaire que le système belge n'enlève rien à ces remarques: ce ne sont pas seulement deux systèmes juridico-politiques que nous comparons, mais des systèmes différents de célébration du chef, deux théologies presque...
Le système belge maintient en son centre un pouvoir presque intouchable: la manière dont les médias ont couvert les funérailles du roi l'indique bien. Il fut facile dans ce contexte de faire taire les voix discordantes, de recourir à la censure, ouvertement, comme à l'égard de Charlie-Hebdo, ou indirectement, comme dans les commentaires suivant le cri « Vive la République d'Europe! » lancé par Van Rossem lors de la prestation du serment constitutionnel d'Albert II. N'oublions pas que les gens qui critiquent le roi en Belgique ne s'exposent certes plus à des poursuites. Mais ce ne fut pas toujours le cas, et l'interdiction de l'outrage à la monarchie conduisit des parlementaires en prison, encore avant la deuxième guerre mondiale. Les lettres anonymes et autres menaces reçues à la rédaction de République, les menaces de mort que reçut aussi un journal comme Le Peuple, l'espèce de quarantaine que certains subissent dans leurs familles s'ils sont opposés au roi, font penser que cette interdiction, qu'il serait de toute façon difficile d'appliquer ouvertement, a été comme intériorisée par une part de la société belge. Cette intériorisation n'est si forte que parce que la gauche et les progressistes considèrent (ou croient considérer) la question de la monarchie comme secondaire. On notera par exemple que les diverses publications critiques sur la monarchie, depuis 1990 environ, année où la contestation s'est quelque peu réveillée, portent, en général, non sur le roi lui-même, mais sur la manière dont les Belges vénèrent parfois le roi. Le plus souvent, l'institution monarchique en elle-même est épargnée. Serge Deruette a pu écrire que l'on avait ajouté un tabou au tabou royal, le tabou qui a longtemps empêché de parler des événements du mois de juillet 1950. La presse réactionnaire ne se contente pas de clouer au pilori ceux qui critiqueraient la monarchie (ils sont d'ailleurs si peu que le travail est vite fait): elle s'en prend vivement à ceux qui contestent la manière dont les Belges ont rendu hommage au roi Baudouin Ier lors de sa mort. Le tabou est lui-même protégé par ce que l'on pourrait appeler un « avant-tabou ».
Religion séculière et religion catholique
Cette « transcendance » sociale (ou de la société), est créatrice de sacré. Pour J.C. Guyot, cette transcendance, « laïque » si l'on peut dire, et la transcendance religieuse se sont mêlées à la mort du roi Baudouin Ier. L'effet religieux de cet événement (religiosité séculière ou religiosité classique), découle de la chose. N'importe quel événement exceptionnel appelle à une certaine sacralisation (ne fût-ce qu'à travers les humbles rites de la vie familiale). Il était plus impérieux encore de sacraliser un événement, certes chargé de présence (l'image du roi est omniprésente dans la vie quotidienne des gens et pas seulement en raison de son apparition quotidienne à la télévision, mais aussi sur les timbres, la monnaie etc.), mais n'ayant qu'une signification très limitée en termes rationnels avouables et explicites (le pouvoir d'influence via le cabinet du roi essentiellement).
La religion séculière se porte au secours de l'inanité de la monarchie en occultant justement le rapport avec le réel concret, celui des « gens », d'un pays, d'un peuple, à cette époque, prosternés, donc annulés. Le sacré empêche de voir que le règne d'un roi (ou la nomination d'un évêque), sont le fait d'hommes et de femmes de chair et de sang et non pas d'un dieu. L'intérêt de la chose c'est que, sur ces personnes sacrées que sont le roi, les membres de sa famille, il devienne déplacé de se poser et de poser des questions 15 . Il y a là un intérêt vital; en effet, quelles sont les questions que l'on pourrait se poser sur la monarchie, auxquelles on obtiendrait des réponses sans en enrayer le fonctionnement? A notre connaissance, Pierre-Philippe Druet est l'un des rares monarchistes qui propose une argumentation rationnelle en faveur de la monarchie belge 16. Le fait que, dans la sociologie de Boltanski et Thévenot, le système de la monarchie peut renvoyer à un système de Cité rationnelle, ne signifie pas que la monarchie s'en trouve justifiée rationnellement en tant que telle. Nous avons seulement voulu dire, en utilisant ces deux auteurs, que la monarchie fonctionne sur la base des principes qui sont ceux de la Cité domestique, et qu'elle incarne par excellence cette Cité domestique. Mais cela ne signifie pas que la monarchie, en elle-même, serait rationnelle: elle diffuse un système qui est rationnel et se fonde sur lui, sans cesser d'usurper la dignité des citoyens.
