Papon : anamnèse française, amnésie belge
Tant d'approximations et de déclarations hâtives se sont répandues dans le sillage du procès Papon qu'il nous a semblé intéressant d'élaborer un essai de synthèse de cette époque trouble. Nous nous pencherons en premier sur certains des mythes supposés de cette époque. Nous verrons ce que concrètement résister et collaborer signifiaient. L'étude monumentale de Marc - Olivier Baruch Servir l'Etat français, l'administration en France de 1940 à 1944 permettra d'évoquer la collaboration d'Etat, dont Papon fut l'un des rouages, et le problème de la responsabilité éthique des fonctionnaires. Nous conclurons en traçant un parallèle entre une France confrontée à son passé et un Etat belge revendiquant toujours son amnésie (tant collective qu'individuelle)
Mythes et histoire
On évoque souvent l'idée du mythe de la France gaulliste ou résistante, terminologie qui pourrait faire penser que la Résistance n'aurait jamais réellement existé. Pourtant celle-ci, tout comme la collaboration d'ailleurs, ne fut nullement une mythe, mais une réalité concrète. Le mythe le plus conséquent qu'a engendré cette époque est celui de la continuité de la République entre 1940 et 1944. Une fois les 10 Actes constitutionnels de juillet 1940 adoptés (ils fondaient l'Etat français de Pétain), celle-ci serait automatiquement passée à Londres. Si cette affirmation est difficilement contestable d'un point de vue éthique ou symbolique, sur le plan juridique elle l'est un peu plus. Le grand juriste, et l'un des premiers « londoniens », que fut René Cassin élabora toutefois, dès la fin 1940, une démonstration juridique prouvant le caractère antirépublicain du régime de Vichy 1 . Au moment de la libération de la France métropolitaine, le Gouvernement Provisoire de la République Française (GPRF), conscient de cette difficulté, adopta le principe suivant dans l'Ordonnance du 9 Août 1944: L'ensemble des lois et arrêtés de Vichy seront considérés comme valides, seules les normes expressément visées par l'Ordonnance seront invalidées. Ainsi l'article 3 excluait toute validation des actes constitutionnels ainsi que de l'ensemble de la législation d'exclusion (statuts des juifs, retrait de la nationalité française). Les autres actes du régime vichyste étaient répartis en deux catégories, ceux qui étaient censés n'avoir produit aucun effet, y compris avant le rétablissement de la légalité républicaine (annulation ex nihilo), les autres actes voyaient leurs effets antérieurs validés, mais ils ne produiront plus d'effets pour l'avenir (annulation ex nunc). 2 Dans la foulée de cette ordonnance, le GPRF mis en place des commissions de révision des nominations dans chaque département ministériel, celles-ci rencontrèrent bien des obstacles pour épurer la fonction publique, mais il s'agit là d'un autre sujet. Le GPRF se retrouva donc dans l'impossibilité d'annuler, d'un simple trait de plume, l'ensemble des dispositions touchant à la fonction étatique qu'avait produit la prise en main de l'appareil administratif par le régime vichyste. La fiction est donc là, beaucoup plus que sur la réalité de la Résistance française. L'historien Pierre Laborie, spécialiste de l'opinion publique française pendant l'Occupation, a nettement montré que non seulement il n'y eu jamais 40 millions de pétainistes, même en juillet 1940, mais que dès le printemps 1941 l'hostilité au régime entame une courbe ascendante continue. Ce phénomène est antérieur à l'entrée en guerre de l'URSS et donc de celle des militants et cadres du PCF. L'existence de ce sentiment d'hostilité grandissant n'impliquait évidemment pas une participation active et continue à la Résistance tant intérieure que londonienne.
Résister
Même si d'autres facettes que recouvrait le terme générique de Résistance seront évoquées ultérieurement, il faut insister sur le fait que la Résistance organisée et active fut extrêmement minoritaire, tant en France que dans le reste de l'Europe occupée. Cette constatation rend d'ailleurs encore plus digne de souvenir l'action de ces quelques hommes et femmes. Selon l'historien Jean-Pierre Azéma, deux engagements ont été déterminants dans l'entrée en Résistance: " Le patriotisme, teinté d'une dose plus ou moins grande de germanophobie et l'antifascisme " 3. La Résistance se manifesta sous deux formes: les mouvements et les réseaux. Les mouvements se sont progressivement structurés autour des personnes qui voulaient agir, d'une manière ou d'une autre, contre la présence des Allemands. Ce rassemblement de personnes se faisant souvent sur une base idéologique ou politique. Une des premières actions les plus fréquentes de ces mouvements fut la création de feuilles d'information clandestines destinées à contrer la propagande de l'Occupant et de Vichy. Il y eu aussi diverses actions symboliques telle le défilé de lycéens et d'étudiants devant l'Arc de Triomphe le 11 novembre 1940. Petit à petit, ces mouvements passèrent à l'action directe ou au sabotage. Ce sont les huit grands mouvements de Résistance que l'on retrouva, en 1943, à la base de la création de cette institution unique en Europe que fut le Conseil National de la Résistance (CNR). Même s'il s'avère difficile de distinguer les sympathisants ou " petites mains " de la Résistance, des permanents ou exécutants de ces mouvements, Azéma cite le nombre de 230.000 personnes reconnues après guerre " combattant volontaire de la Résistance ". 4 Cette qualité ne fut accordée qu'aux personnes entrées en Résistance avant mars 1944 et ayant milité sans discontinuité, ce qui élimina un grand nombre de sympathisants ou ces fameux résistants de la vingt-cinquième heure tenant plus du mythe que de la réalité.
