Marxisme et nation dans le "Bund" juif
Le numéro de janvier 1999 de Points Critiques, la revue de l'Union des Progressistes Juifs de Belgique (UPJB), rassemble les diverses contributions au colloque célébrant le centième anniversaire de la création du Bund. L'UPJB souhaitait en effet que cette «Union Générale des ouvriers juifs de Russie, de Pologne et de Lituanie» (en abrégé, le Bund), créée à Vilna (l'actuel Vilnius), en 1897, qui fut tout à la fois un parti politique, un syndicat ouvrier et un mouvement d'éducation, soit (re)découverte en tant qu'essai de synthèse originale entre le socialisme marxiste et l'aspiration identitaire.
Multiplicité des réactions juives à la Modernité
Le Bund doit d'abord être replacé dans son contexte historique et géographique, c'est-à-dire la fin du XIXe siècle au coeur de la Litvakie, territoire de l'Empire Russe englobant les actuelles républiques baltes ainsi qu'une partie de la Russie, de la Belarus et de la Pologne. Cette fin de siècle fut caractérisée par l'extension à des degrés divers de la modernité politique, celle-ci reposant sur l'émergence de la souveraineté nationale et sur l'affirmation de la règle majoritaire telles que les révolutions américaines et françaises les ont concrétisées.
À partir des révolutions de 1848 qui agitèrent tout le sous-continent européen, les peuples vont glisser d'une ethnicité définie principalement par la religion vers une ethnicité où l'élément national et/ou culturel va prédominer. Cette mutation ne fut pas seulement conditionnée par divers changements sociaux, elle le fut aussi par le contexte démographique, ainsi que par le contexte politique général du cadre territorial où ces peuples étaient implantés. Ainsi, les nombreuses populations présentes au sein du sous-continent européen recherchèrent «un moyen de transformer une ethnicité précédemment définie par la religion en un mouvement développant des objectifs propres et dirigés par des laïcs, tout en conservant un fondement religieux toujours vital» 1. Cette affirmation du principe national s'accompagna en Occident (France,Grande-Bretagne, Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie, etc.), de l'invention du citoyen, titulaire de droits et responsable de divers devoirs envers cette communauté. Pour les communautés juives, cela signifia la possibilité de devenir citoyens à part entière des Etats où certains résidaient déjà depuis plusieurs siècles. Ainsi, à Vienne, où les communautés juives représentaient en 1900 près de 10% de la population, on ne peut que constater la multiplicité des options et stratégies identitaires qui rend si complexe, si «éclaté» et changeant, le champ des forces internes au judaïsme.
À côté des conduites de fuite (baptême, émigration) et d'introversion orthodoxe (refusant toute entrée dans la modernité), le sionisme le plus souvent laïque et parfois religieux, «le nationalisme des jeunes intellectuels juifs (...) ou des milieux traditionalistes (généralement yiddishisants), l'assimilationnisme libéral " austro-centré " ou (surtout avec les années 1880-1885) d'orientation culturelle pan-germanique, ou l'assimilationnisme de type social-démocrate (...), jouent concurremment un grand rôle.» 2. Il est en effet remarquable que dans tous ces Etats, jusqu'à l'apparition du sionisme, il y eut peu ou pas de mouvements basés sur une identité juive spécifique et/ou distincte, les citoyens juifs rejoignant les partis politiques et syndicats de leurs diverses nations. Ainsi, par exemple en Autriche-Hongrie, les Juifs rejoignirent tout autant la social-démocratie autrichienne qu'hongroise ou tchèque, etc. Cette intégration-assimilation sur une grande échelle fut malheureusement accompagné par le retour d'un antisémitisme virulent tel qu'il se manifesta lors de l'affaire Dreyfus ou de l'élection du populiste Karl Lueger à la mairie de Vienne. Bien sûr, l'étude de l'origine de l'affirmation ethnique, nationale, culturelle, des populations d'Europe, ne peut s'arrêter aux conséquences de l'émergence de l'Etat-nation. Il faudrait notamment prendre en compte le clivage social et le clivage ville/campagne, cette constatation est encore plus évidente dans le cas de la Litvakie.