Pour J.C. Guyot, ce qui rendit singulière la religiosité manifestée à l'occasion de la mort de Baudouin Ier, par rapport à tous les cas de figure de syncrétisme politico-religieux analysés par Albert Piette, c'est le caractère privé de la religion du roi qui, d'ailleurs, dans une société pluraliste comme la société belge, aurait rendu acceptable l'intrusion de la religion catholique et de l'Eglise dans l'espace public, en tant que maîtres de cérémonie étatiques. J.C. Guyot estime que la religion du roi a été rendue acceptable de manière analogue lors du refus de signer la loi dépénalisant partiellement l'avortement en avril 1990.
Mais on peut discuter du caractère privé de la religion du roi. D'abord, très simplement et trivialement, parce que cette religion d'un personnage public, dans le cas de Baudouin Ier, a largement quitté le domaine privé lors de l'affaire de l'avortement en 1990 et lors de sa mort, bien plus largement qu'elle n'a quitté la vie privée d'un De Gaulle en 1970, par exemple, ou de n'importe quel autre personnage public et catholique en Belgique. L'enterrement laïque ou catholique des personnages les plus prestigieux ne fait nullement de leur option philosophique ou de leur option religieuse, une philosophie ou une religion d'Etat. C'est le moment de noter que les parents des victimes de la catastrophe minière du fief de Lambrechies au Borinage, en 1935, croyants et laïques, refusèrent que la cérémonie de leur enterrement revête un caractère public qui put cependant se concrétiser avec les deux seules familles de mineurs qui l'acceptèrent. Les cérémonies qui eurent lieu alors associèrent le ministre du travail et le Cardinal Van Roey. Voilà des gens qui avaient, sans aucun doute, "donné leur vie au pays" (ainsi que le répète le Cardinal Danneels à propos de Baudouin Ier) mais dont les familles s'arrangèrent pour les faire échapper à toute récupération 17.
Mais il y a aussi une raison plus profonde. C'est le lien entre la personne et l'institution dans le cas de la monarchie. On le voit, à nouveau très simplement, dans les conversations ordinaires, où il est très difficile de se dire républicain sans s'entendre signifier que l'on "n'aime pas le roi", comme si l'opposition à une institution ne pouvait venir que de l'opposition à celui qui l'incarne, l'opposition à l'individu qui l'incarne entraînant, en sens inverse, l'opposition à l'institution. Quelle énorme différence avec les institutions démocratiques! Différence tellement simple qu'on finit par la perdre de vue. L'opposition à tel ministre, tel député, tel chef de parti, tel parti, tel groupe de parlementaires, tels ministres... n'entraîne nullement d'imputation semblable. Si l'on a des reproches graves à formuler au président du Sénat ou de la Chambre, et même à la plupart des gens qu'ils président, on risque peu d'être automatiquement considéré comme un adversaire du système démocratique et parlementaire...
Le lien entre la monarchie/institution et la monarchie/individu
Au contraire, la personne du roi lui-même fait partie intégrante de l'institution, jusqu'à ces détails vestimentaires évoqués par André Molitor. Le roi est un mythe au sens de Barthes 18 . C'est-à-dire une réalité concrète et historique (le roi comme individu), appartenant à un langage premier, comme la célèbre photo évoquée par Barthes du soldat noir saluant le drapeau français en première page de Paris-Match. Cette photo, au niveau du langage premier, signifie: image d'un soldat né en Afrique, engagé dans l'armée et posant un geste militaire.
Dans le langage premier, le lien entre le signifiant et le signifié, par exemple entre « arbre » (signifiant), et l'idée d'arbre (signifié), est arbitraire. Ce lien avec le signifié « arbre », qui s'établit par l'intermédiaire des cinq lettres du mot "arbre", pourrait aussi s'instaurer par l'intermédiaire du mot néerlandais « boom » ou du mot anglais « tree ». De même, pour désigner le soldat noir de notre exemple, on pourrait trouver d'autres signes. Ce qui rend la photo mythique, c'est que, après que son signifiant et son signifié aient été confondus pour former le signifiant dans un métalangage, dans un langage se nourrissant du langage premier et comme le colonisant, elle devienne le signifiant obligatoire du concept de l'impérialisme français. Cette photo du soldat-noir-saluant-le-drapeau-français, visionnée, en 1956, sur la page de couverture de Paris-Match, suggère invinciblement l'idée que l'Empire français est quelque chose de naturel. Et ce caractère naturel est suggéré par le lien nécessaire (et non plus contingent ou arbitraire comme dans le cas de « tree », « boom » ou « arbre »), entre le signifiant de la fameuse photo et son signifié, ce que Barthes appelle son « concept »: l' « impérialité » française dans le cas de la photo (le recours au néologisme est incontournable), comme la « basquité » de certains chalets construits comme au Pays basque, pour « faire basque », la « gouvernementalité » du titre à la une d'un grand quotidien pro-gouvernemental suite à une politique de relance « PRIX.LA BAISSE EST AMORCEE »... Nous pourrions parler de même de la « belgité » 19 liée au moindre des faits et gestes du roi. Le caractère privé de la religion du roi ne peut justement rester privé. Il est nécessairement public.
