La finance mondiale et sa crise
Nous vivons, on ne cesse de nous le rappeler, à l'heure de la «globalisation». Marché mondial, économie mondiale, internationalisation du capital, firmes transnationales, etc., telles sont quelques unes des nombreuses manifestations de cette tendance de fond. A n'en pas douter, c'est la sphère financière qui constitue la pointe avancée de ce mouvement d'internationalisation. Un chiffre suffira à illustrer la profondeur du phénomène: chaque jour, en moyenne, de 1.300 à 1.500 milliards de dollars transitent par les marchés des changes, soit davantage par exemple que le revenu de la France durant toute une année. Il n'est donc pas exagéré de parler d'un espace financier véritablement mondial, même si, bien entendu, il existe encore et toujours des marchés financiers nationaux.
Pour autant, un tel espace n'est pas tombé du ciel comme par enchantement. Il a une histoire et une histoire qui n'est pas qu'économique, où les rapports de force, politiques notamment, tiennent une grande place. Certes, il trouve ses origines immédiates dans les mesures de libéralisation et de dérégulation prises par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne au début des années quatre-vingt. Mais, pour bien comprendre les conditions de sa constitution, il faut remonter plus haut: au système monétaire mis en place à Bretton Woods en 1944.
Bretton Woods et ses conséquences
Bretton Woods est ce petit village du New-Hampshire aux Etats-Unis, où quarante-quatre pays alliés se sont réunis à l'invitation du président Roosevelt, du 1er au 22 juillet 1944, pour définir le visage financier et économique du monde de l'après-guerre.
Deux institutions, qui existent encore aujourd'hui, y ont vu le jour: le Fonds Monétaire International (F.M.I) et la Banque mondiale (B.I.R.D). Surtout, la Conférence a organisé le système monétaire international qui a prévalu, non sans inflexion, on va le voir, jusqu'en 1971.
Sans entrer dans les détails, contentons-nous de signaler deux éléments essentiels du système mis en place par Bretton Woods:
- l'or reste à la base de tout l'édifice, puisque la parité de chaque monnaie est définie par un certain poids d'or (ainsi, par exemple, le dollar américain "vaut" un trente cinquième d'une once d'or de 31,10348 grammes) d'une once - soit 31,10348 grammes - d'or;
- la règle générale est celle des parités (c'est-à-dire de valeurs-or des monnaies) fixes; ainsi les pays membres doivent intervenir sur tous les marchés des changes de manière à éviter que les cours de marché ne s'écartent des parités bilatérales de plus de 1% à la hausse ou à la baisse (par exemple, la parité du franc belge était de 50 F contre un dollar; dès lors, chaque fois que le dollar menaçait de coter en dessous de 49,5 F ou au-dessus de 50,5 F, les autorités monétaires de la Belgique devaient intervenir).
Compte tenu du rôle joué par le métal jaune, le système organisé par Bretton Woods relève de ce que l'on appelle l'étalon-or. Cependant, deux clauses figurant dans les statuts du F.M.I allaient permettre de le transformer en un étalon-dollar: la première de ces clauses donnait la possibilité à chaque pays de déclarer sa parité monétaire soit en or soit «en dollars des Etats-Unis du poids et du titre en vigueur le 1er juillet 1944», c'est-à-dire 35 dollars l'once; la seconde permettait de dispenser de l'obligation d'intervenir sur les marchés des changes tout pays qui vend et achète de l'or contre sa monnaie à la parité-or déclarée de cette dernière.
Or, dès 1947, le secrétaire au Trésor des Etats-Unis, par une lettre adressée au directeur général du Fonds monétaire, assurait que son pays vendrait et achèterait de l'or contre des dollars au prix de 35 $ l'once, à toute banque centrale qui en ferait la demande. 1
De la sorte, trois années seulement après Bretton Woods, un véritable étalon-dollar était en place. Les Etats-Unis étaient désormais le seul pays au monde qui pouvait ne pas défendre la parité de sa monnaie vis-à-vis des autres monnaies, moyennant l'engagement solennel de racheter les dollars au taux de 35 dollars pour une once d'or.
On voit immédiatement une des faiblesses de toute cette construction. En effet, elle n'est tenable que si les Etats-Unis disposent de suffisamment d'or à échanger contre leur monnaie.
