Belgique : offensive sur le droit de grève
La grève générale du 28 octobre 2005, décrétée en front commun par les 3 syndicats nationaux, a été l'objet de fortes pressions de la part du patronat et du gouvernement. La grève s'opposait au report de 58 à 60 ans de l'âge de la prépension et à l'allongement de la carrière professionnelle dans un contexte où le chômage des jeunes atteint des sommets de plus en plus élevés.
La Belgique n'avait plus connu de grève générale depuis douze ans. La perspective d'un tel conflit a été mal reçue par les employeurs. Les jours précédents, les journaux télévisés des chaînes privées et publiques ont installé un climat fortement émotionnel. Ils ont insisté sur le caractère fortement organisé du patronat et ont abondamment relayé ses exigences de défense du « droit au travail » et de la libre circulation des personnes et des marchandises. Tout en mettant en avant la détermination des employeurs, ces journaux se sont largement étendus sur le dispositif mis en oeuvre par ceux-ci afin de contrer les piquets.
La fédération patronale (FEB) a installé un « help-desk » sur son site électronique, une marche à suivre, ainsi que des conseils, pour tout patron en butte à des piquets « bloquants ». Dans la partie nord du pays, un cabinet d'avocats s'est mis au service des employeurs. Il s'agit de centraliser et d'accélérer les procédures d'appel à la justice. En plus de l'installation de permanences téléphoniques, la FEB a envoyé une lettre aux bourgmestres (maires) afin qu'ils interviennent en cas de blocage des entreprises et des routes.
Quant au ministre de l'intérieur libéral flamand, Patrick Dewael, il a déclaré à plusieurs reprises que si les travailleurs ont le droit de faire grève et de manifester, ils n'ont pas le droit de barrer les carrefours et les voies publiques. Il s'est également servi, afin d'exercer une pression sur les organisations syndicales, d'une proposition de loi déposé par deux parlementaires libéraux, Rik Deams et Daniel Bacquelaine, qui envisage de sanctionner pénalement l'entrave à l'accès à un lieu de travail. Se déclarant opposé à ce projet, le ministre de l'Intérieur a laissé entendre que ce projet pourrait aboutir si la grève « donnait lieu à des incidents dommageables »1.
Si le droit de grève n'existe pas dans la Constitution belge, il est garanti par l'approbation du pacte international de l'ONU relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ainsi que par la Charte sociale européenne, ratifiée le 11 juillet 1990. Il est aussi reconnu par la jurisprudence.
Ainsi, le patronat a affirmé qu'il n'était pas opposé au droit de grève, mais aux piquets et barrages devant les usines ou les zonings industriels. Les employeurs organisent leur offensive contre ce qu'ils appellent des « voies de fait » Cette stratégie est déjà ancienne, le recours unilatéral à la justice est une des armes privilégiées par le patronat. Ce qui est nouveau , c'est le caractère organisé, centralisé, de la démarche.
Cette offensive remet en cause le protocole en matière de règlement des conflits sociaux négocié par le gouvernement en février 2002. L'objectif était d'éviter d'élaborer une codification trop rigide des pratiques de grèves, tout en évitant le recours patronal à la justice2. Le Protocole préconise que les employeurs ne recourent pas aux tribunaux tandis que les travailleurs doivent respecter les procédures de conciliation et de préavis.
La généralisation d'une procédure d'exception
Depuis la fin des années 80, de nombreux dirigeants de grandes entreprises (Delacre, Delhaize, Volkswagen, Electrabel, Sabena...), se sont adressé à la justice pour obtenir la fin du conflit social dans lequel ils étaient engagés. Ce processus s'oppose aux procédures en place. Normalement, les conflits collectifs, dont la grève, ont leur propre mode d'arbitrage. Ils ne sont pas du ressort des tribunaux, mais des commissions paritaires, composées de représentants des employeurs et des organisations syndicales. C'est en invoquant l'extrême urgence, en faisant appel à une procédure d'exception, que les employeurs s'adressent au tribunal civil de première instance par le biais d'une requête unilatérale. Cette procédure a pour effet de supprimer tout délai. La décision est rendue le jour même ou le lendemain, sans que les travailleurs et leurs défenseurs soient invités à faire valoir leurs droits, ni mêmes informés de l'existence d'une procédure dirigée contre eux.
Pour justifier l'utilisation d'une requête unilatérale, l'employeur doit faire la preuve de « l'absolue nécessité » de l'intervention de la justice. Deux conditions doivent être réunies : l'extrême urgence et l'existence d'une atteinte à un droit non contestable.