Le caractère drastique de cette procédure d'après guerre est évident, ainsi le mouvement " Franc-Tireur " (uniquement présent en zone sud) compta entre 500 et 800 permanents et de 8 à 10.000 militants. Sur l'ensemble de ces personnes, seuls 1.500 furent reconnues combattants volontaires de la Résistance. L'autre grande forme de Résistance qu'était les réseaux se donnait plutôt pour vocation d'exécuter un travail militaire précis. Il s'agissait principalement du renseignement, du sabotage et de l'évasion de certaines personnes telles les pilotes de guerre alliés. Ces réseaux ne furent pas exclusivement franco-français, les Britanniques du SOE du lieutenant-colonel Buckmaster furent d'une efficacité redoutable . Ces derniers employèrent plusieurs milliers de Français, indépendamment du BCRA gaulliste ou des services de renseignements des divers mouvements de la Résistance intérieure. 250 réseaux furent reconnus après guerre " unités combattantes ", ils totalisèrent environ 150.000 agents ou sympathisants. Azéma estime donc qu'au printemps 1944 un million de français sont ou ont été résistants et sympathisants actifs. Que connaît-on de ces personnes? On peut estimer que 70 % d'entre elles avaient moins de 45 ans. La présence des femmes est plus difficile à évaluer, le sexisme de l'époque les tint éloignées des postes de direction, mais elles devaient probablement constituer entre un cinquième et un tiers de l'ensemble des résistants. Toutes les classes furent présentes sauf la paysannerie, mais trois milieux ont été particulièrement porteurs les ouvriers, les classes moyennes indépendantes (notamment les professions libérales et les commerçants), les classes moyennes salariées (cheminots, agents des PTT - ces dernières catégories étant sur-représentées - employés municipaux, enseignants). Après ce rapide tableau de la Résistance, il faut examiner les forces du camp opposé, c'est à dire celui des collaborateurs et des " collaborationnistes ".
La France collaboratrice
D'autres aspects de la collaboration, notamment la collaboration administrative seront évoquées ci-dessous, mais il faut d'abord essayer de définir cette nébuleuse encore plus complexe à discerner que la Résistance. L'historien Henri Rousso considère que la Collaboration fut, selon les lieux et les époques, un choix, une tactique, une stratégie politique, une contrainte économique, un engagement idéologique, un état d'esprit voire un moyen de promotion sociale. Il faut distinguer les partisans de la Collaboration des " collaborationnistes ". Collaborer, c'était accepter la défaite de la France ou croire à la victoire de l'Allemagne, c'était rejeter la démocratie républicaine, les Juifs, les résistants, les communistes, les Anglo-saxons 5. Marc-Olivier Baruch conclut " qu'il y a plus qu'une différence de nuances entre ceux qui entendaient profiter du parapluie allemand pour imposer à la France une forme de révolution - certes nationale - apparaissant comme une synthèse des tendances anti-libérales, antidémocratiques et anticapitalistes et ceux qui recherchèrent outre Rhin un modèle social et politique. " 6
Une fois que l'on considérait la défaite de la France comme consumée, pourquoi rechercher l'entente, la collaboration avec la force occupante ? Rousso pense que l'une des raisons structurelles de cette recherche " a été le désir d'installer durablement un système politique, économique et social, en rupture complète avec la tradition républicaine " 7 . L'évolution et l'action du régime vichyste peut être résumée en quatre grandes périodes. La première va de juin 1940 à février 1941, elle commence avec l'armistice et se conclut avec l'arrivée au pouvoir de l'amiral Darlan. Le 10 juillet 1940 les pleins pouvoirs sont dévolus par le parlement au maréchal Pétain. Dès le 11, une série d'amendements constitutionnels mettent fin, en fait et en droit, à la troisième République.
L'amendement Wallon de 1875 qui instituait la présidence de la République est abrogé, symboliquement le Journal officiel de la République devient celui de l'Etat français, le régime prenant un tour nettement monarchique et/ou autoritaire. Le premier amendement constitutionnel contenait cette phrase lourde de sens « Nous, Philippe Pétain, Maréchal de France, vu les lois constitutionnelles du 10 juillet 1940, déclarons assumer les fonctions de Chef de l'Etat » 8. Un seul homme concentre donc en ses mains l'ensemble des trois pouvoirs. Sur le plan interne, cette période est sans doute la plus « Action Française » du régime, elle s'incarne dans la personne du Garde des Sceaux Raphaël Allibert. Outre le sabordage des valeurs de la République, la gueuse tant haïe par les maurassiens, les naturalisations sont remises en cause, le premier Statut des Juifs est promulgué en octobre, la fonction publique est épurée. L'historien israélien Zeev Sternhell pense que l'obsession antijuive du régime de Vichy n'est nullement fortuite: « Le destin des Juifs, plus que celui de n'importe quelle autre catégorie d'hommes et de femmes en Europe était, depuis les premiers jours de l'émancipation, lié à celui des valeurs enracinées dans la révolution française. Le Juif, membre d'un corps de citoyens libres et égaux en droit, était le vivant symbole de cette révolution qui, à la fin du XVIIIe siècle, avait bouleversé le monde. Voila pourquoi tous ceux qui, en été 1940, accourent pour défaire l'œuvre des hommes de 1789 et sauver la France de la déchéance libérale et démocratique ne pouvaient faire la fine bouche face aux lois antijuives. » 9 Sur le plan externe, cette période est symbolisée par la poignée de mains d'octobre 1940 entre Hitler et Pétain à Montoire, cette rencontre donnant un caractère public à la collaboration d'Etat. La deuxième période s'étend de février 1941 à août 1942. Laval est remplacé par l'amiral Darlan, ce dernier confie la gestion des affaires à des technocrates de la haute administration qui souhaitent avant tout une collaboration efficace avec l'Occupant. Cette politique visait à faire de la France une puissance alliée de l'Allemagne nazie. La troisième période va d'août 1942 à janvier 1944. Le retour au pouvoir de Laval marque le début de la collaboration policière avec les forces allemandes. Cette politique fut initiée par les accords Bousquet Oberg de juin 1942 qui mit la police française au service des rafles antijuiives de la puissance occupante 10. C'est la fin des illusions pour le régime de Vichy, la zone sud est occupée, le Service du Travail obligatoire (STO) est imposé, la Flotte s'est sabordée, l'Empire est sous contrôle gaulliste ou allié. Enfin la période qui va de janvier 1944 à la libération est celle de « l'Etat milicien ». Joseph Darnand, chef de la milice et SS français, concentre entre ses mains l'ensemble de l'appareil répressif contre l'ennemi intérieur par le biais d'intendants de police sous son contrôle direct et de cours martiales. Le gouvernement Laval voyait aussi l'entrée de certains « collaborationnistes » tels Déat ou Philippe Henriot. La thèse du Vichy " « bouclier », toujours défendue par certains, est clairement infirmée par les faits, Henri Rousso considère que la collaboration d'Etat « correspond à une volonté politique délibérée de Pétain, Darlan, Laval dans un contexte mouvant. Elle exprime l'idéologie d'une certaine classe politique, obsédée par l'ennemi intérieur (...), accaparée par la mise en place d'un régime nouveau sous l'œil (...) de l'Occupant . » 11.