Une nation sans territoire, voire sans État
Le caractère autocratique et «médiéval» du régime tsariste rendait impossible une assimilation similaire à celle qui avait lieu dans la partie occidentale de l'Europe et en Amérique. Les populations juives de cette région étaient aussi caractérisées par une structure sociale particulière. «Dans les agglomérations, les shtetle'h, (...) la proportion des commerçants et des luftmenschen (oisifs) était fort importante. (...) Dans l'arrière-pays forestier et agricole, on assista à la création d'une industrie composée de minoteries, de fabriques, d'ateliers et de manufactures. (...) L'organisation interne des communautés, régie par la Kehilla, sorte de République oligarchique, disposait depuis des siècles d'une " hevra ", forme d'organisation à forte connotation religieuse où siégeaient côte à côte salariés et patrons.» 3 L'industrialisation (charbon et acier) de cette région amena la concentration dans les villes d'une classe ouvrière juive (et non juive), et, par là, l'apparition de la lutte des classes au sein même des communautés juives. Ce prolétariat juif issu la plupart du temps du monde des petits commerçants et de l'artisanat était fort de 50.000 ouvriers d'usine et un demi-million d'artisans (tailleurs, tricoteurs, cordonniers, menuisiers, peintres, charpentiers et forgerons). Cette structure nous permet de comprendre les trois grands domaines de réflexion et d'action du Bund, qui furent: sociaux, l'opposition à l'oligarchie juive sur les plans économique et social (d'où le recours au concept de lutte des classes); politiques, démocratisation et prise en compte du fait national juif; religieux, promotion d'un système sécularisé d'éducation.
Conscients du mouvement d'affirmation des nations à travers l'Europe, les dirigeants du Bund vont poser, comme base de leur réflexion, l'existence d'une nation juive à part entière regroupant toutes les populations juives de Litvakie. Toutefois, cette nation est une nation sans territoire, voire sans Etat. Elle se définit essentiellement par une langue (le yiddish, langue populaire et non l'hébreu, langue religieuse), et une culture issue principalement de la Haskala (les Lumières juives). Cette revendication identitaire, non nationaliste, mais bien nationalitaire 4 distingue le Bund des divers courants du sionisme qui, au départ du même constat, concluaient à la nécessité de créer un État juif. Cette affirmation d'une nation juive par le Bund a pour conséquence «logique» la reconnaissance comme un fait permanent et irréversible la condition «diasporique» des Juifs. Les Juifs, où qu'ils soient implantés, doivent agir dans l'ici et le présent et devenir ainsi des sujets de l'histoire et non plus des objets de celle-ci. Cette nation juive «imaginée» par le Bund symbolisait donc, à la fois, une volonté d'enracinement et une ouverture à l'universel puisque celle-ci est ouverte aux Juifs de l'ailleurs et est destinée à coexister avec les autres nations d'Europe.
Le projet «national» du Bund était assez proche de celui que théorisèrent les austro-marxistes Karl Renner et surtout Otto Bauer . «Sous une forme originale, non territoriale, mais culturelle, les institutions autrichiennes élaboraient un système de fédération des autonomies nationales, au sein duquel, même les peuples sans territoire, comme les Juifs, pouvaient trouver une place à part entière. Les " compromis " conclus en Moravie en 1905, puis en Bukovine en 1909, réglaient une cohabitation harmonieuse entre Allemands, Slaves des diverses nationalités et Juifs. En fin de compte, chaque citoyen pouvait se réclamer d'une nationalité tchèque, polonaise, allemande, ukrainienne, etc., tout en habitant la même cité ou le même territoire que ses voisins. C'est précisément ce cloisonnement culturel des nationalités qui permettait d'éviter le morcellement territorial et la " purification ethnique " des territoires multiculturels et polyethniques.» 5 Comme l'indique Henry Minczeles, le Bund brisa ainsi les murs du ghetto (réel et/ou imaginaire) et rejoignit de cette façon les autres peuples exploités par l'adoption de l'internationalisme prolétarien. «Pour la première fois avec le Bund, les Juifs sont considérés là où ils sont, c'est-à-dire en diaspora, pour ce qu'ils sont, à savoir un peuple dans le plein sens du terme, ce qui signifie un ensemble composite et conflictuel d'hommes et de femmes partagés entre pauvres et riches, entre ouvriers et patrons, entre exploités et exploitants, entre religieux et agnostiques, entre conservateurs et progressistes, entre bundistes et sionistes/territorialistes, mais collectivement identifiable comme minorité nationale culturelle, dépositaire d'un passé, d'une histoire, d'une langue, de traditions, d'institutions spécifiques.» 6
Bund et identité postnationale
La vision d'un fédéralisme basé sur les nationalités (ou sous-nationalités), culturelles et non sur le territoire n'a été que peu appliquée ou à souvent échoué, dans le cadre austro-hongrois. Outre son cloisonnement culturel entre les nationalités, «le système (...) de l'autonomie nationale entendue au sens culturel n'avait pas apporté de solution au problème juif, ni d'antidote à l'antisémitisme» 7 Par contre, les idées du Bund ne sont pas sans rappeler certains aspects de l'identité postnationale tels que souvent évoqués dans TOUDI. Le grand mérite de ce numéro de Points Critiques est de contribuer au débat sur la modernisation ou l'évolution de la Nation dans une Europe multiculturelle.