Une autre faiblesse, liée à la précédente, est moins apparente, mais tout aussi réelle: il s'agit de l'absence de mécanisme régulateur des liquidités internationales. En effet, supposons, pour être concret, qu'un pays connaisse un problème de balance des paiements, en l'occurrence que le solde de ses opérations avec l'étranger soit négatif (voir l'encadré pour la signification de ces différents termes). Dans un premier temps, le pays en question peut puiser dans ses réserves d'or, puis ensuite s'adresser au Fonds Monétaire International pour obtenir les devises dont il a besoin. Le Fonds dispose en effet de ressources qui lui sont apportées par les pays membres, chacun de ceux-ci devant verser une certaine somme sous la forme d'un quart en or et de trois quarts dans sa monnaie nationale, somme déterminée par un quota. 2
Cependant, les sommes ainsi prêtées par le Fonds n'ont jamais été très importantes, tandis que les réserves en or des différents pays - mis à part les Etats-Unis qui en disposaient d'importantes - étaient fort limitées, surtout au sortir de la guerre. Comment, dans ces conditions, financer les déficits, fussent-ils transitoires, des pays dont les comptes extérieurs étaient négatifs?
En pratique, la question devait trouver sa réponse de la manière suivante: le déficit américain des paiements permit d'approvisionner le monde entier en dollars; comme ces dollars étaient aussi «bons» que l'or, puisque les Américains s'étaient engagés à les racheter au taux de 35 dollars l'once d'or, il n'y avait apparemment pas de problèmes. Sauf que, pour être viable, le système supposait que les États-Unis achètent du métal jaune pour couvrir l'émission croissante de dollars. Or, ils ne le firent pas pour toutes sortes de raisons parmi lesquelles l'insuffisante rentabilité de la production de l'or à 35$ dollars l'once.
Aussi le déficit américain des paiements, loin de permettre un fonctionnement harmonieux du système monétaire international, en constituait au contraire le talon d'Achille. Il ne fallait pas être économiste pour comprendre qu'un jour ou l'autre, l'écart entre le stock d'or déposé à Fort Knox et le stock de dollars baladeurs finirait par avoir raison de toute la construction mise en place à Bretton Woods. Mais avant d'examiner cette chute finale, il faut dire quelques mots sur une autre conséquence du déficit permanent des États-Unis: le développement extrêmement rapide d'un marché nouveau, fortement spéculatif, aux proportions véritablement gigantesques celui des eurodollars et ce, dès 1958.
Les eurodollars
Dissipons immédiatement tout malentendu terminologique. Un eurodollar, ce n'est rien d'autre qu'un dollar américain placé dans une banque extérieure aux États-Unis, en l'espèce européenne. Mais, direz-vous, pourquoi dépose-t-on des dollars dans une banque européenne plutôt qu'américaine? Réponse: tout simplement parce que le taux d'intérêt sur le dépôt est plus élevé dans la première que dans la seconde.
Bien entendu, c'est une lapalissade, pour déposer des dollars encore faut-il en posséder. Or, cela n'était guère possible avant 1958. Par contre, cette année-là, deux faits majeurs vont intervenir qui favoriseront la détention de dollars par des banques, des entreprises, etc., non américaines (des non-résidents comme l'on dit dans le jargon d'aujourd'hui):
- fin décembre 1958, c'est le retour à la convertibilité externe des monnaies pour les dix pays les plus riches du monde, ce qui signifie très concrètement que tout un chacun peut, par exemple, changer des francs belges contre n'importe quelle autre monnaie (convertible); de plus, en ce qui concerne les banques commerciales, elles ne sont plus tenues de céder les devises qu'elles détiennent à leur banque centrale; dans ces conditions, il n'est pas étonnant que les dépôts en dollars dans les banques commerciales des dix aient connu un grand bond en avant;
- c'est aussi en 1958 que les États-Unis enregistrent pour la première fois, un déficit de leur balance des paiements; traditionnellement, leur balance commerciale, c'est-à-dire la différence entre leurs exportations et leurs importations de biens et services, était excédentaire; par contre, la balance globale présente en 1958 un déficit dû essentiellement à trois facteurs: les dépenses militaires extérieures, les aides gouvernementales et les investissements à l'étranger; par la suite, ce déficit devait s'amplifier et se muer au début des années septante en déficit commercial; c'est ce déficit, on l'a signalé, qui alimenta les banques centrales européennes en liquidités internationales et qui, de plus, approvisionna le marché des eurodollars en billets verts.
