La France chez Proust
Le livre de Jacques Dubois Pour Albertine (Seuil, Paris, 1997), qui est une analyse serrée d'un personnage de Marcel Proust peut être lu comme un roman et comme un roman « national » , aussi surprenant que cela puisse paraître. Le point de vue de Jacques Dubois, dans cette collection dirigée par Bourdieu est sociologique. L'auteur répond magistralement d'abord à une objection .
Critique et sociologie?
Décrivant, dans Les puissances de l'expérience (Cerf, Paris, 1991), la dérive des sciences humaines fascinées par les sciences pures (ou exactes ou dures), J-M Ferry pense que les sciences de l'esprit (dont le prototype est selon lui la philologie) «peuvent conserver le statut autonome de " sciences de la culture ", du moins tant qu'elles savent résister aux séductions d'une sociologisation insidieuse qui pousse en bonne doctrine à réduire la signification des oeuvres aux conditions de leur production sociale, de sorte que les systèmes symboliques de représentation soient trivialement compris sur le modèle de systèmes stratégiques d'interaction, selon l'économie déjà formalisable d'intérêts expressifs en lutte.» (p.105).
La critique littéraire sociologisante mérite cette critique. Mais le travail de J.Dubois n'en est pas justiciable. En effet, c'est l'intention de Proust lui-même, tout au long de son oeuvre, de renverser les priorités du roman français classique qui donne la priorité à l'individu sur le groupe. Chez Proust, c'est l'inverse: «coup de force structurel» (p.14). Le sens du social développé chez Proust empêche justement qu'une sociologie s'impose en grille de lecture de son oeuvre. Au fond, chez Proust, c'est le social lui-même qui devient roman, mais sans cesser d'être l'objet d'une invention, d'une créativité qui n'appartient qu'à la littérature. Sans contredire les grandes intuitions de la sociologie tout en ne se pliant pas à ses concepts. En faisant de la sociologie non pas comme M. Jourdain faisait de la prose, mais comme on a le sens de l'humour. Baudelot et Establet ont déjà montré que ce sont les écrivains de pure imagination qui mettent en scène les suicidés les plus probables. Selon les critères de Durkheim, Javert (être de fiction bien sûr) est un suicidé fort probable (homme, fonctionnaire, de plus de 60 ans, célibataire) chez Victor Hugo, alors que Madame Bovary (personnage correspondant à quelqu'un de réel, qui s'est réellement suicidé), est une suicidée peu probable (jeune, femme, mariée). Ils donnent l'exemple de Maupassant chez qui les moyens employés pour se suicider «correspondent terme à terme à celle que peuvent établir les statistiques les plus modernes.» 1
Bourgeoisie et aristocratie
Un des reproches parfois formulés à Proust, c'est d'avoir une vision terriblement dépendante de son milieu (haute bourgeoisie), de s'y enfermer et de ne plus voir que l'état d'esprit propre à ce milieu. On oublie, rétorque Jacques Dubois que, «dans une France restée agricole, il a fallu tout le XIXe siècle aux premières [les élites bourgeoises, la haute bourgeoisie] pour asseoir leur pouvoir politique face à une aristocratie foncière. Et plus de temps encoreleur a été nécessaire pour déposséder la noblesse d'une autorité sociale et culturelle qui s'exprimait dans la promotion des élites comme dans l'établissement des normes du goût.» (p.45) Ces rapports entre bourgeoisie et noblesse ne se sont pas joués de la même façon en Belgique francophone puisque les nobles s'y sont embourgeoisés et les bourgeois y ont été anoblis comme l'a très bien montré Pierre Lebrun. La comparaison entre la France et la Belgique francophone s'impose et même peut-être faudrait-il aller plus loin encore...
Dans la lutte pour le pouvoir, dans l'oeuvre de Proust, entre haute bourgeoisie et haute noblesse, les artistes sont sollicités et suscitent «la convoitise appropriatrice des deux camps» estime l'auteur. Ici, sans vouloir pousser à trop sociologiser, on se serait attendu à ce qu'intervienne la distinction capitale que fait Bourdieu entre " dominants dominants " et " dominés dominés ". Mais si on ne la trouve pas, on découvre mieux. L'auteur note que «l'artiste petit-bourgeois tente de compenser sa position dominée par une survalorisation des qualités de l'intellect.» (p.54)
C'est alors qu'apparaît Albertine dont le narrateur-héros tombe amoureux. Cette jeune femme, d'abord adolescente quand elle intervient dans l'oeuvre, échappe d'une certaine façon au romancier-sociologue lui-même: «Le personnage s'éparpille; il présente des facettes variables et même contradictoires; au terme, il se retrouve sans identité stable. Se reconnaît ici la conception " phénoménologique" qui préside au roman et veut que tout objet soit saisi en aspects à travers la conscience mobile d'un sujet.» (p.75) Elle fait partie aussi de ces personnages qui semblent échapper à la mainmise de l'auteur sur son propre texte.
