De Thier, un cinéma quasi « biologique »
Il aura fallu presque 40 ans pour que la fleur maigre de Paul Meyer s’envole, mais depuis elle n’a cessé d’essaimer en nombre sur les champs de l’imaginaire de la Wallonie cinématographique. Le premier long métrage de Thomas De Thier, Des plumes dans la tête sorti en salles il y a quelques mois mérite certainement que l’on y revienne, ne serait-ce que parce qu’il contribue à la représentation qu’un espace public, qu’une société civile se donne d’elle-même pour elle-même et pour l’autre.
Trois films wallons dont celui-ci…au début de l’an 2000
Lorsque l’on voudra connaître ce que fut la Wallonie du début des années 2000, il apparaîtra comme frappant, qu’en l’espace de quelques mois, trois films ont eu comme thème la question du deuil et de la transmission. Outre Thomas De Thier, il s’agit de L’autre de Benoît Mariage et du Fils de Luc et Jean-Pierre Dardenne. Ses films ont bien sur leur style et leur esthétique propres, des degrés d’aboutissement différents, mais ils n’en présentent pas moins des similitudes intéressantes. Des plumes dans la tête est le plus organique des films précités, la nature et les paysages, les animaux et donc les hommes sont filmés d’une manière presque ‘biologique’, il est par exemple le seul où le sexe en acte(s) est filmé. Cette représentation quasi contemplative de la nature n’occultant pas la part de dureté, voire de cruauté, ne serait-ce que par le passage inéluctable des saisons, inhérente à celle-ci.
Dans une interview, De Thier évoquait son respect pour certains cinéastes d’Extrême-Orient et c’est vrai que cette alliance du ‘beau’ et du ‘vrai’ présent dans ‘des plumes dans la tête’ peut faire penser à Imamura ou, pourquoi pas, au Kitano de A scene at the sea. Même si son auteur tient à s’en distancier, ce film est aussi à rapprocher d’un certain cinéma ‘social’, étiquette que quelques piètres connaisseurs ou contempteurs plus ou moins dissimulés du cinéma wallon, s’acharne à vouloir lui coller à tout prix. Nous pouvons comprendre que Thomas De Thier ne souhaite pas se voir catalogué comme ‘un cinéaste social’ ou être considéré comme du sous-Dardenne. Toutefois, il montre les difficultés des personnes dont le travail repose, en tout ou en partie, sur la sucrerie de Genappe, celle-ci ayant depuis fermé ses portes. Mais le ‘réalisme’ du film est constamment parasité par divers interludes reposant sur trois comédiens-chanteurs (en wallon !), mais nous ne sommes pas convaincu que ces ‘respirations’ constituent la meilleure idée du film.
Le deuil, la perte
Nous ne pouvons qu’insister sur le fait que ses trois films sont clairement inscrits dans un territoire, tant physique qu’imaginaire, déterminé. Seraing et la région de Liège chez les Dardenne, Genappe et le Brabant wallon chez De Thier, même si cet enracinement physique est moins marqué chez Mariage, il se produit clairement par le biais des personnages.
Si dans Le fils , il était question de la volonté de vengeance d’un père face à la perte d’un enfant assassiné, dans L’autre des conséquences sur un couple d’une réduction de grossesse , Des plumes dans la tête évoque le refus puis l’acceptation d’une mère face à la disparition accidentelle de son enfant.
Nous ne pouvons que nous interroger sur cette présence du deuil, de la perte, le hasard n’existant pas, nous ne pouvons accepter l’idée d’une simple coïncidence. Si la question de la transmission entre générations était une des questions clés de la fin des années 60, début des années 70, dans les cinémas allemand, italien, français (pour résumer : Papa, dans ton jeune temps, as-tu été résistant ou collabo, ou pire attentiste ?). Ici, le spectateur est plutôt confronté à l’impossibilité, provisoire ou définitive, de l’acte de transmission même. Sans pouvoir prétendre connaître tous les cinémas nationaux, nous ne voyons guère d’autres cinématographies où cette question presque indicible qu’est la perte d’un enfant se retrouve aussi massivement et simultanément. On peut se perdre éternellement en conjecture, est-ce une métaphore de la mort Wallonie industrielle issue du XIXe siècle et de la difficulté de transmettre la mémoire de celles-ci, de l’amnésie collective (le Congo, Léopold III, etc.) inhérente à une certaine survivance de l’Etat belge, du délitement ou démantèlement progressif de ce même Etat, de la dévalorisation de l’homme dans une société où presque tout reposait sur sa force (métallurgie, mines, agriculture, etc.) et de sa recherche de nouveaux rôles, des disparitions d’enfants (Dutroux, Fourniret), etc. ?
Il faut aussi insister sur le fait que dans ces trois films, la perte n’est pas niée ou, si vous préférez, seule la reconnaissance et la prise en compte de celle-ci permet aux hommes et aux femmes de continuer à avancer ou d’envisager, malgré tout, un futur. Dans un de ses derniers textes écrits juste avant l’apocalypse de la seconde guerre mondiale qui l’emporta, le philosophe Walter Benjamin écrivait que « rien de ce qui eut jamais lieu n’est perdu pour l’histoire. Certes, ce n’est qu’à l’humanité rédimée qu’échoit pleinement son passé. C’est-à-dire que pour elle seule son passé est devenu intégralement citable. Chacun des instants qu’elle a vécus devient une citation à l’ordre du jour et ce jour est justement celui du jugement dernier » 1. Si ce qui est vrai pour l’humanité l’est aussi pour un individu, est-ce que ce qui est vrai pour un individu l’est aussi pour une société ?
- 1. W. Benjamin, Oeuvres , Tome III, Ed. Folio, Paris 2000, p. 429