Ce n'est pas en contestant formellement le droit de grève que le patronat fait intervenir la justice dans les conflits sociaux, mais en pointant ce qu'il considère comme des « abus » dans l'exercice de ce droit. Ce n'est pas la grève qui est évoquée devant le juge, mais des « voies de fait »: blocage de l'entreprise, d'un carrefour, pressions sur le personnel non gréviste, saisie ou dégradation du matériel... C'est en tant qu'il s'oppose à l'exercice de droits individuels tel que le droit au travail, le droit de propriété ou la libre circulation des personnes ou des biens, que le droit de grève se trouve contesté devant les tribunaux civils.
La notion de « voie de fait » n'est pas définie objectivement par des actes concrets. La jurisprudence évoque seulement « ce qui n'est pas l'exercice normal du droit de grève ». La marge d'interprétation du juge est ainsi très large. Il dépend de la personnalité du magistrat, mais aussi largement du rapport de force créé par le mouvement social. Pour forcer son exécution, le jugement est assorti d'une astreinte, d'une somme d'argent dont le juge impose le paiement à celui qui ne satisfait pas à la condamnation judiciaire. Cette sanction monétaire peut être obtenue, par voie de saisie grâce à l'intervention d'un huissier. Auparavant les astreintes n'étaient pas réclamées aux travailleurs, elles le sont désormais.
La décision du juge résulte d'une saisie unilatérale de la part du patron et elle est prise en l'absence de tout débat contradictoire, seuls les avocats représentant l'employeur exposent les faits et défendent le point de vue de leur client. Les travailleurs ne peuvent réagir au jugement que par la procédure de la tierce opposition (qui peut être mise en oeuvre par les personnes qui s'estiment lésées par le jugement), afin de demander une deuxième appréciation de l'affaire. Mais, le plus souvent c'est trop tard pour les travailleurs, le mouvement est terminé et on assiste à une reprise du travail.
Une procédure unilatérale qui fait fi des droits de la défense ne peut être qu'une procédure d'exception. Pourtant, en matière de grève et de conflits sociaux, elle est devenue la règle. Si la généralisation des requêtes unilatérales, assorties d'astreintes, ne conteste pas formellement le droit de grève, elle a pour conséquence de le vider de son contenu. Nous assistons à la même évolution en ce qui concerne les libertés individuelles. Les différentes réformes du droit pénal, dans les différents pays occidentaux, ont eu pour effet de privilégier les procédures dérogatoires à tous les niveaux, de celui de l'enquête à celui de la détention. La généralisation de l'exception a pour conséquence de vider les libertés concrètes de leur contenu.3
Des requêtes préventives
L'évolution du droit pénal autorise également de développer des enquêtes et des mesures de surveillance préventives, sur le simple soupçon qu'un délit pourrait avoir lieu. On observe la même tendance au niveau du droit de grève. Actuellement, l'offensive patronale se concentre sur la possibilité d'obtenir de la justice une interdiction préventive des piquets de grève. Il s'agit d'enlever anticipativement aux travailleurs les moyens de pression qu'ils pourraient engager contre leur employeur. Ce dernier n'attend pas l'existence de la grève pour saisir la justice. Il attend de celle-ci qu'elle interdise préventivement tout comportement qui pourrait porter atteinte au fonctionnement normal de l'entreprise. On ne remet pas formellement en cause le droit de grève, mais l'action des travailleurs ne peut perturber l'organisation du travail.
Il n'y a pas, actuellement, de réponse univoque des tribunaux à ces demandes patronales. Des requêtes d'interdiction de piquets « bloquants » sont traités différemment d'un arrondissement judiciaire à un autre. A la veille de la grève générale du 28 octobre, le tribunal de première instance de Namur a débouté trois supermarchés, sociétés franchisées d'un même groupe de distribution, qui demandaient, par une requête unilatérale, d'empêcher préventivement sous peine de lourdes astreintes, la formation de piquets devant leur magasin4. Ils voulaient interdire, a priori, toute action éventuelle des grévistes qui aurait eu pour effet d'empêcher les autres employés, les clients et fournisseurs d'accéder au magasin. Ces demandes ont été repoussées par le tribunal. Le commentaire du juge Panier est particulièrement intéressant. Il a estimé que les mesures demandées par les requérants n'étaient pas du ressort d'un juge du pouvoir judiciaire, qu'elles relevaient essentiellement et prioritairement des attributions du pouvoir exécutif.
