L' "ethnicity ", identité pelliculaire

République n°35, mars 1996


Plus nous connaissons de choses singulières, plus nous connaissons Dieu (Spinoza)

Marco Martiniello a entrepris de nous faire connaître l'abondante littérature américaine sur l' « ethnicity », concept étranger aux sciences humaines de langue française qui s'en méfient. L'auteur a l'immense mérite de nous initier à cette notion très utilisée en Amérique et dans les pays anglo-saxons 1.

Mais on pourrait se demander si le concept d'ethnicité n'est pas irrémédiablement lié à son origine américaine. L'auteur écrit que, dans la plupart des sociétés européennes, « la nation est perçue comme le résultat d'un cheminement historique ancien » alors que « l'histoire de la nation américaine est identifiée à l'épopée migratoire vers ce pays » (p.41).

Du racisme au « structuralisme »

M.Martiniello distingue les théories « naturalistes » et « primordialistes » de théories que nous appellerions, en patois européen, « structuralistes ». Parmi les naturalistes, la sociobiologie et, notamment, celle de Pierre van den Berghe qui lie l'ethnicité à quelque chose de génétique ce qui en fait un invariant transhistorique (pp. 31-34). A ces théories, comme aux théories primordialistes (pas nécessairement racistes), Marco Martiniello oppose, à juste titre, la contre-épreuve du métissage (p.115) et aussi l'idée que les primordialistes: renoncent à comprendre le caractère complexe de l'ethnicité, issu de relations sociales elles-mêmes complexes, imaginent une « ethnicité » enracinée dans l'irrationnel et l'obscur.

Certaines théories considèrent les groupes ethniques « comme des entités humaines relativement stables et caractérisés par une substance culturelle spécifique. » (p.41) Ces théories, M.Martiniello les nomme « substantialistes ». Elles peuvent prôner, soit le melting pot de ces populations dans la Nation américaine, soit le pluralisme culturel. A ces « substantialistes », M.Martiniello oppose ce que nous nommons les « structuralistes » (le mot n'est pas utilisé par l'auteur). L'essentiel pour ces théories, dont le Norvégien Barth est l'initiateur c'est, non pas la culture en ce qu'elle aurait d'original, mais ce qui la structure: « Les groupes ethniques sont des vaisseaux dont le contenu culturel qu'ils transportent peut varier d'un système socio-culturel à l'autre. La culture n'est pas une donnée. Elle est toujours un flux [...] Il faut [...] analyser comment des vaisseaux différents les uns des autres sont construits et pas ce qu'ils transportent. » (pp. 49-40). Sur ce lien avec la culture, l'auteur revient souvent, critiquant toujours ceux qui perçoivent la culture « comme une chose en soi, indépendamment des autres sphères de l'activité humaine [quelque chose de] donné, fixe et clos. » (p. 81).

Une vision discutable sur la culture et la nation

Certaines façons de parler de la culture suscite la perplexité comme le passage suivant: « A l'instar des frontières ethniques, la culture est construite par les actions des individus et des groupes en action avec la société plus large. Métaphoriquement, la construction de la culture est le processus par lequel les individus et les groupes remplissent leur chariot de supermarché ou le vaisseau de Barth... » (p.83). Formulons tout de suite notre critique fondamentale: il n'y a rien à redire à cette proposition sauf qu'elle fait de l'ethnicité (et de la nation comme on va le voir de suite) simplement quelque chose de dépendant, de sec, de « pelliculaire ». Quelque chose qui n'est même pas « relativement autonome », susceptible d'être porteur et de donner du sens. M.Martiniello a tendance à considérer le phénomène « nation » (toujours appelé « nationalisme », cela se discute) comme analogue à celui de l'ethnicité: « Plutôt que de considérer exclusivement le nationalisme comme une variable dépendante et l'ethnicité comme une variable indépendante, il y aurait intérêt à aussi les considérer toutes deux comme des variables dépendantes mettant en jeu des processus analogues d'identification. »(p.94). L'auteur part de l'expérience américaine où le choix d'une ethnie s'assimile presque au choix d'une religion dans un contexte de dédramatisation folklorique (sauf pour les Noirs!): « l'ethnicité des Blancs est aujourd'hui dans une large mesure une question d'identification individuelle volontaire, subjective, flexible et dynamique. » (p.99).

L'ethnicité, théorie caractéristique de l'ethnie américaine?

