L'éclipse royale
Pascal ZECHA
Au cours de l'été dernier, François Perin avait évoqué, dans une interview à La Nouvelle Gazette, l'hypothèse du refus par le roi de contresigner la proposition de loi sur la dépénalisation de l'avortement. Un cas d'école. Le peu d'écho qu'avaient alors eu ces propos donnent la mesure de la surprise causée par le geste du monarque, à quelques mois de son apothéose jubilaire. La constitution, la coutume et le discours tenu généralement sur la fonction royale coupaient court à tout soupáon, à toute conjecture.
Personne sans doute n'ignorait ce qui est aujourd'hui public, à savoir que le roi avait en la matière une (op)position de principe: la rumeur était discrètement alimentée par certaines petites phrases des discours du roi et des bruits de couloir touchant à la formation du dernier gouvernement. Mais seul le bouche à oreille véhiculait par capilarité ces on dit bannis des médias et des discours officiels. L'institution royale coulait des jours heureux dans une harmonie unanimiste. Harmonie superficielle pourtant, car en quelques heures,la monarchie, le miroir de la nation, allait passer de la réflection à latransparence. Quelque chose s'est brisé.
L'éclipse royale, aussi brève a-t-elle été, a donc mis sens dessus dessous unfonctionnement institutionnel serein depuis bientôt 40 ans: la morale a fai tirruption là où on attendait contractuellement un geste éminemment politique.Dans l'ordre des valeurs communément admis, on donnerait plutìt priorité à laémorale, bien que la distinction implique la reconnaissance d'un conflit possible entre ces deux ordres de valeur. C'est ainsi que le refus du roi désigner a fait violence au monde (et à notre conscience) politique, mais qu'on ne peut en rendre compte sans ce détour moral obligé.
Mais de quelle morale s'agit-il? On s'est beaucoup battu pour le droit individuel de n'être pas seulement un pion, un rouage dans une mécanique sociale. Garder une distance par rapport à son rôle, évaluer personnellement une situation sont autant de comportements auxquels on ne peut qu'adhérer: ils sont à la base de toute démocratie et permettent d'échapper à l'emprise d'une autorité toujours trop envahissante. Et force est de constater que cette zone de repli individuel, si elle est consubstantielle à notre idée de la démocratie, est loin d'être reconnue à chacun à peine de se voir désinvesti du rôle qu'on lui reconnaissait.
Le peuple, tyran des rois
Le roi Baudouin a donc fait usage de sa liberté d'individu contre l'autorité qui lui imposait de signer: c'est cette lecture "antigonique" de son geste qu'il nous donne. Mais ce trompe l'oeil retourne la perspective de son éclipse:le drame, c'est qu'il n'est pas Antigone, il est le prince et en tant que tel garant de l'autorité qui s'oppose à sa conscience. Et, puisqu'on vit en démocratie, garant aussi de la liberté individuelle des autres...
Ce cas de conscience peu commun (tragique) n'est donc pas que l'illustration contestataire d'un individu face à des structures auxquelles il oppose son indépendance: il marque l'impossibilité où nous sommes aujourd'hui d'envisager un système qui prévoit que telle personne incarne de façon pleine et entière la raison d'Etat. Pourquoi ne pourrais-je pas, moi aussi, agir en citoyen, nous dit le roi, sans se douter qu'en refusant de signer, il pose aussi un acte d'autorité, parce que sous peine d'abolir le principe même de royauté, il est le roi.
Par parenthèse, on notera que la morale individuelle qui autorise le recours à l'exercice de ce droit d'objection de conscience jette a posteriori une lumière singulière sur tous les actes législatifs posés jusqu'ici en quarante ans de règne. C'est donc avec l'adhésion de sa personne que le roi a signé la loi Collard et la loi Harmel... La raison d'Etat est une raison raisonnable, pas une raison rationnelle. Ou bien il faut considérer que pendant toute la première partie de son règne, nous avons tenu en otage la conscience de notre monarque qui s'est enfin libéré.
Pour la morale individuelle, plus le scrupule est inutile, plus il est respectable, plus il est aveugle, plus il est sacré. Du coup plus rien ne le distingue de son double exact: l'hypocrisie. Surtout lorsqu'on s'entend à neutraliser les effets contre-productifs du refus. Cela étant, on peut s'interroger sur le fondement du scrupule en l'occurrence, puisque la mesure en question n'a rien de contraignant: il ne s'agit pas d'un avis de mobilisation générale. Elle aboutit au contraire à reconnaissance restreinte d'une liberté, liberté déjà exercée plus largement dans les faits. Réduit à cette seule perspective de la morale personnelle du citoyen Baudouin, le débat affronte des consciences entre elles: que peut-on dire de l'objection de conscience si elle se manifeste seulement lorsqu'il s'agit de nier le droit de s'exprimer librement aux autres consciences? La royauté ne devrait pas empêcher de saisir que la morale individuelle n'est pas toujours réductible à une moraleauto-centrée.