Albertine républicaine
Mais ce n'est pas seulement au Proust-romancier qu'Albertine échappe, c'est aussi au Proust-sociologue, l'absence de maîtrise de l'un renvoyant à l'absence de maîtrise de l'autre. Albertine appartient à la classe moyenne, une classe différente de celles qui s'affrontent dans l'oeuvre. Elle va y surgir comme un événement qui, peut-être, n'est plus entièrement assimilable aux structures de classes. Mais pour nous garder de tout emballement " bernanosien " à cet égard, Jacques Dubois nous avait prévenu dès le départ: avec Albertine, le héros «s'est épris, à l'instar de Swann, d'une femme qu'il avait toute chance statistique de ne pas rencontrer sur le marché amoureux. En bon romancier, en bon sociologue, Proust a bien pris soin de réduire la part de l'indéterminé après l'avoir ménagé. Manière de montrer encore combien les facteurs sociaux empruntent des voix obliques et volontiers dissimulées.» (p.36) Il ne s'agit donc pas ici de dire que l'amour est plus fort que les classes sociales, qu'il y aurait de l' " humain " qui échapperait à leur jeu. C'est plus complexe. Albertine signifie «une antithèse plus radicale et comme fantasmée entre une aristocratie qui garde son auréole et une bourgeoisie moyenne qu' a priori on ne peut penser que médiocre»(p.112). Jacques Dubois cite ici un passage du roman La Prisonnière illustrant la grande complexité du personnage (renvoyant à celle de la socialité elle-même): «Elle [Albertine] avait pris, en entendant le grand titre et le grand nom [de la duchesse de Guermantes], cet air plus qu'indifférent, hostile, méprisant, qui est le signe du désir impuissant chez les natures fières et passionnées. Celle d'Albertine avait beau être magnifique, les qualités qu'elle recelait ne pouvaient se développer qu'au milieu de ces entraves que sont nos goûts, ou ce deuil de ceux de nos goûts auxquels nous avons été obligés de renoncer - comme pour Albertine le snobisme: c'est ce qu'on appelle des haines. Celle d'Albertine pour les gens du monde tenait, du reste, très peu de place en elle et me plaisait par un côté esprit de révolution - c'est-à-dire amour malheureux de la noblesse - inscrit sur la face opposée du caractère français où est le genre aristocratique de Mme de Guermantes. Ce genre aristocratique, Albertine, par impossibilité de l'atteindre, ne s'en serait pas peut-être souciée, mais s'étant rappelée qu'Elstir [un peintre impressionniste dans le roman] lui avait parlé de la duchesse comme de la femme de Paris qui s'habillait le mieux, le dédain républicain à l'égard d'une duchesse fit place chez mon amie à un vif intérêt pour une élégante.»
À rapprocher de Bernanos
Commentant ce passage de Proust, Jacques Dubois écrit: «Albertine bonnet rouge? Albertine sans-culotte? Il y a donc à l'origine le besoin brut de revanche du bas sur le haut. Mais s'il y a ressentiment, dit Proust, il n'est pas aliénant et se montre capable de se dépasser en conception positive. Ici entre en jeu le républicanisme. Et, avec lui, la fine dialectique proustienne. L'aspiration plébéienne à faire valoir ses droits se justifiera toujours, pense l'écrivain, du sacrifice de ses dons et de ses goûts que fait, bien malgré lui, l'individu de condition inférieure. Le dominé qui a la fierté de soi assume le deuil de ses chances et de ses talents perdus. Mais c'est pour le retraduire dans un violent besoin de revanche qu'il ne sépare pas d'une admiration pour la noblesse effective du dominant. Rendant grâce à l'élégance de la duchesse de Guermantes, Albertine avoue certes son amour déçu. Mais, dans ce geste même, elle instaure sa propre noblesse et la donne à reconnaître. C'est en quoi la plèbe ainsi conçue se magnifie en aristocratie inversée et vient occuper, à ce titre, le second versant du génie français.» (p.121)
Voilà qui a déjà de quoi surprendre. Encore que J-M Rosier a fait souvent valoir ce caractère aristocratique du révolutionnaire. Ou Bernanos... Cela surprendra encore un peu plus. Pourtant! A l'instar d'un Victor Hugo dans Napoléon le petit (le formidable pamphlet de cet ancien monarchiste qu'est Hugo contre le coup d'Etat de Napoléon III, texte dont on a parfois dit qu'il était aussi " marxiste " que l'analyse par Marx du même événement), Bernanos accorde la plus extrême importance aux classes sociales deux ans avant l'invasion nazie. Dans Les grands cimetières sous la lune, Bernanos, le plus grand des écrivains antifascistes, se déchaîne contre ce qu'il appelle " les classes moyennes ". «La classe moyenne a des vertus, elle ne saurait avoir une politique.» rugit-il, «Jetée dans l'opposition, elle y a perdu cette sécurité pour elle inséparable de l'obéissance au pouvoir établi, quel qu'il soit. Au premier signe d'un maître étranger, elle se couchera sur le dos, écartera les jambes: " Prenez-moi, rendez-moi heureuse! ". J'espère encore une autre fin pour mon pays...»