On doit avoir plus que des réticences vis-à-vis de la façon dont l'auteur critique des gens comme Montesquieu, Stuart Mill, Rousseau qui préconisent (du moins c'est ce que l'auteur leur fait dire), l'identité de la communauté politique et de la communauté ethnique (à notre sens ce n'est pas comme cela que les gens cités s'exprimeraient). « L'histoire" aurait montré" que la démocratie peut s'accommoder de la diversité ethnique et culturelle. » (p.119). L'auteur a sans doute raison s'il pense à sa propre conception de l'ethnie et de la nation dont il dit qu'il s'agit d'une forme « bénigne » (p.123) d'humanité. Les métaphores du bateau de Barth ou du chariot de super-marché sont éclairantes. A la limite, l'appartenance culturelle (comme l'appartenance religieuse chez les Anglo-Saxons), s'apparente au choix de la couleur d'une cravate (ce qui, parfois, chez les Américains, semble aussi indifférent que la religion à laquelle on appartient).

L'auteur considère que « la démarche scientifique est incompatible avec l'utilisation de concepts populaires. » (p.96) Mais se revendiquer d'une telle incompatibilité ne relève-t-il pas d'une théorie au fond très substantialiste du monde scientifique qui, lui, serait radicalement différent du « peuple » et de ses basses oeuvres? Les savants eux-mêmes ne formeraient-ils pas une ethnie si l'on suit M.Martiniello? Je crois que oui, sincèrement et au-delà de toute polémique facile, tellement ce concept d'ethnicité peut englober tout ce qui, aux yeux de l'auteur, n'est pas « substantiel » dans le phénomène humain: la diversité de tous les groupes qu'ils relèvent des cultures, religions, du sexe, des nations, civilisations etc.

On se demande si cette dédramatisation des identités (j'use de ce terme plutôt que de celui d'ethnicité parce qu'il est plus large et englobe de manière pertinente tout ce que M.Martiniello entend par « ethnicité »), n'a pas à la fois une fonction et un arrière-plan idéologique ou philosophique bien précis. La fonction: dans le contexte nord-américain, en raison de la cohésion nationale à atteindre, il est évident qu'il est urgent de minimiser les appartenances ethniques dans la mesure où, contrairement à l'Europe, telle que la pensent des gens comme Ferry, les Etats-Unis ne peuvent en réalité pas tolérer un pluralisme culturel. A ce moment, le plus efficace est de dire que toutes les cultures sont secondaires, ce qui en préserve (mais c'est un non-dit) une seule, la culture dominante (et pas seulement aux Etats-Unis). L'arrière-plan idéologique et philosophique: dans cet ouvrage sur l'ethnicité, c'est l'individualisme et l'empirisme anglo-saxons qui servent de boussole. Cet empirisme individualiste fonde le dédain de l'Etat, des formes républicaines des nations, le néolibéralisme, ce que le Canadien anglophone Charles Taylor pense même être du nihilisme. Depuis Ockam, la philosophie anglaise, c'est l'individu, son caractère absolu, indépendamment des appartenances subies et choisies. Les cultures humaines ne sont que configurations passagères. Les multiples formes que prend l'esprit selon les époques, les civilisations, les nations ne sont qu'arrangements d'atomes humains dont les interactions créent des formes d'humanité, aussi révocables et insignifiantes que ce que l'on empile dans un chariot de super-marché. Nous avons là, sans doute, le système au nom duquel l'Empire américain, notamment linguistique, s'apprête à happer le pauvre monde et ses "bénignes" ethnies, françaises, chinoises, allemandes, italiennes (etc!) et même... anglaises. Si toutes les civilisations sont à ce point contingentes, il en va de même de l'Américaine qui s'empoisonne elle-même en méprisant les autres. Et c'est désolant car l'Amérique de la Révolution de 1776, l'Amérique républicaine, l'Amérique tolérante vaut mieux que cela, est plus que cela. Tant pis! Mais je suis du côté de « Mister Smith goes to the Senate ».

Cette théorie de l'ethnicité est-elle humaniste?