La collaboration « idéologique » fut quant à elle le fait d'une petite minorité d'hommes politiques, d'intellectuels, de militaires ou de paramilitaires. Le RNP de Déat et le PPF de Doriot n'ont jamais dépassé les 20.000 membres, le groupe Collaboration 6.000. La Milice comptait en 1943 entre 20 et 30.000 membres en zone sud et 5.000 en zone nord. Soit un total inférieur à 100.000 personnes, total auquel il faut ajouter les combattants sur le front de l'est au sein de la LVF (20.000 volontaires entre 1941 et 1943, ce nombre était tombé à 2.317 hommes en mai 1943) puis de la division SS Charlemagne (7.000 hommes en janvier 1945) ainsi que les auxiliaires des polices allemandes (40.000 hommes). Il est donc certain que la France, entre 1940 et 1944, ne fut ni résistante ni collaboratrice, dans son intégralité, 90 voire 95 % des français se contentèrent de survivre à ces années noires avec des sentiments divers et changeants au fil du temps. Cet état de fait n'étant nullement en soi méprisable. On peut donc se poser la question de la survivance au sein de la société française contemporaine d'un tel débat ou traumatisme sur la collaboration et Vichy ? Pour Rousso : « la collaboration s'inscrit dans une spécificité et une continuité qui appartiennent à l'histoire politique de la France, les collaborateurs n'ont pas hésité à profiter de la victoire temporaire des allemands pour déclencher une guerre civile qui couvait depuis l'affaire Dreyfus (...). En définitive la blessure la plus profonde est d'ordre interne et touche la mémoire. La collaboration, toutes tendances confondues et malgré son caractère minoritaire, a creusé un fossé profond en rouvrant les failles anciennes et en créant des nouvelles. Car il y a bien, la aussi, une question en suspens: si l'on admet que le pays fut peu sensible à la Collaboration, comment expliquer que cette dernière, plus que l'occupation en elle-même, ait engendré un traumatisme aigu et surtout aussi durable ? Pourquoi les Français ont-ils refoulé un crime qu'ils n'auraient pas commis ? » 12
La fonction publique sous Vichy
Lorsque l'on analyse l'action de l'administration française entre 1940 et 1944, il faut signaler en premier lieu que celle-ci n'était pas exactement la même qu'en 1939. Celle-ci va en effet connaître une série d'épuration au cours de cette période. Dès 1939, suite à la dissolution du PCF et des organisations communistes par le gouvernement Daladier, un première vague d'élimination des fonctionnaires « indésirables » se produit. « Au premier mars 1940, elle avait conduit à 649 sanctions au sein de l'administration de l'Etat dont 382 révocations ou licenciements » 13. L'Etat français qui s'est mis en place en juillet 1940 veut éliminer de ses rangs: les Juifs, les naturalisés, les francs-maçons ou toute personne qu'il juge peu dévoué à l'ordre nouveau. Dès le 12 juillet, une loi prévoit que seul peuvent appartenir à un cabinet ministériel les personnes nées de parents français. Cette obsession raciale ou raciste du premier Vichy se manifesta aussi dans la loi du 22 juillet qui décida de réviser l'ensemble des naturalisations intervenues depuis 1927. 15.000 personnes, dont 6.000 juifs, perdirent ainsi la nationalité française. Le 17 juillet, les lois relatives aux fonctionnaires nés de père non français et au relèvement de fonction entrent en vigueur. Ces lois visaient, selon son exposé des motifs, à éliminer de la fonction publique « les éléments qui, en raison soit de leur origine, soit de leur activité antérieure, se montraient incapables de collaborer sincèrement et efficacement à l'œuvre de redressement national » 14 .Cette épuration se pratiqua par le biais d'arrêtés ministériels non motivés, les personnes visées étant soit radiées des cadres, soit reclassées dans un emploi à la rémunération inférieure, soit admises à la retraite à taux plein ou partiel selon la durée de leurs services. Bien qu'à l'origine prévu jusqu'au 30 octobre 1940, ce dispositif resta en vigueur jusqu'à la libération. Au 29 avril 1941, le premier bilan de l'application de ces lois était assez mitigé. On relevait une très grande disparité entre les ministères. Le plus actif fut le Ministère de l'Intérieur qui alignait un score de 3.329 relèvements de fonction dont 2873 agents des collectivités locales. Il était suivi par le Ministère de la Guerre qui avait écarté 671 agents, n'en reclassant que 5, et annonçait que 950 autres personnes allaient suivre. Par contre 3 inspecteurs du travail sur 286 et seulement 194 instituteurs s'étaient vu appliquer ces lois. Aux affaires étrangères, il n'y eu qu'un cas d'application mais on dénombra 20 révocations et 10 retraites anticipées 15.