Une religion « chaude » depuis 1950
Se fondant sur d'autres théoriciens des religions séculières, J.C. Guyot écrit, à tort nous semble-t-il, que la religion de la monarchie (et de la Belgique) s'est revivifiée en 93 comme elle s'était revivifiée avec la mutation d'Albert Ier en Roi-Chevalier dans le contexte patriotique de la guerre, à la suite d'un refroidissement de la même religiosité, lié à la monarchie détestée de Léopold II. A notre sens, ce n'est pas au moment de ses funérailles seulement que le roi Baudouin avait recréé une religion « chaude », mais depuis bien plus longtemps, voire même, peut-être, depuis le premier jour de son règne, quand les partis se mirent d'accord pour faire le silence sur les événements qui avaient gravement endommagé la mythologie royale autour de Léopold III. En 1960 lors de son mariage, en 1976 au Heysel lors des 25 ans de son règne; enfin, depuis longtemps, lors des visites du roi et de la reine, la religion du roi s'était déjà depuis longtemps rétablie.Il suffisait pour cela de voir les faces extasiées des hommes et femmes accueillant la reine en telle petite ferme du Hainaut au printemps 88 (20), ou les mêmes expressions de visage, trahissant les mêmes émotions démesurées, lors du centième anniversaire du journal Le Soir en 1987 .
Il est consternant pour un croyant de voir à quel point une Eglise catholique en perte de vitesse s'est ruée sur ce sacré séculier qui lui donnait l'occasion de déployer son propre sacré sur tous les médias, avec la complicité de la Reine. A moins que l'Eglise catholique ne soit fondamentalement incapable de fonctionner pour les raisons qu'elle se donne en principe: annoncer Jésus-Christ, un Dieu qui, étant Esprit, est au-delà de toutes les déterminations...
Monarchie et dette publique
L'avantage de la monarchie belge est d'être un régime mariant modernité et archaïsme en une sorte de technologie politique de pointe dont l'avènement des républiques un peu partout n'a pas émoussé la nouveauté ni la modernité (la seule menace réelle furent les événements de 1950 et, aujourd'hui, les problèmes communautaires). Ce que peut nous faire comprendre la démarche d'un Marc Richir, c'est que la monarchie belge jouit de cet avantage supplémentaire, vis-à-vis des catholiques, de ne pas devoir entrer en conflit avec l'Eglise catholique et même d'en être une servante fidèle. Mais cet avantage vis-à-vis des catholiques - et compte non tenu ici de l'affaire de l'avortement de 1990 que l'on a tendance à oublier -, ne se paie pas nécessairement d'un déficit de crédibilité trop grave vis-à-vis des laïques. La monarchie belge, aussi liée à l'Eglise qu'elle puisse sembler, se doit tout de même de demeurer laïque à certains égards. Un peu d'ailleurs comme elle mariait dès 1831 archaïsme (en tant que monarchie, inévitablement), et modernité (en tant que monarchie parlementaire). Contrairement aux autres pays, rappelons-le, tout cela fut institué directement: alors qu'en Suède, Angleterre, Danemark... le Parlement a pris de l'influence en s'opposant à la monarchie à la suite d'une longue évolution. Cet accord des origines, chez nous, empêche qu'il y ait contentieux entre le Parlement et la monarchie, mais empêche aussi que les deux institutions ne se distinguent fortement. Grâce à cet accord, la monarchie peut paraître chez nous avec plus de crédit moral que le Parlement puisque celui-ci n'a jamais rien conquis contre le roi. En revanche, la classe ouvrière, notamment, a combattu le Parlement bourgeois...