Toujours est-il que, comme l'indique le tableau suivant, la croissance du marché des euro-dollars fut extraordinairement rapide.
Crédits en dollars au bilan Taux de croissance
des eurobanques (milliards) annuel (en %)
1965 12 -
1970 60 38
1975 190 26
1980 520 22
Source: Jean Denizet, Le dollar.
La masse des dollars baladeurs était si considérable qu'elle a fourni la matière première nécessaire à la spéculation sur grande échelle et rendu difficile l'activité de régulation des banques centrales. Comme l'écrit Jean Denizet, «cet immense réservoir de disponibilités en dollars dans lequel les trésoreries des grandes banques commerciales ont pu presque constamment puiser à partir du début des années soixante, a créé pour elles un climat d'abondance de ressources qui leur permettait d'échapper au contrôle de leur banque centrale». 3. Ce sont ces ressources qui allaient être utilisées pour dynamiter le système monétaire international axé sur les changes fixes.
La fin de l'étalon de change-or
On a déjà signalé que le déficit de la balance américaine des paiements avait permis d'approvisionner l'économie mondiale en dollars, mais que, dans la mesure où il se maintenait, il devait conduire à une situation véritablement explosive, la quantité d'or détenue par les États-Unis devenant insuffisante pour couvrir leurs engagements.
Or, il se fait que, dans la deuxième moitié des années soixante, l'excédent commercial des Etats-Unis s'amenuise et que leur déficit global s'accroît. En 1966, leurs réserves d'or se montaient à 14 milliards de dollars, tandis que le total des avoirs en dollars détenus par les opérateurs étrangers dépassait les 25 milliards. Circonstance aggravante, certains détenteurs de dollars avaient tendance à s'en défaire et à les échanger contre de l'or. Les États-Unis réagirent alors en faisant clairement comprendre que les demandes de conversion de dollars en or seraient considérées comme un geste inamical à leur égard. Ces pressions «amicales» furent d'ailleurs couronnées de succès puisque seul De Gaulle parmi les chefs d'État alliés de la grande puissance de l'hémisphère nord, passa outre.
Cependant, rien n'y fit, la situation continuait à se dégrader. Comme l'indique Dam, fin 1970, l'encaisse-or des Américains était de 1,1 milliards de dollars et leurs engagements de 47 milliards. 4 (4) L'écart était trop grand; la promesse des Etats-Unis de racheter les dollars contre de l'or n'était pas crédible. La goutte d'eau qui fit déborder le vase, ce fut l'annonce, en 1971, que la balance commerciale américaine, c'est-à-dire les exportations de biens et services moins les importations correspondantes, était déficitaire. Cependant, avec le recul, on peut à bon droit soutenir que les Américains ont laissé s'aggraver leur déficit pour contraindre le Japon et l'Europe, en particulier l'Allemagne, à réévaluer leur monnaie. Une telle politique porte d'ailleurs un nom: benign neglect, négligence bénigne.
Quoi qu'il en soit, le 15 août 1971, le président Richard Nixon, surnommé «tricky», c'est-à-dire le rusé, annonce au monde médusé la fin de la convertibilité du dollar en or ainsi qu'un ensemble de mesures, parmi lesquelles une surtaxe de 10% sur les importations, surtaxe utilisée à nouveau comme une menace pour pousser les Européens et Japonais à réévaluer leur monnaie par rapport au dollar.
Ce fameux jour d'août 1971 représente à coup sûr une date historique. Non seulement c'est la fin de l'étalon de change-or, de l'utilisation du dollar comme équivalent de l'or, mais c'est également la fin d'une monnaie qui soit un bien matériel réel. Désormais, la monnaie, quelle qu'elle soit, n'a plus de valeur propre; elle ne dépend plus de la quantité d'or enfouie dans les caves de Fort Knox ou d'une quelconque banque centrale; elle ne vaut que par la confiance qu'on lui accorde.
Les taux de change flottants
Il faudra attendre encore près de deux ans après le «coup» de Nixon pour que la fixité des cours des monnaies, pierre cardinale de Bretton Woods, soit abandonnée. Exactement jusqu'au dimanche 11 mars 1973, jour où les Ministres des Finances de l'Europe des Neuf annoncèrent un flottement commun de leurs monnaies par rapport au dollar.