Si l'on additionne l'ensemble de ces mesures, on obtient un total d'environ 7.500 personnes, ce qui peut paraître peu (1.15%) pour une fonction publique estimée à 661.000 agents. Mais il faut aussi prendre en compte la place hiérarchique, administrative ou judiciaire, des fonctionnaires " « épurés » . Le nombre de hauts fonctionnaires étant estimé à 3.000, quelques changements à un tel niveau pouvait être important. Quatre conseillers d'Etat, 47 juges ou procureurs de tribunaux d'instances, 47 juges de paix furent révoqués. Un conseiller d'Etat, 3 conseillers à la Cour de cassation et un procureur général furent admis d'office à la retraite. Les lois du 17 juillet 1940 furent massivement appliquées au sein du corps préfectoral. Au premier mars 1941, l'épuration avait touché 39 Préfets et 30 sous-préfets ou Secrétaires Généraux, quelques uns furent reclassés directeur d'hospices, de sanatoriums, ou d'asiles psychiatriques. «Quatre mois plus tard, une note du Ministère de l'intérieur tirait le bilan des mouvements auxquels avaient procédés l'Etat français: 82 postes sur 87 étaient occupés par de nouveaux titulaires, tandis que 80 anciens Préfets étaient sortis des cadres (dont 33 par retraite anticipée et 40 par les lois du 17 juillet 1940). La régénération promise se traduisit par l'entrée dans la carrière préfectorale de 23 nouveaux venus, issus d'abord des armées (7), puis du Conseil d'Etat (5) et de l'administration des colonies (3). Même si c'était effectivement une novation, trois des nouveaux Préfets n'étaient pas des fonctionnaires, le renouvellement du corps préfectoral restait pour l'essentiel limité, fonction militaire mise à part, aux sphères classiques de la haute administration. » 16. Ce vaste mouvement des cadres s'accompagne d'un renforcement considérable du pouvoir des Préfets.
La loi du 23 décembre 1940 concentra l'ensemble des pouvoirs administratifs dans les mains du représentant du pouvoir central. « Tous les directeurs de services, fussent-ils les plus techniques, se voyaient rappeler leur subordination au Préfet.» 17 Ultérieurement, le recrutement et la rémunération du personnel des préfectures furent soustraits à la compétence des conseils généraux pour être confiés aux Préfets. Dans la logique de cette pratique, les conseils généraux furent suspendus et l'élection des conseils municipaux des villes de plus de 2.000 habitants fut supprimée. Enfin, en avril 1941, Vichy institua un nouvel échelon dans son contrôle autoritaire des entités décentralisées en instituant les Préfets régionaux compétents en matière de police et de ravitaillement. 18 L'exemple des Préfets montre clairement l'influence de ces deux lois. Les secondes victimes d'un point de vue chronologique de l'épuration de la fonction publique furent les Juifs. Le premier Statut des Juifs conduisit à 2910 révocations. « Cette loi considérait comme juif toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même était juif . » 19 Ce statut prévoyait l'expulsion des juifs de la police, de la diplomatie, de l'armée, de la justice, de la carrière préfectorale et des échelons supérieurs de l'administration ainsi que de l'éducation nationale et de l'industrie du cinéma et de l'édition.
Le suivi de cette loi fut confié à un tout nouveau Commissariat Général aux Questions Juives. Devant les difficultés d'application de ce premier statut, un second statut fut adopté en juin 1941. Il déclarait juif quiconque était de religion juive et ayant deux grands-parents juifs et toute personne, quel que soit sa confession, ayant trois grands-parents juifs. Cette loi provoqua la révocation de 512 fonctionnaires. Ces deux statuts furent appliquées avec zèle et sans pitié. Au total, seul 1% des fonctionnaires visés par ces mesures purent bénéficier d'une dérogation, celle-ci conserva donc un caractère exceptionnel 20 . Au total, il y eu 3422 Juifs exclus de la fonction publique dont 2669 en zone sud. C'est au sein de l'armée que ces exclusions furent la plus massive (37% des agents atteints) suivis de l'éducation nationale (32%). La sur-représentation de la zone non occupée s'explique par l'application de ces statuts aux Départements français d'Algérie. Quelle conclusion tirer de l'épuration qui toucha la fonction publique française ? « En première analyse, l'administration de la République, sans doute plus marquée par le radicalisme que par l'esprit d'Action Française, ne professait guère d'antisémitisme, même si ces représentants de la moyenne bourgeoisie qu'étaient les fonctionnaires des administrations centrales purent ne pas rester insensibles à la force du discours xénophobe des années 30 (...). D'autres mécanismes, relevant plus du fonctionnement bureaucratique que du contexte politique, se mêlèrent pour faire de l'application de ces mesures d'exclusion une parfaite réussite administrative. Il s'agit d'abord, et avant tout, du primat de l'obéissance, vertu cardinale dont le régime rappelait en toute occasion l'absolue nécessité (...). Entre également en ligne de compte une forme d'intégrisme juridique, qui accordait le dernier mot à la norme de droit et plus précisément à la lettre de la norme. Ce fut enfin la mobilisation d'une forme de conscience professionnelle - que nous ne pouvons aujourd'hui que juger dévoyée, mais qui joua un rôle important dans la relation entre le régime et ses fonctionnaires - lorsqu'il était fait appel à toute la créativité et à l'assiduité de l'administration pour trouver des solutions à un problème qui n'avait pas de précédents. » 21 Obéissance, juridisme, « conscience professionnelle », voilà donc les trois comportements qui caractérisèrent la fonction publique française entre 1940 et 1944. Nous allons maintenant examiner plus précisément le fonctionnement quotidien de cette administration.
Une administration collaboratrice?
