L'ignorance dans le débat Flamands / Wallons
Les déclarations récentes d’Yves Leterme au quotidien français Libération sur l’incapacité intellectuelle des «Francophones» à apprendre le néerlandais et sur le fait que le néerlandais du roi ne le satisfaisait pas ont suscité des réactions insuffisantes et de type «belle âme» côté wallon et francophone.
Une origine historique très ancienne
Un des paradoxes de telles déclarations, c’est qu’elles sont émises par un Leterme qui maîtrise bien notre langue et dont on peut imaginer sans hypothèses folles (son père est un Wallon aisé immigré en Flandre), que, il y a cent ans, il se serait retrouvé unilingue francophone dans la Flandre d’alors, partageant, avec les élites flamandes francophones de l’époque, le même mépris pour le flamand qui nous vaut ses foudres en 2006. Les élites flamandes francophones ont été, pour les Flamands, le plus grave obstacle opposé à l’officialisation de leur langue en Flandre. On le comprend à la lecture du tableau ci-dessous qui montre bien que, détenant sans interruption la majorité absolue au Sénat et à la Chambre, par exemple de 1884 à 1914, les élus de Flandre pouvaient de toute façon faire passer n’importe quoi, que cela plaise ou non aux Wallons. D’autant qu’ils étaient également majoritaires dans les gouvernements1.
Périodes et Ministères |
Flamands |
Bruxellois |
Wallons |
A. Beernaert : 26 octobre 1884/ 17 mars 1894 |
60% |
14 % |
26 % |
J.de Burlet : 26 mars/1894/25 juin 1896 |
75 % |
9 % |
16 % |
P.de Smet de Naeyer : 26 juin 1896/ 23 janvier 1899 |
87 % |
- |
13 % |
J.Vanden Peereboom : 24 janvier 1899/ 31 juillet 1899 |
84% |
- |
16 % |
P. de Smet de Naeyer : 5 août 1899/ 12 avril 1907 |
76 % |
- |
24 % |
J. de Trooz : 1er mai 1907/ 31 décembre 1907 |
67 % |
11 % |
22 % |
F.Schollaert : 9 janvier 1908/ 8 juin 1911 |
57% |
22 % |
21 % |
Ch. de Broqueville : 18 juin 1911/ 4 août 1914 |
42% |
22 % |
36 % |
Ce sont les Flamands dont les familles ont gardé cet usage du français au siècle passé qui, souvent, parviennent aux plus hauts postes dans l’état (Jean-Luc Dehaene par exemple et même Théo Lefèvre ou maintenant Yves Leterme: les exemples sont à l’infini). Ces personnes ne nourrissent sans doute aucun grief (à titre personnel), à l’égard de Francophones dont par ailleurs ils font partie en quelque mesure, leur aisance en français le prouvant à suffisance. Mais il n’en va pas de même de la grande masse du peuple flamand qui identifie son sort – dans le domaine linguistique ou dans d’autres domaines – à une histoire de mépris et d’humiliation. Mépris et humiliation subis en Flandre même de la part de ces élites qui ont vraiment très bien tiré les marrons du feu. Mépris et humiliation subis dans les tranchées derrière l’Yser par une armée qui communiquait en français avec eux (même si cela était ensuite traduit en langue régionale par des sous-officiers flamands, comme les sous-officiers wallons le faisaient pour les soldats wallons). Et le reste...
Le présent, le futur, c’est cette humiliation flamande
Les déclarations que Leterme ne visent pas les Wallons? Mais ils sont assimilés aux Francophones et l’actualité de ces propos c’est la rancœur accumulée dans les rangs flamands qui nourrit le Vlaams Belang. L’extrême droite tire son parti de tout ce qui souffre dans le monde et à quoi l’on peut s’identifier. Le nationalisme flamand de la NVA et même du CD&V n’en est pas si éloigné. On se plaint du néerlandais du roi qui n’est pas si mauvais… On en fait une affaire d’état alors que le français parfois approximatif du Premier Ministre et de tant de ministres (même s’ils parlent notre langue et se font comprendre), ne fait l’objet d’aucun débat.
Face à ces critiques qui fusent de plus en plus du côté flamand, les réactions wallonnes et francophones, c’est, trop souvent, de mettre en avant l’ouverture aux autres, de porter plainte pour offense au roi et pour racisme, voire de défendre une Belgique que les Flamands dominent (et qui cependant continuent à estimer qu’ils y demeurent la vraie minorité, raison pour laquelle ils veulent parfois qu’elle «crève»).
