Qu'est-ce que la télé ? (Nicolas Ancion)
[Extrait de L'homme qui valait 35 milliards, Luc Pire, Bruxelles, 2009, pp. 66-69.]
Pour qui n'a pas les sens élimés par les années d'habitude et d'entraînement, la télévision est une épreuve redoutable. Ces images qui bougent à chaque instant, ces musiques synthétiques et ces couleurs criardes fumigènes, boules à facettez, caméra montée sur grue et écrans géants affichés dans l'écran, sont autant de maltraitances infligées au pauvre spectateur hébété. Tout cela défile trop vite, les informations en mode texte déroulées sous la speakerine excitée, les pubs entrecoupées de pubs, les jeux pour gagner de l'argent et s'esclaffer en gloussant face à la caméra devant des millions de congénères, les marchands du temple avec micro baladeur, les litanies de nouvelles qui n'en sont pas, de prévisions météorologiques, d'horoscopes, de sondages et de micro-trottoirs : Richard a du mal à encaisser ce déferlement. Il se tient en retrait, recroquevillé dans le canapé, le regard hypnotisé et le cerveau agressé. Les dents blanches, les fronts luisants, les vagues d'applaudissements et de rire vulgaires qui claquent à la surface de l'écran comme des coups de fouets lancés vers le téléspectateur, tous ces signaux rappellent aux spectateurs qu'il s'agit d'être heureux, de sourire, de s'amuser, et Richard est atterré. Il se sent exclu de ces décors sans profondeur, ce monde n'est pas le sien, il n'est celui de personne d'ailleurs, ce n'est pas la réalité mais l'illusion d'un monde, un fac-similé mal pensé qui hérisse et agace à force de trop chercher à plaire. Qu'ils sont pathétiques, ces coups de coude et ces œillades entre faux comédiens et faux artistes, ces incités semblent désespérés à force de racoler, les stars d'un soir sont les stars de toujours, les mêmes têtes reviennent inlassablement pour promouvoir un CD, une pièce de théâtre, un film, une tournée,un bouquin de souvenirs, une maladie orpheline ou se promouvoir eux-mêmes, ce qui est le but ultime. On parle de gloire éphémère mais rien n'est plus durable que cette gloriole pour familles dépressives, ces rigolos sinistres qui ont un avis borné sur tout et ces belles émoustillées, qui prétendent qu'elles sont là pour autre chose que leur physique télégénique alors qu'elles affichent des décolletés à réveiller les décodeurs. Les mêmes inconnus populaires se chamaillent à logueur de soirée depuis toujours. Richard n'a plus regardé la télé depuis des années et pourtant tout est pareil, il a l'impression d'avoir déjà assisté à tout ça mille fois.
La télévision ne change pas vraiment, elle se contente d'empirer.
Le corps immobile face à la lucarne, Richard avale sans mâcher des poursuites en voitures de police filmées d'hélicoptères, des reptiles lâchés dans des appartements de banlieue, une mère en larmes à cause d'u enfant tyrannique, de la moisissure au plafond d'une salle de bain, un couple qui se déchire en direct sur la fausse scène d'un théâtre de studio, un autre qui tente de se former à la sortie d'un bus entre trois garçons et une fille qui les emmène l'un après l'autre à la piscine boire des cocktails, des concours insultants, formez le numéro sur l'écran, votre chance va passer, tu veux faire des rencontres, envoie un sms, tu cherches des filles dans ta région, balance ton adresse tu veux connaître ton thème astral, le prénom de tes enfants, la météo des plages, les files aux péages, il suffit d'un message et, pour patienter en attendant la réponse, avale une tranche de pub, habitue-toi, l'écran en est bourré, comme le diesel de particules fines et les rayons solaires d'UVB, si tu allumes le poste, c'est ça que tu verras, ces instantanés tirés tout droit d'un monde imaginaire, peuplé de pères souriants, de mères blondes et sveltes qui éclatent de rire à tout heure, de banquiers accueillants, de chauffeurs de bus radieux, de fromages qui transpirent le bien-être, de scientifiques qui élaborent de nouvelles brosses à dents... La télévision, c'est la boîte à bonheur. Tout peut s'y acheter, même l'argent, même les dettes, il suffit de sourire, d'avoir le cœur léger et de vivre en musique, comme ces voitures rutilantes qui roulent en toute liberté dans des canyons déserts, loin des routes et des stations-services, elles ne consomment rien d'autre que du plaisir, car c'est le maître mot au royaume des images et du son, se faire plaisir, jouer avec conviction le rôle du type épanoui, radieux, victime consentante de la dictature du tout va bien, cette fiction permanente qu'on inflige 24 heures sur 24 en la faisant passer pour la réalité.
Puis d'un coup, une image choquante qui tranche net sur ce fond insipide.
Un homme en larmes.
Pas juste un homme : un ami de Richard. Un vrai.
L'homme qui lui a sauvé la vie : Octavio.
Ces yeux-là, il les a déjà croisés et recroisés, et les voir là emplis de larmes, en gros plan, ça déchire Richard en deux comme la disqueuse fend une carcasse de bœuf à l'abattoir, de bas en haut, avec du sans et des viscères qui s'écoulent sur le sol. Le spectacle n'est pas beau à voir.
Richard regarde encore mais l'image disparaît, on passe au sujet suivant, c'est ainsi que vont les actualités, l'une chasse l'autre, le journaliste referme son sujet comme le juge classe un dossier. Exit la fermeture des hauts-fourneaux ;
Coller avec la réalité, a suggéré Léon.
Richard sent qu'il est dans le bon.
Il est temps de sortir la brosse, le seau et la colle à tapisser. Il va si bien coller à la réalité qu'ils ne feront plus qu'un. 1- 1. Voir le compte rendu Critique : L'homme qui valait 35 milliards (de Nicolas Ancion)