L'autoritarisme à vocation totalitaire du régime de Vichy conduisit à une véritable inflation législative et réglementaire. Entre 1940 et 1944, la fonction publique vit ses effectifs augmenter de près de 25%, ce qui rendit encore plus lourd le maniement de la machine administrative. Vichy s'enferra en effet rapidement dans un véritable cercle vicieux: Plus il menait une politique interventionniste, plus il avait besoin de nouveaux fonctionnaires, mais plus le nombre de ces derniers augmentait, plus la mise en œuvre de ces politiques s'en trouvait alourdie voire ralentie ! « D'une administration régénérée par l'élimination des " incapables physiques et moraux", le régime avait espéré une participation active à l'effort de redressement nationale. Ce fut une réelle désillusion, pour les pétainistes, les plus fervents, de constater que le zèle ardent qu'ils mettaient à suivre le Maréchal n'était pas uniformément partagé par les bureaux. » 22. Sur ce plan, la seconde moitié de 1942 constitue un tournant. Face à l'accélération de la persécution des Juifs, l'invasion de la zone non occupée, la perte de l'Afrique du nord, l'imposition du STO en février 1943, quelle pouvait encore être le rôle et la place d'une administration française ? Marc-Olivier Baruch reprend l'analyse de l'historien suisse Philippe Burrin sur la collaboration à la française, celle-ci s'étant donné trois modes d'expression: Raison d'état, accommodement, engagement. Situer les moments de basculement entre ces trois stades de la collaboration est évidemment malaisé.
Si définir le « collaborationnisme » est peu difficile, la collaboration d'Etat peut présenter un caractère tant involontaire - c'est à dire résultant de l'occupation militaire du pays, de la convention d'armistice ou des dispositions du droit international de la guerre - que volontaire en devançant les exigences de l'Occupant ou en appliquant avec diligence et efficacité ses décisions. 23 Baruch dénombre cinq grandes formes possibles de collaboration administrative: la fascination du « modèle » nazi, l'influence du jeu politique intérieur, la quête de souveraineté, l'ambition professionnelle ou le carriérisme, la recherche de l'intérêt personnel 24. L'aspect de souveraineté est assez intéressant car il a pris au fil de la guerre, un aspect vital pour les Allemands. La diminution du nombre de troupes stationnées en France, en raison des combats sur le front de l'est, rendit encore plus indispensable l'aide de l'administration française « Il convenait donc de préserver les conditions d'un travail en commun satisfaisant, en s'interdisant de porter des atteintes trop voyantes aux apparences d'indépendance qu'affichait l'administration française, atteintes qui lui auraient ôté toute crédibilité future: d'où l'accord sur le maintien, au profit des autorités françaises, d'un minimum de souveraineté formelle, dont l'utilisation se coula de manière presque idéale dans ce qu'attendait l'occupant. » 25 L'instauration du STO fut " pour beaucoup dans la prise de conscience tardive de la fonction publique, de la différence qu'il pouvait y avoir entre servir face à l'ennemi et servir l'ennemi " 26. A partir de cette événement l'administration française fit jouer toute sa capacité naturelle d'inertie pour éviter de suivre les quelques collaborateurs subsistants ou les collaborationnistes dans leur fuite en avant qui aboutit à la mise en place de l'Etat milicien en janvier 1944. Les rafles effectuées contre les Juifs en juillet 1942 et la mise à la disposition de l'Occupant des forces de police françaises marquèrent le basculement définitif de Vichy. On peut toutefois conclure que pendant les deux premières années de l'occupation, l'obéissance fut la règle dans la fonction publique• 27.
Une administration résistante ?
Il faut évidemment distinguer le caractère organique de la Résistance de la dissidence ou de la désobéissance qui, tout en ouvrant la voie à l'engagement résistant, ne se revendiquent pas comme remise en cause totale du pouvoir de l'ennemi (sa légitimité, ses symboles, sa propagande, son action répressive 28. L'historien britannique Ian Kershaw qualifia l'attitude de la population bavaroise entre 1933 et 1945 par le mot de « dissension », celle-ci se caractérisant par des attitudes de désobéissance civile mineure qui, bien que mettant en cause l'idée d'un contrôle total (totalitaire) du régime, étaient loin de consacrer un rejet fondamental du nazisme. On peut discerner toute une palette de comportements individuels ou collectifs qui passent par le « collaborationnisme », la collaboration d'Etat ou économique, l'accommodation ou la politique du moindre mal, l'attentisme, la dissension, la dissidence et la Résistance. Cet éventail comportemental explique probablement le très petit nombre de personnes qui se situèrent à ses extrémités et ce tant au sein de la population que de la fonction publique. N'oublions pas non plus que toute analyse se doit d'intégrer la temporalité, un citoyen pouvant passer de l'accommodation en juillet 1940, à la dissension au printemps 1941 pour enfin entrer en Résistance en 1942. Les recherches de Baruch donnent à penser qu'à partir de 1943, la fonction publique française bascula dans l'attentisme voire dans la dissension, cela se manifesta notamment par le rejet total des personnes ou organisations « collaborationnistes ». Quand on ne sait pas comment se situer face à une situation mouvante, les fonctionnaires, qui n'étaient pas titulaires d'une fonction trop exposées (police), firent ce qu'ils ont toujours fait: ils se réfugièrent dans la gestion quotidienne en évitant tout dossier potentiellement compromettant. Une autre possibilité était de se lancer dans diverses études sans fin et « neutres » telles la réforme des échelles barémiques 29. Baruch caractérise joliment ce genre de comportement d'exil intérieur. Les avertissements lancés par la Résistance intérieure et le CFLN d'Alger aux fonctionnaires trop zélés ainsi que l'exécution à Alger, début 1944, de l'ancien ministre de Vichy Pierre Pucheu encouragèrent cette évolution. La décision du CFLN, en juillet 1943, de réintégrer l'ensemble des fonctionnaires révoqués par l'Etat français constituait une autre indication que la roue était en train de tourner. La constitution d'un réseau structuré de Résistance au sein de la fonction publique demeura par contre le fait d'une petite minorité.