Par le biais, ces médias donnent ainsi tort à notre histoire, car s’il y a bien des gens qui voulurent passionnément moins de Belgique, notamment par la fixation d’une frontière linguistique, ce sont les Wallons, les socialistes et même des PSC comme Jean Duvieusart. Pour Ladrière, Meynaud et Perin : «Il y a eu chez les fédéralistes (socialistes wallons et Volksunie), une attitude conséquente : un état unitaire ne trace pas impunément une frontière même administrative entre deux peuples de langue différente…». L’hésitation sur cette frontière existe chez les Flamands nationalistes, moins chez les Wallons fédéralistes : «En réalité, surtout du côté flamand (…) règne une confusion politique semi-volontaire: une sorte de flamingantisme dont la doctrine peut se résumer par la formule ”Un peuple flamand, un territoire, une langue”, mais qui refuse de s’achever. Cette conscience collective flamande (…) n’ose ou ne veut en tirer les conséquences politiques en faveur du self-government. C’est cet état d’esprit qui explique l’attitude des parlementaires flamands anti-fédéralistes, mais partisans du clivage de la frontière linguistique et partisans de l’adaptation des limites administratives et électorales (province, arrondissement et communes), à cette frontière linguistique.»2
Une Wallonie constamment mise en cause par...
Nous sortons de vacances où cela nous a été épargné, mais, de septembre 2005 à juin 2006, les Wallons ont été constamment mis sur la sellette par leur propre télévision, dénonçant scandale après scandale, notamment à Charleroi, dans le logement social etc. L’affaire Francorchamps, dont la portée est tout de même réduite à tous égards, et où de bonnes décisions ont été prises, a fait longtemps la Une des journaux télévisés, sauf l’étude de l’Université de Liège, au fond favorable à la politique menée. Certes, il y a eu l’erreur de tenue d’une commission parlementaire au Parlement de Namur qui a aidé tout au long de l’année les journalistes à présenter le comportement de la classe politique wallonne comme celui de «branquignols», les électeurs wallons étant peu à peu englobés dans le même mépris puisqu’ils votent pour les mêmes: PS, mais aussi CDH et MR. C’est le discours antiwallon des médias francophones (malheureusement exploité aussi par le Président d’honneur du RWF). à la suite des déclarations de Leterme, les mêmes médias qui ne nous veulent pas nécessairement du bien de manière générale, nous prient d’être solidaires avec les Francophones les plus visés, ceux de la périphérie bruxelloise, et nous demandent aussi d’applaudir à la plainte déposée pour offense «au Roi» (avec un grand R) par Olivier Maingain.
... ceux qui lui demandent d’être solidaire
Quelle est cette solidarité? Une solidarité surtout linguistique des Wallons à l’égard de Bruxelles menacée par la Flandre, mais jamais vraiment celle des Bruxellois à l’égard des difficultés économiques de la Wallonie. Alors que la Wallonie s’est érigée comme partenaire dans la Belgique fédérale en luttant pour son économie. Le problème est bien sûr qu’il est plus difficile de formuler cette solidarité en termes spectaculaires: il s’agit de chiffres, de PIB, de chômage etc.
Mais il y a plus. On doit s’étonner que beaucoup reprochent aux Wallons de ne pas intégrer les Bruxellois dans le Plan Marshall. Car le Plan Marshall est un programme politique, même s’il a le soutien des grandes forces sociales organisées en Wallonie. Il faudrait donc, pour que la Région de Bruxelles y soit, comme on dit, «intégrée», que son gouvernement se saisisse de la question. Or le Gouvernement bruxellois ne fonctionne pas bien - en raison des Flamands qui en font partie et le bloquent - et ne parvient même pas à empêcher les avions de survoler la capitale dans des conditions de nuisance énorme. Nous ne mettons donc pas en cause les dirigeants bruxellois ou les Bruxellois (francophones), mais les médias qui, d’une part, en appellent sans cesse à notre solidarité, mais hésitent tellement à placer sur la Wallonie sur la carte, voire même à en prononcer simplement le nom...
Des journalistes peu éclairés en matière historique
Si, par exemple, les Flamands connaissent leur histoire et en font même une arme de combat pour nous culpabiliser, de plus en plus de journalistes wallons ou francophones s’en font une image fausse. Peut-être sont-ils parfois aidés à cet égard par élio Di Rupo qui a parfois rappelé que les Wallons auraient dû «choisir» le bilinguisme en 1932 ou en 19633, c’est-à-dire une Belgique bilingue d’Ostende à Arlon. C’est une chose que tout le monde répète en une certaine vulgate belgicaine, mais dont personne n’a jamais précisé le sens, car c’est impossible.
Que voudrait dire en effet un «choix» par les Wallons du bilinguisme en 1932 ou en 1963? D’abord, comment un peuple qui ne parlait pas le néerlandais à ce moment (contrairement à la Flandre imprégnée de français), qui ne commençait (surtout en 1932), qu’à s’essayer vraiment au français, au-delà des langues régionales, aurait-il pu fournir en sus l’effort d’apprendre une autre langue qui n’était en rien implantée en Wallonie et dépourvue de prestige tant intérieur qu’extérieur?