Du reste, même si l'on partage les convictions religieuses du roi, on ne peut que s'étonner de son attitude: il n'Çétait question ni d'obliger à faire le mal ni d'empêcher qu'on fasse le bien. Le royaume de Dieu n'est pas de ce monde et la participation des catholiques, en tant que groupe constitué, à la vie politique du pays a été marquée par de nombreux compromis.
Enfin, la nature des liens contractuels qui unissent le souverain à la nation lui laissaient la liberté de la restriction mentale, celle dont on dit qu'il fit usage en 85 lors de la signature de la loi Gol sur les étrangers et qui l'amena à manifester, par une série de visites, une attention particulière aux immigrés dans les semaines qui suivirent.
La république des juristes
Placée sur le terrain moral, sauf à prendre en compte les éléments psychologiques de la décision royale, l'événement qu'elle a provoqué ne laisse pas d'interroger nos valeurs. Mais c'est évidemment sur le plan politique qu'il est le plus détonnant, dans la mesure où il force à envisager l'institution royale hors des catégories dans lesquelles elle a souvent été cantonnée: celles de l'opportunité pragmatique (c'est utile, voire indispensable au pays), du droit (la constitution garantit le bon fonctionnement du système), de la comparaison (c'est quand même mieux qu'un président). Peu importe que la légitimité profonde de l'institution soit philosophiquement problématique, les arguments pratiques repoussaient la critique radicale, se référant proverbialement au bon sens national. Aujourd'hui la chape de plomb se fissure: entre le discours descriptif de la fonction royale, l'histoire mythologico-populiste à la Jo Gérard et les rationalisations normatives des « constitutionnalistes », il y a place pour un débat politique dont l'enjeu n'estpas aussi dérisoire que certains l'ont cru.
Le miracle de la royauté constitutionnelle, c'est de faire se croiser deux types de légitimité hétérogènes: une légitimité descendante (celle de la tradition, de l'héritage et du sacre) et la légitimité ascendante (celle de la démocratie représentative). En principe, ces deux sources de pouvoir doivent s'épauler, la première servant de caution symbolique à la seconde et consacrant ainsi une forme de démocratie. Ainsi ce qui n'est accident institutionnel) et rapport de force démocratique se trouve scellée en destin national par la seule intervention du monarque. La formule a deux avantages essentiels: elle donne un statut transcendant et partant une cohésion à la communauté nationale et elle neutralise en principe le recours par des forces non démocratiques aux symboles de la tradition, déjà associés au régime en place.
Mais ce compromis de la démocratie parlementaire avec une forme de gouvernement archaïque est évidemment contestable et pas seulement parce que tout compromis avec la démocratie ne peut que lui être préjudiciable. Dans le cas belge, les événements récents ont illustré la difficulté d'asseoir une réelle laïcité de l'Etat, la religion étant associée par sympathie (tradition et transcendance) à l'institution royale.
Par ailleurs, les deux avantages annoncés plus haut peuvent se renverser:l'attachement à la royauté constitutionnelle n'est-elle pas le symptôme pour la communauté belge d'une incapacité ou d'un refus de s'assumer politiquement jusqu'au bout? Si la personne du roi est une composante plus nécessaire à la vie nationale que la constitution, si la royauté est indispensable à la cohésion du pays au point qu'elle entre en conflit ouvert avec la légitimité démocratique, l'équilibre est rompu et on ne peut plus éviter les questions essentielles.
Le montage institutionnel du début avril et l'absence d'opposition qu'il a rencontrée semblent confirmer cette interprétation. Devant le vide monarchique,la peur. Devant la peur, l'union fait la farce d'une mise en scène juridique bouclée à la hâte. « Imagination et sang froid » a titré La Libre Belgique, c'est assez dire qu'on a frissonné. Mais fallait-il vraiment prendre la mesure de l'événement alors qu'on pouvait encore tirer sur cette bonne vieille couverture trouée qu'est la constitution et mettre ainsi la couronne à l'abri?