Le Noyautage des Administrations Publiques (NAP) fut imaginé à la mi-1942 et devint opérationnel un an plus tard. « Il se donnait pour mission de lutter contre le régime depuis l'intérieur même de l'appareil d'état, il s'efforça de mobiliser l'ensemble des outils de diffusion d'informations et d'aide aux résistants qu'étaient prêt à mettre en œuvre (...) ses relais de plus en plus nombreux (...). Toujours minoritaires, cette véritable Résistance administrative avait pour caractéristique spécifique de générer par essence le double jeu. » 30. Un fonctionnaire n'avait d'utilité pour le NAP que tant qu'il pouvait continuer à exercer ses fonctions, repéré ou entré en clandestinité, il représentait plutôt une perte pour la Résistance. Si dès 1940, on peut constater divers comportements individuels dilatoires ou d'obstruction de l'action administrative (excès de zèle, perte ou destruction de documents, « mise sous le coude »), l'apparition d'une structure résistante fut beaucoup plus lente. C'est en octobre 1942, à l'initiative du mouvement « Combat », que fut créé le NAP, ses activités furent d'abord limité à la zone sud, elles s'étendirent à la zone nord à partir de l'été 1943. Ses quatre domaines d'action principaux étaient les PTT, la SNCF, la police, les préfectures. Il devait être tant une structure regroupant l'ensemble des fonctionnaires résistants qu'un organe de renseignement et de sabotage.
En janvier 1943 fut instauré, de manière indépendante, le Super NAP qui se concentrait sur les administrations centrales présentes à Vichy. L'initiative originelle en revenait au mouvement Libération-Sud , ces deux mouvements de Résistance ne fusionnèrent qu'en février 1944. La police développa par ailleurs un réseau indépendant du NAP. Baruch fixe à 1.500 le nombre de fonctionnaires qui, entre 1942 et la libération, firent partie du NAP et du Super NAP. Parmi ceux-ci se trouvaient 3 à 400 permanents entrés en clandestinité. Début 1944, le principal dirigeant du NAP, Claude Bourdet estimait son réseau entre 700 à 1000 membres dont 2 à 300 permanents, total auquel il ajoutait 3 à 400 occasionnels. Ce total représente à peine 0.2% de l'ensemble des fonctionnaires, il faut toutefois garder à l'esprit que le NAP avait plus besoin de qualitatif que de quantitatif à savoir recruter diverses personnes occupant des postes d'influence. Le Super NAP était présent parmi l'ensemble des cabinets ministériels présents à Vichy, y compris ceux de Pétain et Laval ! Le BCRA londonien disposait ainsi dès 1943 d'une copie de la collection complète des rapports préfectoraux mensuels. Vu le caractère hautement exposé de ce type d'activité, Bourdet estima après guerre que son réseau perdit, de 1942 à 1944, entre 100 et 200 agents. Rappelons aussi l'existence de diverses formes de Résistance passive telles celle d'un Préfet fermant les yeux sur les activités résistantes de certains membres de son personnel 31. La neutralité de plus en plus malveillante de l'administration face à la montée de l'Etat milicien mina les fondements même du régime vichyste. Baruch considère que la mise en place et l'exécution du STO fut sabotée dès le début par une majorité de fonctionnaires 32.
Evidemment le double-jeu qu'impliquait cette forme de Résistance permit à certaines personnes compromises de se refaire une virginité en entrant en contact avec la Résistance. Dès 1943, des membres du NAP et du Super NAP furent conscients de ce danger, le giraudisme ayant constitué sur ce plan une excellente passerelle pour certains. Face à ces résistants de la vingt-cinquième heure, le GPRF fut souvent obligé de fermer les yeux, la reconstruction et la restauration de la République lui apparaissant comme la priorité. Baruch souligne de manière éclairante la distinction entre un GPRF contre-Etat et une Résistance intérieure contre-Société. La création de l'Ecole Nationale d'Administration (ENA), début 1945, est l'une des expressions de cette volonté de restauration d'une puissance étatique qui, entre 1940 et 1944, se fourvoya puis s'effondra. Le vaste mouvement préfectoral préparé par le GPRF dès 1943 et exécuté après la libération eut selon Bourdet la conséquence que par l'implication des meilleurs, la masse des fonctionnaires - où attentistes, adeptes du double jeu et résistants de la onzième heure étaient majoritaires - sauva son honneur 33 . (Michel Debré qui, avec l'aide de la Résistance intérieure, fut l'un des pères des Commissaires de la République, regretta lui aussi l'excessive confirmation après la libération de « sépulcres blanchis »).
Il souligne toutefois, à juste titre, la tâche colossale que dut affronter le GPRF « Remplacer l'administration de Vichy, éviter l'établissement d'une nouvelle autorité étrangère, rétablir l'ordre et la justice au profit du gouvernement du Général de Gaulle: voila ce que fut l'œuvre des Commissaires de la République. » 34" Ce rétablissement de l'ordre n'était pas une simple invocation républicaine, la prise de pouvoir de la Milice ayant plongé la nation française dans un véritable début de guerre civile. L'opposition ouverte de la fonction publique conduisit notamment les allemands à arrêter 14 Préfets en mai 1944, le corps préfectoral étant devenu immobile dans sa quasi-totalité en matière de répression de la Résistance• 35.