Lorsque Marco Martiniello parle (un peu trop vite) de la « théorie démocratique » qui exigerait une certaine homogénéité « ethnique », nous avons dit qu'il utilisait ce terme d' « ethnie » en le mettant dans la bouche de Montesquieu, Rousseau, Stuart Mill. Il ne s'agit pas de dire ici que les civilisations (les ethnies dans le vocabulaire délétère de certains Américains), sont des substances. Nous avons peut-être moins peur de leur accorder beaucoup d'importance parce que, en Europe, nous avons moins à lutter contre les théories racistes qui biologisent les appartenances. Et nous pouvons leur attribuer plus d'importance aussi parce que l'appartenance à une culture, à telle ou telle nation, ne se sépare pas de la définition même de l'humanité. On peut rappeler à cet égard le mot de Ricoeur: « Le fait étrange, en effet, c'est qu'il y ait des cultures et non point une unique humanité. Le simple fait qu'il y ait des langages différents est déjà très troublant et semble indiquer qu'aussi haut que l'histoire permet de remonter on trouve déjà des figures historiques cohérentes et closes, des ensembles culturels constitués. D'emblée, semble-t-il, l'homme est autre que l'homme [...] l'humanité ne s'est pas constituée dans un seul style culturel, mais a "pris" dans des figures historiques cohérentes. » 2. Mais, pour Ricoeur, cette pluralité n'est pas encore le dernier mot. Il faut aller plus loin que les institutions, l'outillage objectif d'une civilisation (ce à quoi, à mon sens, M.Martiniello tend à réduire la « culture »), pour parvenir « jusqu'aux images stables, jusqu'aux rêves permanents qui constituent le fonds culturel d'un peuple et qui alimentent ses appréciations spontanées et ses réactions les moins élaborées à l'égard des situations traversées; images et symboles constituent ce qu'on pourrait appeler le fonds culturel d'un peuple. »3 . Ce que Ricoeur appelle encore « noyau éthico-mythique », mais qu'il ne considère pas comme le plus fondamental. Car ce « noyau éthico-mythique » doit se relancer sous l'action des créateurs (et peut-être des héros). Marco Martiniello reprocherait-il à Ricoeur d'enfouir l'identité, dont le philosophe français se réclame, « dans les abîmes mystérieux de la nature humaine »? Ou de rendre l'identité « inintelligible pour les sciences sociales » (p.38)? Quand Ricoeur parle de « mystère » d'un peuple, ce n'est pas pour sacrifier à l'irrationnel. Après tout, la première singularité humaine - la personne - est elle-même mystérieuse, parce que, libre, elle n'a pas de forme prévisible selon un déterminisme rigide. De même, Marc Richir parle de l'indéterminité du social, au nom justement du caractère ouvert des destins humains, individuels ou collectifs. Du métissage, qui est une magnifique preuve de l'absurdité du racisme, on pourrait rapprocher le caractère « sui generis » de la langue: aucune traduction n'est fidèle à 100%. Il y a quelque chose d'irréductible dans l'identité des langues. Cela ne veut pas dire qu'elles ne procéderaient pas d'un même fonds commun d'humanité. Toute langue est traduisible dans une autre langue: simplement, dans l'opération de traduction, quelque chose se perd. S'il y a des métissages culturels possibles, ils n'ont pas le caractère automatique des métissages ethniques, on le voit bien chez nous où le métissage culturel franco-flamand est un fait tandis que le métissage culturel wallo-flamand (un écrivain wallon s'exprimant en néerlandais), n'est pas impossible en principe mais ne se réalise pas. Tenir compte de cela n'est nullement substantialiste. C'est au contraire prendre la décision de rencontrer toute identité qui m'est étrange avec respect, avec perplexité, avec amour. Parce que l'on est en face de quelque chose d'irréductible en tant que phénomène humain, personnaliste. Un Blanc et une Noire donnent fatalement naissance à un métis et ces rencontres elles-mêmes sont fatales, tant mieux! En revanche, le métissage culturel suppose une décision bien plus fondamentale, engageant non seulement des individus, mais toute une collectivité, c'est-à-dire aussi le dialogue des libertés et, finalement, la démocratie.

L'ethnicité est-elle compatible avec la démocratie?

Ricoeur et toute la tradition philosophique continentale voient mieux que l'identité culturelle a étroitement partie liée avec ce que M.Martiniello appelle trop rapidement « la théorie démocratique ». « Je veux savoir comment un peuple est un peuple », disait Rousseau. L'acte dans lequel se crée le fameux « contrat social », Rousseau le dépeint abstraitement. Mais, bien que ceci reste implicite chez lui, il est clair que le contrat social ne concerne pas indifféremment toute l'humanité. Celui qui se nommait avec fierté « Citoyen de Genève » accorde tout son prix à la patrie, au fait qu' »un peuple en devienne un » ou abdique (« Si donc le peuple peuple promet seulement d'obéir il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de peuple. » 4).

