Un grand peuple (Robert Vivier)

Toudi mensuel n°25-26, février-mars 2000

Je ne sais dans quelle condition se trouvera la Belgique lorsque ces lignes seront publiées, puisque je les écris de loin, d'un endroit tout au fond des montagnes, où les nouvelles de parviennent que rares et avec retard. Mais il m'est interdit, me semble-t-il, de penser aujourd'hui à autre chose qu'à ces événements et à ces sentiments qui ont tout à coup, au milieu des incommodités matérielles et de l'angoisse, fait de mon peuple un si grand, un si vrai peuple.

Un, grand, un vrai peuple, c'est celui qui sait se passionner pour une question désintéressée, une question de dignité et d'honneur. Or, quelle que soit la façon dont évolue la question dite royale, il restera à l'actif de notre pays que cette question qui ne touchait à aucun intérêt des masses, qui n'avait nulle incidence sur le bien-être, ait été posée et, surtout, ait été sentie et vécue avec cette pure et frémissante ampleur. Ce qui, pour l'histoire, méritera le nom de royal dans toute cette affaire, ce ne sont pas les calculs politiques, les prétentions et les imprudences d'une camarilla, mais bien la royale puissance de mépris, la royale force de justice qui a soulevé toute une population, lui a fait risquer ses aises quotidiennes, son pain, sa vie, pour un enjeu enfin de compte tout idéal.

En Belgique, ce qui est royal en ces jours, c'est le coeur indigné du peuple.

Honnête et douce Wallonie, comme tu t'es dressée bravement, gravement, d'un élan total, parce que tu te sentais bafouée et qu'en toi c'était le sens même de la fierté et du devoir que tu voyais bafoué. Tu t'es dressée en posant tes outils qui te sont chers, tu as quitté tes foyers laborieux, tu t'es rassemblée dans les rues de tes grises cités, parce que tu avais compris qu'une parole de droiture devait être dite et que seule ta voix pouvait la prononcer.

Ta voix, il est si rare qu'elle se fasse entendre... Tu es occupée à travailler et à vivre, non à parler, et les parleurs peuvent croire que ta pensée n'existe pas puisqu'elle ne s'épanche pas en vains discours. Aussi vont-ils de l'avant, les parleurs, prenant ta patience et ta modestie pour une absence. Mais voici qu'à ton tour, tu as pris la parole, et je puis t'assurer, moi qui en ai perçu zen frémissant l'écho jusque dans cette lointaine montagne, que ta parole a longuement retenti de par le monde. Le monde a d'abord été un peu étonné - il n'était pas très au courant le monde.... Mais il a vite réalisé que des terrils du Borinage à ceux de Liège, se propageait cette chose inouïe de nos jours : un sursaut de la conscience. Ton halte-là, il; l'a entendu comme un rappel des moments les plus purs de l'histoire et comme une réaffirmation de ce qu'il y a de plus profond et de plus humain dans l'homme, le sens de ce qui doit être et ce qui ne doit pas être.

Peuple wallon, mon peuple, tu as tant de bonhomie que tu ne me croiras peut-être pas, mais il faut que je te le dise quand même. C'est une fameuse leçon, quoi qu'il arrive, que tu auras donnée là à la conscience humaine.

Robert Vivier, in Le face à main (hebdomadaire de 1945 à 1954), , le 12 août 1950

Robert Vivier (1884-1989), romancier (Délivrez-nous du mal), poète (Chronos rêve) essayiste, (L'originalité de Baudelaire), italianiste (Gabriele d'Annunzio), chroniqueur et professeur à l'université de Liège est considéré par un Théo Pirard comme l'un des grands écrivains français de Wallonie au 20e siècle. Le texte que l'on peut lire ci-dessus est d'autant plus étonnant qu'il a été manifestement rédigé avant que la question royale ne trouve sa conclusion. Une conclusion dont l'effet principal fut d'effacer de notre mémoire le sursaut d'un " grand peuple, un vrai peuple ".

Nous sommes au cinquantième anniversaire de l'insurrection de juillet 1950. L'idée a été émise de la commémorer à Liège au début de l'automne après les élections communales. Nous tiendrons au courant nos lecteurs de ce qui sortira comme décisions des contacts exploratoires que nous avons en vue de faire de cette commémoration un grand moment de la conscience wallonne. Déjà cette année, le monument de Julien Lahaut a été fleuri, le 18 janvier, durant la Joyeuse-Entrée de Philippe et Mathilde à Liège.