Conclusions
Comment synthétiser le comportement de la fonction publique française entre 1940 et 1944. Dans un premier temps, celle-ci, certes épurée de ces éléments " indésirables ", partagea l'idée vichyste d'une Europe à l'heure allemande et de la responsabilité du parlementarisme dans l'effondrement moral et militaire de la France en juin 1940. Le traditionnel réflexe d'obéissance de la fonction publique face au pouvoir en place, quel qu'il soit, renforça cette volonté d'accommodement voire de consentement à la présence allemande. Certains hauts fonctionnaires adoptèrent même avec enthousiasme la volonté de régénération nationale revendiquée par le premier Vichy: « Les hommes qui servirent Vichy au plus haut niveau avaient admis, compris, voire souhaité l'abandon des idéaux républicains. » 36. La majorité des fonctionnaires, quant à elle, suivit le cours de la guerre avec des sentiments identiques à ceux de l'ensemble de la population française, mais ils n'en continuèrent pas moins à servir, « obéir leur étaient certes naturel (...) mais comment expliquer qu'une fonction publique qui rejeta avec constance les influences collaborationnistes ait pu, si longtemps, apporter son soutien au régime ?» 37
Tout d'abord, le premier Vichy pouvait apparaître comme légitime en raison de la personne même du Maréchal, son arrivée au pouvoir respectait à priori les formes légales. Ensuite, le régime vichyste semblait laisser subsister une parcelle, certes réduite, mais réelle de la souveraineté internationale de la France (une armée, une flotte, un empire colonial, une zone dite libre). « Privilégier ainsi, comme le fit sans interruption Vichy, les formes sur le fond et croire qu'on peut être souverain en étant sous le joug (...), convenait toutefois à la fonction publique. Lorsqu'il s'agit de mettre en œuvre les mécanismes d'exclusion, cette conjonction d'obéissance et de formalisme pesa lourd » 38. La fonction publique « résista » par contre à l'invasion de son champ d'action par des organes extérieurs tel le Commissariat Général aux Questions Juives ou la Milice. Baruch conclut son étude par un constat pessimiste, selon lui: « cette erreur de perspective, privilégiant les formes sur les contenus, est caractéristique d'un comportement bureaucratique, ce qui n'a pas lieu de surprendre. Mais cet aveuglement ne trouve-t-il pas sa source dans le refus de la fonction publique d'appréhender la part proprement politique - au sens étymologique du terme - de sa mission, en cachant derrière une volonté d'apolitisme pourtant hors de saison son incapacité à distinguer la norme du principe. » 39. La fonction publique se serait donc éloignée de Vichy, non en raison des atteintes répétées de ce régime aux principes républicains, mais plutôt en raison des conséquences concrètes de l'entrée en collaboration de ce même régime. Jean-Pierre Azéma conclut sans équivoque que le passage par le sérail vichyssois ne constitua une incitation à entrer en Résistance que pour une infime minorité de personnes. 40.
A la lecture de l'ouvrage de Baruch, un constat terrible s'impose aux lecteurs: une majorité de fonctionnaires servirent sans arrière-pensée, et parfois même sans penser du tout ! 41 En mettant « leurs compétences et leur respectabilité aux services des finalités de l'ennemi, les fonctionnaires ont trahi les devoirs de leur charge (et) les valeurs qu'ils étaient censé défendre, valeurs plus morales que juridiques (...). L'appareil d'Etat fut prisonnier de son bureaucratisme et victime d'une véritable inversion des priorités. Laissé à lui-même, avec pour contrepoids non plus la capacité de contrôle parlementaire mais l'exaltation absolue de l'ordre, son autoritarisme dégénéra en intégrisme. Rigidité et attachement aux formes en furent les deux manifestations principales, nourries par l'obsession de préserver les apparences de la souveraineté nationale. Dans le dialogue entre principe d'obéissance et éthique de la conviction qui devrait constituer la raison d'être du service public, il est facile de voir où se situa, sous Vichy, le déséquilibre. Le comprendre pour ne plus l'accepter est, pour la fonction publique d'aujourd'hui, une évidente nécessité . » 42
En guise de postface, quelques considérations sur une Belgique amnésique
La petite phrase du président Chirac sur les heures les plus sombres de l'histoire de France, qui n'en finit pas de diviser les gaullistes institutionnels du RPR, pourquoi n'a-t-elle pas suscité une quelconque amorce de débat au sein de l'Etat belge ou de ses composantes ? Dans le cadre d'une excellente « carte blanche », publiée par Le Soir peu après ces propos, l'historien Maxime Steinberg rappelait notamment le rôle de la police communale d'Anvers dans la déportation de la communauté juive de cette ville, les étoiles apposées de leur propre initiative par quelques administrations de Communes bruxelloises. Pourtant cette carte blanche ne suscita aucune réaction, l'Etat belge est-il condamné, presque par essence, à être amnésique ? Il n'y eut pas de gouvernement « collaborateur » présent à Bruxelles, et ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé parmi certains milieux y compris l'entourage royal. S'il n'y eut pas non plus de Statut des Juifs édictés par des autorités belges, la magistrature s'est certes mieux comportée qu'en France, mais la politique du « moindre mal » chère au gouverneur de la Société Générale Galopin, le silence assourdissant du Cardinal Van Roey et du Palais Royal face à la déportation des Juifs et les exécutions d'otages, la politique des Secrétaires généraux des Ministères, tout cela ne devrait-ils pas susciter un véritable débat ? Le succès relatif des émissions télévisées « l'ordre nouveau « ou « jours de guerre » démontrent l'existence d'un certain intérêt parmi l'opinion publique même si le travail appréciable du Centre d'études et de recherches historiques sur la deuxième guerre mondiale ne rencontre pas toujours l'écho qu'il mériterait. Tout se passe comme si, en plus d'être un Etat de plus en plus dépourvu d'avenir, la Belgique était condamnée à être un Etat sans passé, l'un entraînant sans doute l'autre. L'une des raisons, si ce n'est la raison, de cette amnésie collective tient à l'impossibilité même pour le sommet de l'Etat de présenter des excuses publiques, le système monarchique reposant sur la liaison automatique entre une personne, une famille, et une fonction, un Etat.
Lorsque l'ancien Président de la RFA Richard Von Weiszacker présente les excuses de l'Etat allemand à ses victimes, sa fonction qui est d'incarner, même provisoirement, la République Fédérale l'autorise à poser un tel acte alors que son père fut un haut dignitaire du régime hitlérien. Dans le cadre belge, imaginer un acte similaire posé par Albert ou Baudouin est impossible car il équivaudrait à une condamnation de l'action (ou de la non-action) de leur père, c'est donc pour cela qu'il ne sera jamais posé. Lors de la cérémonie d'indépendance du Congo en 1960, Baudouin préféra évoquer l'œuvre civilisatrice de la Belgique plutôt que présenter les excuses de l'Etat belge au peuple congolais pour le pillage et la rapacité éhontée dont fit preuve son ancêtre Léopold II lorsqu'il était Chef de l'Etat Indépendant du Congo. Cette situation inspira à Joseph Conrad sa terrible nouvelle Au cœur des ténèbres où la folie de Kurtz annonçait l'horreur totale et absolue qui caractérisa notre siècle. Le philosophe Jean-Marc Ferry dans son petit ouvrage sur l'éthique reconstructive présentait celle-ci comme la démarche « qui loin de poursuivre l'auto-affirmation de l'identité propre, à travers un récit narratif (et sélectif), apologétique, de l'histoire singulière. (Elle) procède plutôt d'une attitude consistant à s'ouvrir aux revendications des victimes, à commencer par celles qui ne peuvent - et n'ont éventuellement jamais pu -faire entendre leur voix . » 43 . Un tel exercice, que l'étouffoir monarchique interdit aux composantes de l'Etat belge, est probablement celui qu'est en train de pratiquer la France, il serait réellement malvenu de notre part de regarder cela avec ironie ou soulagement.