Albertine, Jeanne d'Arc?
Bernanos prophète! incontournable! A la fin de son grand livre contre Franco et ses évêques, le chrétien Bernanos s'en prend aux futurs collaborateurs de Vichy qu'il estime être, prémonitoirement, les héritiers des théologiens qui condamnèrent Jeanne. Selon Bernanos, même Saint-Louis rassure encore la classe dirigeante qui se prépare à trahir (il écrit ceci deux ans avant Vichy). Pas Jeanne (dont il rappelle, en un premier temps, que Cauchon obtint sa rétractation avant de la brûler) : «La sage Lorraine, la Lorraine irréfutable est tombée au milieu d'eux, sans nom, sans héritage et sans titre, tout héroïsme, toute pureté, la chevalerie elle-même tombée du ciel, ainsi qu'une épée brillante. Fille indocile qui déserta la maison paternelle, coureuse en habit d'homme des grands chemins ouverts sous l'averse, des routes fuyantes pleines de querelles et d'aventures, capitaine ombrageux, rétif - et quoi encore? un page, un vrai page, et qui aimait tant les chevaux, les armes, les bannières, un page aumônier, prodigue, magnifique (quand ma caissette est vide, le roi la remplit disait-elle), un vrai page, avec ses gentils chapeaux ronds et sa tunique de drap d'or, et puis enfin quelques semaines, parmi ces vieux renards, ces professeurs de morale, ces casuistes, dans l'air épais de la salle d'audience, le petit théologien paradoxal qui en appelle à Dieu, à ses saints, à l'Eglise Invisible tandis que chaque question sournoise vient l'atteindre en pleine poitrine, la jette à terre toute ruisselante d'un sang sacré, notre sang, nos larmes, ô tutélaire, ô bien-aimée! Qu'ai-je osé parler de rétractation? rétracter quoi? Elle n'a jamais obéi qu'à une loi simple, si simple qu'on ne lui trouverait sans doute un nom que dans le langage des Anges: se jeter en avant.» (coll. Points pages 315-316 Plon, 1938, Points 1986).
On discutera cette comparaison entre la Jeanne d'Arc de Bernanos et l'Albertine de Proust. Une Albertine qui s'appelait même Simonet comme pour venir nous rappeler qu'à côté de l'aristocratisme républicain il y a une bassesse tricolore belge dans laquelle nous nous belgifions. Mais le dernier mot ne sera pas à ce pessimisme. Qui mieux que Jacques Dubois, à travers la complexité littéraire et sociale d'un roman, avec l'avantage qu'un roman semble évidemment, apparemment, parfaitement étranger à ce genre de propos, a jamais mieux dit la France? Y compris en France? En réalité, il fallait peut-être la rencontre d'un Wallon et d'un écrivain français immense pour la dire. Rien ne pourrait mieux nous renforcer dans notre conviction républicaine et notre francophilie que ce livre - nous allions écrire " ce roman " car c'est un livre difficile, certes, mais qui se lit comme un autre roman. Rien ne viendra mieux confirmer cette conviction que nous avons partageons avec un Pascal Zambra: nous sommes infiniment plus français que tous les rattachistes. Par cette étude de Proust, Jacques Dubois est lui-même plus français que tous les Français. Il nous indique la complexité d'une identité, d'une politique, d'une philosophie, d'une culture qui sont, " françaises ", absolument, malgré les guillemets qui sont là pour dire qu'il ne s'agit ni de cocarde ni de chauvinisme (comme est " française " la philosophie juive de Lévinas si l'on veut). Il nous suggère que la belgification dont parle Trotsky procède de ce constant recul devant la controverse, le conflit, qui, caractérisant les classes dirigeantes en leur compromis " bourgeoiso-aristocratique " (P.Lebrun), n'est pas sans conséquences sur la façon dont nous nous appréhendons: sans perspective, sans projet, sans République.
Il faut se précipiter sur ce livre.
2.»
Morte à 19 ans, après deux auditions juridiques (à Poitiers, avant d'aller à Charles VII, à Rouen, lorsqu'elle fut brûlée), portant sur une vie si brève, Jeanne fut l'objet, 20 ans plus tard, d'un troisième (!) procès, de réhabilitation. Personnage, le plus «mythique» de toute l'histoire, elle en est aussi, paradoxalement, le seul peut-être dont on sache à peu près tout et avec une parfaite certitude.]