En outre, les Flamands - qui sont certes souvent bilingues, mais c’est l’effet d’une situation socio-linguistique inconnue des Wallons - ne furent jamais partisans du bilinguisme généralisé à tout le pays. Et puis, l’effet de ce bilinguisme généralisé aurait été favorable à... l’unilinguisme francophone! Le statut bilingue de Bruxelles a amené cette ville à une francisation quasiment complète! Veut-on dire que les Wallons ont mal calculé leur coup en 1932 et qu’ils auraient dû choisir le bilinguisme pour faciliter la francisation du pays? Certainement, non, ce n’est pas très vraisemblable (encore moins vraisemblable que de dire que le choix du bilinguisme eût été possible en 1932).
Pourtant, on continue à reprocher aux Wallons de ne pas être bilingues, notamment en fonction de leur «refus» du bilinguisme en 1932 ou 1963, alors qu’ils n’ont rien refusé puisque la chose était - socialement, sociologiquement, collectivement - impossible (on ne nie pas que parler le néerlandais soit une bonne chose, mais qu’elle n’était pas réalisable à grande échelle dans le passé, à supposer qu’elle le soit aujourd’hui...).
Cette erreur n’est pas la plus grave.
De plus en plus de jounalistes laissent entendre que ce sont surtout les Flamands qui auraient voulu la transformation de l’état et finiront un jour par être encore plus sceptiques que la population elle-même - pas toujours bien éclairée non plus - qui attribue toute la responsabilité - la faute! - de l’évolution de l’état vers le fédéralisme aux politiciens et rien qu’à eux, de préférence ceux d’aujourd’hui.
Ce dont ne s’avisent pas ces messieurs-dames, c’est que, à toutes les revendications flamandes, depuis 1912, s’est nouée une revendication wallonne essentielle: l’autonomie. On se contente de dire que le mouvement wallon est une réaction au mouvement flamand, laissant subodorer par là qu’on n’y aurait défendu que le français comme le laisse supposer le slogan (au nom de cette langue), de la solidarité Wallonie-Bruxelles. Alors que, dès 1912, face à une Flandre votant comme un rouleau compresseur les lois en faveur du flamand, les Wallons de l’époque, puis entre les deux guerres et jusqu’à aujourd’hui, ont bien vu que cette agitation flamande était animée par la volonté de dominer à partir de réflexes cléricaux et conservateurs qui ont revêtu d’autres formes aujourd’hui. Il est quand même heureux qu’élio Di Rupo tienne aujourd’hui un langage quand même un peu différent (voyez ses déclarations en p. 4 de couverture).
Il y a une mollesse intellectuelle des acteurs des médias «francophones» face aux accusations flamandes sur les réalités économiques, alors que des dossiers bien rédigés sont récemment parus - sur les transferts par exemple - qui mettent gravement en cause certaines affirmations flamandes faites avec légèreté. Certes, l’émission Arguments y a consacré toute une heure en juin dernier, mais elle vient d’être supprimée... alors que c’était l’un des rares endroits à la RTBF où l’on parlait un peu intelligement d’histoire, de sociologie et de philosophie, d’économie en général et aussi de nous. Ce qui est important, car on n’est jamais intelligents qu’en se comprenant d’abord soi-même.
Je m’en voudrais, pour terminer, de ne pas mettre devant les yeux des lecteurs le calcul récemment réalisé par un juriste, administrateur de l’Encyclopédie Wikipédia, sur la répartition des emplois publics occupés par des Flamands ou des Wallons.
|
Habitants |
En % |
Employés secteur public |
en % |
Nombre/1000 habitants |
Fonctionnaires |
en % |
Nombre/1000 habitants |
Flamands |
6 194 173 |
59,29% |
392 218 |
59,35% |
63,32 |
254 679 |
59,06% |
41,12 |
Francophones |
4 251 678 |
40,70% |
268 630 |
40,65% |
63,18 |
176 708 |
40,94% |
41,53 |
Et la Wallonie pourrait effectivement avoir proportionnellement plus d’emplois publics, compte tenu de l’étendue de son territoire. Le bruit fait autour du rapport d’Alain De Stexhe sur la Wallonie, se fondait en particulier sur l’idée que la Wallonie s’affaiblissait de trop d’emplois publics. On peut se demander si ce n’est pas en raison du bruit médiatique fait autour de ce rapport que le Plan Marshall (certes nécessaire) a, non pas été lancé, mais si médiatisé. L’ignorance n’est un atout ni pour la Wallonie, ni pour personne.
- 1. Yves Quairiaux, L'image du Flamand en Wallonie, Labor, Bruxelles, 2006, p.30.
- 2. Ladrière, Meynaud et Perin, La décision politique en Belgique, CRISP, Bruxelles, 1965.
- 3. Mina Alzemberg Karny et Lili Rochette-Russe, Centre Harmel, article de l'Encyclopédie du Mouvement wallon, IJD, Charleroi, 2000, Tome I, pp. 241-242.