Bien que n'en faisant pas partie, je trouve étonnant que l'Eglise catholique belge ne soit même pas intriguée ou interpellée par les excuses (tardives) de la hiérarchie française aux Français de confession israélite. Le Primat de Belgique resta silencieux face à la déportation des Juifs alors que celle-ci connaissait son premier stade d'exécution presque sous ses fenêtres. L' Evêque de Liège fut bien seul à sauver l'honneur. Quant aux syndicats policiers, il m'étonnerait fort qu'il aient établi un quelconque rapprochement avec la démarche de leurs collègues français lors de l'ouverture du procès Papon. Demeure un fait essentiel: l'une des conditions du départ de Léopold III en 1950 fut la mise sous le boisseau des événements de la deuxième guerre, cela se fit clairement au détriment d'une Wallonie dont beaucoup de dirigeants et de citoyens firent sombrer dans l'oubli une Résistance essentiellement et majoritairement puissante parmi la population wallonne. Le carcan belge réussit par là l'exploit de non seulement s'interdire tout " devoir de mémoire " mais aussi de l'interdire à ses diverses composantes. Le contenu réel de ce devoir pour la Wallonie, la Flandre et Bruxelles importe finalement moins que sa nécessité. Il n'est pas sans intérêt de voir la Flandre contemporaine se pencher plutôt sur les excès, somme toute minimes, de l'épuration (révision du procès Laplace, proposition de Décret Suikerbuyck) que sur l'action des groupes « collaborationnistes » flamands et ce au grand désespoir des véritables progressistes flamands ! Quant à la Wallonie, certains cénacles, où siègent une certaine élite « officielle », préfèrent lui reprocher plus ou moins ironiquement d'oser encore évoquer ce passé. Il est en effet bien plus intellectuellement confortable de vivre dans une temporalité bloquée sur un présent caractérisé par un universalisme et un humanisme abstraits ou, si l'on préfère, par un néant identitaire tant sur le plan individuel que collectif !
Nous laisserons le dernier mot à Marcel Ophüls, le réalisateur du Chagrin et la Pitié et d' Hôtel Terminus, l'homme par qui finalement tout a commencé. La seule issue positive que devrait avoir le procès Papon serait la fin du fossé existant entre la jeunesse et le monde adulte et « lorsque qu'ensemble, nous parviendrons par miracle à partager une fois de plus les mêmes souvenirs collectifs, les mêmes soucis et plaisirs quotidiens, les mêmes craintes et révoltes devant ce que nous réserve l'horreur économique du XXIe siècle. Et pourquoi pas, lorsque nous pourrons aller voir avec le même plaisir les mêmes films et écouter les mêmes musiques, sans nous laisser entraîner dans les gestes et les attitudes barbares et triomphantes de ces champions cyniques et totalitaires qui proclament à chaque victoire sportive leur attachement profond aux valeurs fascisantes. That will be the day ! Contre l'injustice et la barbarie, il faut réapprendre à se révolter ensemble, et non pas séparément. » 44
Références:
M-O. Baruch Servir l'Etat français, l'administration en France entre 1940 et 1944 Fayard, Paris, 1997.
J.L. Crémieux-Brilhac, La France Libre, de l'appel du 18 juin à la libération Gallimard 1996.
J.M. Ferry L'éthique reconstructive, Les éditions du Cerf, Paris, 1996.
Revue L'Histoire n°80, 1985 Résistants et collaborateurs, les français dans les années noires.
- 1. JL Crémieux-Brilhac, op cit, p.138 et s.
- 2. M.O Baruch, op. cit., p.570 et s
- 3. JP Azéma, Résister in L'Histoire, N°80, juillet-aout 1985, p.10.
- 4. idem, p.11-12
- 5. H.Rousso, Collaborer in L'Histoire, N°80, juillet-aout 1985, p.50.
- 6. M.O. Baruch, op. cit. pp 367-368.
- 7. H. Rousso, art. cit., p.50.
- 8. M.O. Baruch, op. cit.,p. 57.
- 9. Z. Sternheell in Le Monde du 24/9/97.
- 10. M.O. Baruch, op. cit., P.43.
- 11. H. Rousso, art. cit. p. 53.
- 12. idem, p. 61.
- 13. Baruch, op. cit., p. 43.
- 14. idem, p. 121.
- 15. idem, p. 216.
- 16. idem, p. 227.
- 17. idem
- 18. idem, p. 242.
- 19. idem, p. 131.
- 20. idem, p. 165.
- 21. idem, p. 168.
- 22. idem, p. 264
- 23. idem, p. 367.
- 24. idem, p. 369.
- 25. idem, p. 373.
- 26. idem, p. 406.
- 27. idem, p. 454.
- 28. idem, p. 430.
- 29. idem, p. 463 et s.
- 30. idem, p. 489.
- 31. idem, p. 508-509.
- 32. idem, p. 509 et s.
- 33. idem, p. 527.
- 34. idem
- 35. idem, p. 529.
- 36. idem, p. 578.
- 37. idem
- 38. idem, p. 579.
- 39. idem,p. 580.
- 40. JP Azéma, art. cit., p. 11.
- 41. M.O. Baruch, op. cit., p. 591
- 42. idem,pp. 582-583.
- 43. J.M. Ferry, op. cit., p. 37.
- 44. Les Inrockuptibles, n° 122, p. 35.