L'ethnicité nous semble étrangère à la tragédie qui fait qu'un peuple en devient un. Si toute identité humaine n'est que pellicule, il n'y a d'ailleurs plus vraiment de peuples, à la fois au sens de peuples vraiment distincts, mais aussi au sens de peuples souverains, en particulier et universellement. Et il n'y a plus non plus de démocratie. On pourrait mettre l'auteur face au paradoxe des sciences humaines. Il fut un temps où les sciences humaines considéraient qu'elles avaient à dévoiler le « caché » sur lequel reposait l'existence sociale tout en l'aliénant. Il y a là une contradiction que Boltanski et Thévenot soulignent en faisant remarquer que "le caractère fallacieux des interprétations que se donnent les gens" (dans ce cas-ci, l'importance de l'appartenance ethnique) ne peut être expliqué par leur incapacité à connaître ce caractère fallacieux, puisque les « gens » sont crédités par ces théories « qui subordonnent l'entreprise scientifique à un principe de non-conscience, de la capacité à perdre leurs illusions. » 5. A partir du moment où les membres de telle ou telle « ethnie » (ce mot ne va pas!), perdront l'illusion de cette appartenance, découvriront que l'ethnie, c'est la cravate jaune que je mets à telle fête ou la cravate rouge à telle autre, il n'y aura plus d'ethnie. Ni aucune forme d'existence humaine singulière comme les cultures, les civilisations. Il n'y aura plus que des individus résolument modernes et parlant tous... l'américain. Mais serons-nous délivrés de ces génocides dont l'horreur nous hante à juste titre? La destruction des identités est la pire menace qui pèse sur l'humanité (voir à nouveau Ricoeur ci-dessous) et la minimisation des identités a elle-même quelque chose de génocidaire. Attention! Soyons honnêtes jusqu'au bout! Si minimiser les identités débouche sur le racisme, il est clair que les exagérer a le même effet. Le racisme est la tentation latente ou, du moins, l'écueil inévitable de toute pensée et de toute science humaine. C'est bien pour cette raison qu'il est insupportable d'utiliser les terme « nationaliste », « raciste » ou « antisémite » pour attaquer à un adversaire (sauf dans le cas clair de l'extrême droite). Nous dirons un mot de Pierre-André Taguieff, du racisme de l'antiracisme...

L'ethnicité est incapable d'expliquer le caractère tragique de l'histoire. Pourquoi les génocides, les haines raciales si l'identité à laquelle on tient est, au fond, si peu de chose? Si l'ethnicité n'est que pellicule, pourquoi poserait-elle tant de problèmes? En fait, l'identité (nous préférons ce terme à « ethnicité »), se relie bien à des problèmes fondamentaux comme le destin d'une classe dominée, la résistance d'un peuple occupé. Le « structuralisme » de M.Martiniello nous rappelle le mot de Domenach: « Il n'y a pas et il n'y aura jamais de résistance structuraliste. » Si la théorie de l'ethnicité était juste, il n'y aurait déjà plus depuis longtemps de problème irlandais. Si ce que nous appelons « la pellicule identitaire » se lie si fort à ce que nous avons appelé - au sens de Rousseau bien entendu! - un peuple, c'est qu'elle est plus qu'une pellicule, plus que la simple résultante d'interactions entre atomes humains.

Je me souviens du premier film d' Exploration du monde que j'aie vu. Le présentateur parlait de l'extinction de la civilisation des Incas. J'avais éprouvé alors, jusqu'au plus profond, le drame de cette extinction: à chaque forme singulière d'humanité c'est l'humanité entière qui est liée. Non pas que telle ou telle forme singulière incarne l'humanité totale, bien sûr! Mais parce que, tout simplement, il n'y a d'humanité qu'incarnée dans telle ou telle forme singulière. et que, dès lors, la disparition d'une seule d'entre elles, même la plus modeste, est une mort pour toute l'Humanité. On ne songe pas seulement ici à l'extermination physique mais aussi à l'extermination culturelle (la disparition des Etrusques, des Incas, l'extinction de certaines langues, les monuments égyptiens noyés etc.).

Si l'on ne saisit pas le tragique de l'Histoire, on peut se rallier à la théorie de l'ethnie-pellicule dont on change comme les serpents changent de peau. Mais alors le monde entier pourra devenir, à l'image de l'Amérique, un vaste univers anglophone où les ethnies françaises et allemandes, par exemple, boiront du bordeau ou du schnaps en lisant Blaise Pascal ou Immanuel Kant (le gouvernement subsidierait la réimpression de leurs livres en édition allemand/américain ou français/américain).