Ce manque de confiance des élus en eux-mêmes face à l'intransigeance royale n'a sans doute pas les vertus de pragmatisme qu'ils se donnent. Avant même cet incident, le roi apparaissait déjà comme un contre-pouvoir possible: le fait qu'il ait manifesté clairement sa volonté de jouer ce rôle ne découragera pas les pressions exercées sur lui. Le second avantage de la monarchie constitutionnelle tombe, car, en entretenant le symbole royal qu'elle encadre d'une légitimité démocratique, elle couve un oeuf qui peut s'avérer être une bombe à retardement. Le front national dans son tract du premier avril (le faux Soir) présentait déjà Baudouin comme un ultime recours. La royauté est à prendre: attention aux majorités morales, surtout lorsqu'on voudrait traiter ses concitoyens et particulièrement ses concitoyennes en mineurs irresponsables. Ce risque maximal est purement hypothétique (on en perçoit néanmoins l'écho historique dans la période d'avant-guerre et au cours de l'occupation), mais le fait que la majorité de la Population semble appuyer le geste royal donne quand même à penser: comment faire confiance à un monde politique qui recule devant ses responsabilités, alors que la providence nous a gratifiés d'un roi. Le début d'une conduite régressive...
On n'est pas encore au bout des tares de la monarchie à la belge. Il y a d'abord cette invraisemblable règle du secret d'un pouvoir qu'on appelle « d'influence », ce trou noir dans la démocratie, dont on aimerait croire qu'il ne s'y joue aucun jeu inavouable. Sans compter ces défauts mineurs que sont les titres de noblesse distribués en vertu d'un ordre dont la royauté est le centre et qui renouvelle et légitime encore aujourd'hui toute une caste de notables consacrée jusqu'à la Xième génération et plus ou moins imbus de leurs ancêtres.Pas de royauté sans noblesse.
La royauté, une institution bien méritée?
Sans doute le bilan défavorable qu'on est amené à faire aujourd'hui est-il terni par les récents événements. Jusqu'alors, toute tentative de remise encause de la royauté se heurtait au constat que Baudouin 1er était un homme sage et expérimenté, raisonnable et impartial. Finalement sa faute aura rappelé qu'aucun homme ne peut justifier à lui seul une institution ni garantir les qualités de ses héritiers.
En tout &tat de cause, les conditions de fonctionnement normal de l'institution sont compromises: le roi a pris la même position qu'un parti, qui ne se prive pas par ailleurs de le souligner. D'autre part, cette position est publique, la couronne est donc découverte et la règle du secret est violée. Bien qu'un consensus se soit dessiné en faveur d'une réforme de la fonction législative du roi (avec des réserves du côté de ce même parti, le CVP), la question risque de pourrir et les changements éventuels pourraient n'être qu'homéopathiques. Mais rien n'a été dit du rôle royal sur le terrain politique où il a manifestement perdu son crédit amassé en quarante ans de règne. Encore un germe d'affrontements larvés, qui mettront des mois, des années à ne pas être éclaircis.
Peut-être doit-on se résoudre à l'avis généralement partagé que la démocratie belge ne mérite pas mieux qu'un tel régime, toujours hésitante qu'elle est à prendre son destin en main. Ou bien il faudra accepter un autre point de vue qui veut que la royauté soit au mieux un blindage symbolique superflu, au pire une institution dangereuse toujours susceptible d'interférer, de façon plus ou moins occulte, dans le processus de décision démocratique. Inutile ou nuisible,inutile et nuisible?
L'enjeu apparaîtra à beaucoup comme dérisoire, vu la marge de manoeuvre très contrainte du monarque: se séparer de la royauté constitutionnelle ne paie pas les risques que cette opération ferait courir à la stabilité d'un pays aussi problématiquement divisé. Mais en formant cette entrave à l'imagination et à la responsabilité politique, la monarchie, par l'espace de silence et d'inertie qu'elle crée, rend inaccessible au débat tout autre repère que ce rideau de fumée derrière lequel se scellent les transactions. Un vieil adage veut que la cohésion du pays ne tienne qu'à la monarchie. Sans doute, mais si l'unité ne repose que sur une institution dont le sens aujourd'hui nous échappe, il faudra en tirer les conclusions et renverser la proposition: l'apparente cohésion du pays ne sert qu'à justifier un régime archaïque.
[Pascal Zecha était le pseudonyme de Théo Hachez récemment décédé, le 9 octobre 2008. Cet article fait allusion au ait que le 30 mars 1990, le roi écrivit à son Premier Ministre Martens qu'il ne pouvait en conscience sanctionner/signer la loi impliquant une dépénalisation partielle de l'avortement. Le 3 avril, le Premier Ministre lui répondit que le gouvernement constaterait en vertu de l'article 82 (alors) de la Constitution, que le roi était dans l'impossibilité de régner. Le roi donnait immédiatement son accord. Voir W.Martens, Mémoires pour mon pays, Racine, pp. 177-188. Le 4 la loi était votée par les « ministres réunis en conseil » et le 5 avril, les Chambres réunies constataient la fin de l'impossibilité de régner.]