Dès ce moment, une nouvelle ère monétaire commençait - la nôtre, parfaitement caractérisée par une phrase du secrétaire au Trésor de Nixon, John Connally, Démocrate texan passé avec armes et bagages chez les Républicains, qui s'était écrié en parlant du dollar: «C'est notre monnaie, mais c'est votre problème» (It's our currency but it is your problem).
Mais avant d'examiner les conséquences des taux flottants, voyons d'abord ce qu'ils sont. D'une manière générale, le taux de change est un prix, le prix d'une monnaie exprimé en une autre monnaie. Lorsque la demande de cette monnaie s'accroît par rapport à son offre, son cours du change augmente; autrement dit, elle devient plus chère, elle s'apprécie. C'est évidemment le contraire qui se produit lorsque l'offre d'une monnaie, pour un cours donné, est supérieure à sa demande: elle se déprécie. La proposition essentielle des partisans des taux de change flottants est de laisser aux marchés - en l'occurrence les marchés des changes - le soin de fixer le prix des différentes monnaies. Donc, plus besoin d'intervention des banques centrales, plus besoin non plus de contrôle des changes, laissons faire le marché! On comprend immédiatement que les «flexibilistes» se recrutent parmi les partisans du néo-libéralisme, les thuriféraires du «tout au marché». Et de fait, leur principal avocat est Milton Friedman, économiste de Chicago, ultra-libéral et monétariste tout à la fois.
Discuter des mérites et des défauts d'un système de taux de change flottants serait utile, mais sortirait du cadre de cet article. Contentons-nous, en conséquence, de relever la caractéristique principale des marchés des changes régis par des taux flottants, savoir: ce sont des marchés essentiellement spéculatifs, tout comme les marchés d'actions.
Keynes, qui en connaissait un brin sur ce type de marchés, avait déjà parfaitement décrit leur fonctionnement en 1936: «La technique du placement peut être comparée à ces concours organisés par les journaux où les participants ont à choisir les six plus jolis visages parmi une centaine de photographies, le prix étant attribué à celui dont les préférences s'approchent le plus de la sélection moyenne opérée par l'ensemble des concurrents. Chaque concurrent doit donc choisir non les visages qu'il juge lui-même les plus jolis, mais ceux qu'il estime les plus propres à obtenir le suffrage des autres concurrents.» 5 Transposons: les marchés des changes non contrôlés, flexibles, laissés à eux-mêmes, ne permettent pas de déterminer la valeur fondamentale d'une monnaie par rapport à une autre; les cours y sont fixés en fonction de l'opinion moyenne des opérateurs quant à leur évolution future et cette opinion est changeante, versatile, soumise aux bruits et aux rumeurs. Bref, ce qui domine, c'est la vieille formule boursière: «la hausse appelle la hausse, la baisse appelle la baisse». Sur les marchés habituels, non spéculatifs, la hausse des prix accroît l'offre et diminue la demande, ce qui tend à rétablir l'équilibre. Par contre, sur les marchés spéculatifs, c'est le contraire qui se produit: la hausse des prix engendre un accroissement de la demande dû au fait que les acheteurs veulent bénéficier de cette hausse, tandis que l'offre baisse, les offrants conservant leurs titres ou leurs devises pour concrétiser, plus tard, le bénéfice réalisé. Il n'y a plus alors d'équilibre possible, c'est-à-dire d'ajustement de l'offre et de la demande, sur les marchés des changes. En témoignent les mouvements en yoyo du dollar, passant de 30 F sous Carter à 70 F sous Reagan avant de retomber à 31 F sous Clinton, puis à remonter à 39 F aujourd'hui, le tout avec déficit commercial important des Etats-Unis.
De surcroît, les marchés de change étant essentiellement spéculatifs, les mouvements spéculatifs, c'est-à-dire les mouvements de capitaux, ont rapidement pris le dessus sur les opérations purement commerciales. D'où l'énorme développement des transactions de change purement financières, développement qui ne se serait jamais produit sur cette échelle si les taux de change étaient restés fixes.
La voie était désormais pavée pour la grande dérégulation reaganienne du début des années quatre-vingts...
Voir aussi un livre récent
- 1. Voir Denizet J., Le dollar, Paris, Fayard, 1985, p. 33.
- 2. Le quota est lui-même fixé en fonction du produit national et du commerce international de chaque pays.
- 3. Le dollar..., p. 71.
- 4. Dam, K. W. , Le système monétaire international, Paris, P.U.F, 1985, p. 243.
- 5. ) Keynes, J. M. , Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, Payot, 1969, p. 168.