Les génocides culturels sont aussi effrayants que les autres

Selon Marco Martiniello, « L'enjeu face auquel se trouvent les sciences sociales lorsqu'elles étudient les phénomènes ethniques est de mettre en lumière les conditions qui favorisent une expression inoffensive de l'ethnicité, celles qui mènent à l'exacerbation des appartenances ethniques conduisant aux conflits ethniques. » (p.123) Mais la manière dont il traite les identités humaines (et sans doute l'identité humaine tout court) de manière offensive, permettra l'offensive que nous imaginons du mode de vie américain sur la Planète, offensive menant à la mort de tout ce qui ne serait pas américain...

Citons encore Ricoeur: « Au moment où nous découvrons qu'il y a des cultures et non pas une culture, au moment par conséquent où nous faisons l'aveu de la fin d'une sorte de monopole culturel, illusoire ou réel, nous sommes menacés de destruction par notre propre découverte; il devient soudain possible qu'il n'y ait plus que les autres, que nous soyons nous-mêmes un autre parmi les autres, il devient possible de se promener à travers les civilisations comme à travers des vestiges ou des ruines [...] Nous pouvons très bien nous représenter un temps qui est proche où n'importe quel humain moyennement fortuné pourra se dépayser indéfiniment et goûter sa propre mort sous les espèces d'un interminable voyage sans but. A ce point extrême, le triomphe de la culture de consommation, universellement identique et intégralement anonyme, représenterait le degré zéro de la culture de création; ce serait le scepticisme à l'échelle planétaire, le nihilisme absolu dans le triomphe du bien-être. Il faut avouer que ce péril est au moins égal et peut-être plus probable que celui de la destruction atomique. » 6 Lignes écrites en 1961 et dont, 35 ans plus tard, en lisant l'inquiétante progression de la culture américanisée sur la Planète, on ressent tout le bien-fondé. Cette culture américaine n'est pas la culture si profondément humaine, universaliste et républicaine de la « Declaration of the Representatives of the thirteen United States of America » de 1776, sur laquelle nous revenons sans cesse, « Déclaration des Droits de l'homme » au fond plus universaliste que la déclaration française parce qu'elle émerge d'un peuple déterminé qui ne se le cache pas. Le concept d'ethnicité telle que nous le présente Marco Martiniello est profondément humaniste, mais seulement parce qu'il est antiraciste. Or, comme Pierre-André Taguief l'a montré, l'antiracisme peut être aussi l'intolérance à l'égard des formes singulières d'humanité 7. Il ne semble pas que, sur la base de l'ethnicité, on puisse concevoir un véritable dialogue entre les cultures. A la limite même, la diversité des cultures devient illégitime. Même si nous avons voulu en dire les limites philosophiques et idéologiques, le livre de M.Martiniello est remarquable (plus de cinquante ouvrages en langue anglaise, réellement lus, on le voit bien! dans la bibliographie!). Nous nous demandons si sa démonstration ne vaut pas surtout pour les relations avec les Noirs. Car, comme le dit Bourdieu à propos du sexisme, le primordialisme ou la socio-biologie gardent une efficacité réelle quand ils peuvent se fonder sur une différence physique « réelle » comme l'est la noirceur de la peau. Mais la noirceur de la peau, c'est tout aussi secondaire que la couleur de mes chaussures, pas ce que Senghor appelle la négritude, pas ce que la civilisation africaine apporte à l'humanité... Derrière ce concept d'ethnicité, il y a une conception anglo-saxonne nourrie de néolibéralisme (la pensée unique n'est pas raciste), où, si nous n'y prenons garde, s'évanouiront les « Cités charnelles » dont parle Péguy.
  1. 1. Marco Martiniello (chercheur à l'Ulg), L'ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, PUF, Paris, 1995 (coll. "Que sais-je?").
  2. 2. Paul Ricoeur, Civilisations universelles et cultures nationales (publié d'abord dans Esprit en 1961), in Histoire et Vérité, Le Seuil, Paris, 1964, (pp. 286-300), p. 296.
  3. 3. Ibidem.
  4. 4. Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Livre II. Chapitre I. Que la souveraineté est inaliénable, Garnier, Paris, 1954, p. 250.
  5. 5. Luc Boltanski, et Laurent Thévenot, De la justification, Gallimard, Paris, 1991, p. 420.
  6. 6. Paul Ricoeur, art. cit. pp. 293-294.
  7. 7. Pierre-André Taguief, Comment peut-on être raciste?, in Esprit mars-avril 1993.