Ce magistrat conteste le caractère préventif de la démarche et s'oppose à l'instrumentalisation du pouvoir judiciaire par le patronat. Il a fait valoir que c'est « vainement qu'on évoquerait une hypothétique léthargie du pouvoir exécutif en présence de voies de fait tout aussi hypothétiquement alléguées à ce stade pour justifier une instrumentalisation du pouvoir judiciaire, profondément nuisible à l'équilibre démocratique et aux mécanismes de concertation sociale qui en sont tout à la fois l'expression et la garantie ».
Cependant, la jurisprudence est pour le moins partagée. Le conseil des trois sociétés namuroises déboutées, le cabinet Proesmans et Henry5, a obtenu, pour d'autres clients, dans d'autres arrondissements judiciaires, des ordonnances favorables à des requêtes unilatérales présentées dans des termes proches et qui avaient pour objet la formation de piquets lors de la grève générale du 28 octobre. Ainsi, à l'inverse du juge Panier, ces magistrats ont estimé pouvoir interdire préventivement tout acte qui aurait pour effet d'entraver le l'exercice normal des activités d'une entreprise. Il s'agit de prévenir tout comportement développé lors d'un conflit collectif qui risquerait de porter atteinte au droits individuels, droit au travail ou de pouvoir circuler.
En fixant une astreinte de 2500 € par personne empêchée de travailler, le tribunal de première instance de liège, siégeant en référé, a également répondu favorablement à une requête unilatérale de la société TNT Airways6, visant empêcher préventivement la formation de piquets devant leur entreprise durant la grève générale du 28 octobre.
La grève, un conflit entre deux droits collectifs
Les attendus de tels jugements, qui reprennent entièrement l'argumentation patronale, repose sur une analyse qui oppose un droit collectif, le droit de grève, à des droits individuels, les droits de propriété, de circuler, de travailler.
Une première remarque s'impose à propos du droit de travailler. Un tel droit n'est jamais stipulé en cas de licenciement collectif, de délocalisation ou de lock-out patronal. Son champ d'application se restreint curieusement au droit que bénéficierait les travailleurs non grévistes de répondre positivement aux injonctions de leur employeur. La plupart des conflits actuels sont motivés par la défense de l'emploi. Dans de telles grèves, le droit au travail du non gréviste se résumerait au droit d'abandonner sa capacité de défendre son emploi.
L'affirmation qui pose la grève comme un conflit qui oppose un droit collectif à un ensemble de libertés individuelles ne résiste pas à l'analyse d'un certain type de conflits sociaux, ceux qui sont organisés pour la défense des intérêts d'une catégorie d'employeurs. Les grèves de transporteurs routiers, indépendants et grandes entreprises, est exemplaire. Ils ont la possibilité de paralyser entièrement les voies de communication. Lors de ces conflits, comme en septembre 2000, alors que le blocage des axes routiers était total, aucun employeur n'a fait valoir devant les tribunaux ses droits individuels de propriété ou de mobilité. Seules, des demandes de levée du blocus, émanant des fédérations du secteur de la boucherie et du secteur flamand de la construction, furent adressées aux syndicats de transporteurs7 et non à la justice. En obtenant, grâce aux aides gouvernementales, une baisse du coût des transports routiers, ils bénéficient d'un avantage qui profite non seulement à ce secteur, mais à l'ensemble de la classe patronale. En n'assignant pas ces grévistes en justice, en renonçant à défendre leurs droits individuels, les employeurs ont rompu avec leurs pratiques habituelles. Cependant, en n'attaquant pas la grève des transporteurs, c'est leur intérêt collectif qu'ils défendaient.
Au contraire, lorsqu'ils font valoir leur droits individuels ou ceux des tiers dans un conflit social lancé par des salariés, c'est le droit collectif des travailleurs qu'ils attaquent. A travers ces grèves, ce sont bien deux droits collectifs qui s'affrontent.
- 1. VR, « Les esprits s'échauffent », La libre Belgique, le 26 octobre 2005.
- 2. Paul Pasterman, « L'accord sur le droit de grève », Centre de recherche et d'information politique, Courrier hebdomadaire n°1755, Bruxelles 2002.
- 3. Lire: Jean-Claude Paye « La fin de l'Etat de droit », La Dispute, 2004.
- 4. Jean-Claude Matgen, « Les piquets de grève affaire d'exécutif, pas de judiciaire », La Libre Belgique, le 4 novembre 2005.
- 5. Jean-Claude Matgen, « Piquets de grève:le règne du flou », La Libre Belgique, le 7 novembre 2005.
- 6. P. Martin, « TNT: 2500 euro:personne empêchée de travailler », La Meuse, le 29 octobre 2005.
- 7. « Négociations serrées et barrages tous azimuts », Le Matin, le 14 septembre 2000.