La monarchie belge met d'accord catholiques et laïques, anciens et modernes. Cela renvoie encore à ce que nous disions, dans le tract de présentation du livre Les faces cachées de la monarchie belge, du mécanisme à double duperie qu'elle met en place: elle apparaît comme crédible aux yeux de ceux qui la révèrent et comme "inutile" aux yeux de ceux qui réfléchissent. Système très efficace puisque trompant ceux que nous pourrions appeler les "catholiques" et ceux que nous pourrions appeler les « laïques ». Souvent, le pouvoir le plus grand est le pouvoir qui n'apparaît pas comme pouvoir. Le Monde du 22 mai 1992 décrivait le roi de Thaïlande comme « d'autant plus populaire qu'il n'a pas de pouvoir ». Mais comment peut-on être populaire et n'avoir pas de pouvoir? La critique de la monarchie belge apparaît ainsi comme une tâche politique et philosophique fondamentale. Le christianisme dont elle se réclame n'est certainement pas celui du Dieu des pauvres tués en 1950, « tués » par les politiques de régression sociale, par la dette de l'Etat. En faisant croire que les citoyens sont redevables d'une dette - sans cesse à rembourser depuis des décennies -, on reproduit, sur le plan économique et social, la perversion du message chrétien opérée par l'Eglise et la monarchie: persuader les hommes qu'ils ont quelque chose à rendre indéfiniment à un Père. La dette « concrète », la dette « publique » - avec son corollaire, le caractère soi-disant indépassable du capitalisme -, se légitime à travers les mêmes mécanismes que ceux de la superstition cléricale ou monarchique, mécanismes de soumission et de dévotion.
Cet examen de l'adhésion catholique à la monarchie (du moins de la majorité des catholiques car c'est sans doute des rangs des catholiques authentiques que s'élèvera, un jour, la plus solennelle protestation contre le caractère superstitieux du culte de la monarchie), achève de nous convaincre que la Belgique est un foyer clos destiné à dépérir dans l'insignifiance, à l'ombre d'une monarchie étouffante. La République n'est pas qu'un idéal, elle est une nécessité vitale pour les peuples composant ce qu'il faut encore bien appeler la Belgique. C'est très vital également pour la religion vécue dans ce pays. La laïcité permet aux croyants de transcender ce que leur foi a encore de trop mêlé aux superstitions terrestres ou à « César ». En Belgique, on ne rend pas à César ce qui est à César ni à Dieu ce qui est à Dieu. On rend à un César qui a le visage d'un saint, ce qui n'est qu'à Dieu. Pourquoi les catholiques soutiennent-ils tant la monarchie? Parce qu'ils ne sont pas catholiques.
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- 1. R.Maddens, De monarchie en de publieke opinie in België, in Het koningschap in het parlementair stelsel, n° spécial de Res Publica, Leuven, 1991, pp. 135-176.
- 2. Clément Rosset, Le philosophe et les sortilèges, Minuit, Paris, 1985, page 31.
- 3. Jules Michelet cité par Marc Richir in Du sublime en politique, Paris, Payot, 1991, p.13.
- 4. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger , Paris, Vrin, 1968, p.85.
- 5. Marc Richir, op. cit., p. 458.
- 6. Dostoïevsky, Les frères Karamazov, Tome I, Folio, Paris, 1973, p. 352.
- 7. Marc Richir op. cit., p. 89.
- 8. Ibidem, p. 100.
- 9. Pascal Zecha, L'éclipse royale, in Les faces cachées de la monarchie belge, Walhain-Quenast, 1991, p. 228.
- 10. Marc Lits (directeur) La mort du roi..., EVO, Bruxelles, 1994. Voir dans ce livre collectif l'article de Jean-Claude Guyot, De la religiosité politique, pp. 111-121.
- 11. Eric Voegelin, Les religions politiques, Cerf (collection « Humanités »), Paris, 1994, voir surtout pp. 85-104.
- 12. Régis Debray, Le Scribe, Grasset, Paris, 1980, pp. 67 et 69.
- 13. Paul Tillich, Dynamique de la Foi, Casterman, Tournai, 1968, p. 66; Théologie de la culture, Planète, 1968, pp. 124 et suivantes
- 14. Paul Tillich, La dimension oubliée, Desclée de Brouwer, Bruges, 1969, p.89.
- 15. Luc Vandendorpe, L'abdication symbolique de la société, République, n° 13, 2e année, Enghien 1994, pp. 1 et 4.
- 16. Pierre-Philippe Druet, Des arguments en faveur de la monarchie, in République, novembre-décembre 1993, p. 3.
- 17. Léon Fourmanoit, 1934, L'année du fief de Lambrechies, ASBL, Mémoire Ouvrière Boraine, Mons, 1984, pp. 82 et 90.
- 18. ) Roland Barthes, Mythologies, Seuil, Paris, 1957.
- 19. José Fontaine, Duplicités structurales et déclin de la monarchie, in Toudi, n° 5, Quenast, 1991. Dans cet article j'ai résumé l'utilisation que je fais de la notion de mythe chez Barthes dans Le secret de la monarchie belge. in TOUDI, n° 2, Quenast, 1988.