Nous pensons en premier lieu qu'il ne faut pas condamner sans appel la nation. Elle n'est pas dépositaire, par essence, d'une logique réductrice ou homogénéisatrice, elle demeure toujours un essai original de conciliation du local et de l'universel, de l'ethnique et du cosmopolite. Mais il faut évidemment reconnaître que la constitution des identités nationales modernes s'accompagne souvent d'un phénomène, plus ou moins important, d'homogénéisation ethnique et/ou culturelle. Par ailleurs, nous continuons à entretenir un certain scepticisme quant au concept d'ethnicité, car il repose sur l'idée généreuse, mais erronée, d'une égalité immanente entre les groupes culturels en présence, oubliant par là les profondes inégalités existants entre ces groupes et au sein des ces groupes. Ce multiculturalisme ne devrait pas, selon nous, consister en la simple cohabitation d'individus réduits à leur ethnicité, c'est-à-dire des personnes identifiées et définies uniquement par leur passé ethnique, culturel, communautaire. Il s'agira plutôt de la coexistence de plusieurs cultures participant à un projet commun de citoyenneté.
'C'est évidemment l'égalité entre tous les citoyens qu'il importe de promouvoir et de défendre, et non pas assurer, sous le couvert du « droit à la différence», le maintien des inégalités sociales et culturelles. Les idées avancées par le Bund demeurent séduisantes, car elles concilient le libre choix des citoyens (par exemple un Juif est libre de refuser son identité juive et peut se considérer uniquement comme français, italien, etc.), et le respect de certaines valeurs telles la laïcité et la souveraineté «nationale», en ce sens que dans un certain nombre de domaines définis, l'intérêt général est plus que la simple addition de la volonté des groupes culturels/ethniques et des classes sociales composant cet Etat. Quand à savoir si cette solution pourrait assurer la pérennité de l'Etat belge, nous répondrons clairement que non, car il n'existe quasiment plus de contrat social, de valeurs communes faisant sens et référence entre les diverses composantes de cet Etat, le modèle proposé par le Bund modernisé pourrait par contre présenter une certaine relevance dans le cadre de ces trois entités que sont la Wallonie, la Flandre et Bruxelles, entités toutes trois multiculturelles. Enfin, quant à l'idée de dissocier l'accès à la citoyenneté de celui à la nationalité, nous rappellerons notre soutien constant à l'extension du droit de vote et d'éligibilité proposé au Parlement wallon pour toutes les personnes résidant depuis un certain temps (3 ou 5 ans) sur le territoire de la Wallonie.
- 1. A.C. Hepburn, A past apart, studies in the history of catholic Belfast 1850 -1950 Ulster Historical Fondation, Belfast 1996, p. 26.
- 2. V. Karady, Les communautés juives : des profils contrastés, in D.Hornig & E.Kiss (s.d.), Vienne et Budapest 1867-1918 : Deux âges d'or, deux visions, un Empire Collection Mémoires , Autrement, Paris 1996., p. 73.
- 3. H.Minczeles, Identité et révolution in Y.Plasseraud & H.Minczeles (s.d.) Lituanie juive 1918-1940 : Message d'un monde englouti Collection Mémoires, Editions Autrement, Paris 1996, p. 147-148.
- 4. Points Critiques, Actes du colloque Minorités, Démocratie, Diasporas n° 62-63, p.4.
- 5. J .Le Rider L'aigle à deux têtes in D.Hornig & E.Kiss (s.d.), op cit, p. 57 ainsi que Points Critiques, op cit, p. 66.
- 6. Voir Points Critiques, op cit, p. 53.
- 7. J. Le Rider, art. cit., in D.Hornig & E.Kiss (s.d.), op cit, p. 58.