Comprendre « la politique »

« Compétitivité », « charges des entreprises », « 3% », « dette »...
République n°39, octobre 1996

Trop de choses changent sans que les citoyens n'aperçoivent les raisons de ces changements, même s'ils en subissent les conséquences. Ils ne trouvent pas d'explications satisfaisantes, ont l'impression d'être les jouets de pouvoirs mal connus, mal identifiés. Ils ne comprennent plus les politiques qui leur sont imposées. Dès lors, ils ne se sentent plus vraiment partie prenante de la société dans laquelle ils vivent.

Notre monde n'a jamais connu une telle profusion de moyens de communication. Et pourtant les gens ne comprennent pas: communication ne veut pas dire information. La cohérence et la cohésion d'une société exigent que ses structures de fonctionnement soient claires pour tous, que chacun puisse se situer par rapport aux autres. Et pas seulement des informations: surtout des explications.

La méfiance vis-à-vis du monde politique s'explique. Lorsque le politique poursuit des objectifs qu'il définit et fait connaître mais qui sont loin des préoccupations des gens, ceux-ci ne se sentent pas concernés par ces objectifs et pensent que certains groupes, la finance, les grandes entreprises, les possédants tirent les ficelles au détriment de la majorité des citoyens. Et c'est bien le cas: voici quelques exemples choisis dans le domaine de la politique économique, monétaire et budgétaire.

L'équilibre de la Sécurité sociale

Le Gouvernement l'affirme et la FEB (Fédération des Entreprises de Belgique), représentant le patronat des grandes entreprises, insistent à tout moment: "il faut combler le déficit de la Sécurité sociale". Les médias relaient ces discours sans en vérifier le bien-fondé. Le plus drôle - si l'on peut dire - est que dans l'état actuel de la situation et dans les prévisions pour quelques années, la Sécurité sociale n'est pas en déficit structurel! Elle ne traîne aucune dette importante des années antérieures. Ce qui est vrai, c'est que l'Etat a, depuis 1981, réduit d'année en année sa contribution à la Sécurité sociale en violant systématiquement une loi - la loi Dhoore - qui fixe le montant de son intervention financière.

Depuis cinq ans, le Gouvernement impose chaque année environ 100 milliards de francs en économies ou en recettes supplémentaires, augmentations de TVA et sévérité fiscale plus grande à l'égard des citoyens, des indépendants et des PME. Cet objectif d'entrer dans la monnaie unique n'est justifié que négativement: ce serait une catastrophe de ne pas en être. Pourquoi? Comment? Quelles alternatives? C'est le silence. le débat est interdit. Ceux qui veulent l'ouvrir, pour que les choses soient claires pour le citoyen, ont été traités d'incompétents ou d'ignorants. Les choses changent un peu maintenant qu'on constate l'étendue du chômage persistant et l'importance des dégâts sociaux qui sont la conséquence directe de cette politique d'austérité budgétaire et de monnaie forte. On constate que ce sont les travailleurs, les petits indépendants et PME, les pensionnés et les prépensionnés, les chômeurs et les allocataires sociaux qui ont supporté le poids de ces économies budgétaires et des mesures fiscales ou sociales.

Dans le même temps, on constate que la fraude et l'évasion fiscale atteignent 500 milliards par an, sans compter les effets parfaitement légaux de toutes les mesures d'abattement fiscal ou d'avantages fiscaux bénéficiant principalement aux grandes entreprises, aux revenus mobiliers et aux professions libérales. Mais aucune mesure n'est prise contre cette fraude fiscale au niveau européen où continuent à exister une dizaine de paradis fiscaux: Grand-Duché, Baléares, Saint-Marin, Liechtenstein, Gibraltar, Jersey, Andorre, Île de Man, Antilles néerlandaises. Il est impossible de faire admettre de réelles mesures de lutte contre cette fraude fiscale parce qu'elles doivent réunir l'unanimité des pays. Aucune mesure sérieuse n'est prise au niveau belge où le secret bancaire est le plus absolu de tous les pays européens et où il n'existe aucun impôt sur la fortune au contraire de l'Allemagne, de bien d'autres pays européens et même de la Suisse.

La dette publique

La dette publique de l'Etat belge est la plus élevée de tous les pays européens: elle atteint 135% du PIB (produit intérieur brut). Elle est présentée comme un épouvantail pour effrayer et faire accepter toutes les mesures de restriction et d'austérité. Mais on oublie de dire toute la vérité sur la dette publique. La dette publique est un formidable outil de transfert des richesses des travailleurs, petits indépendants, pensionnés et allocataires sociaux vers les revenus de la fortune, les revenus des "rentiers". En effet, la charge d'intérêt de la dette représente chaque année environ 700 milliards distribués à ceux qui ont souscrit aux emprunts d'Etat. Parmi eux se trouvent, à raison de 70%, des banques, des compagnies d'assurances et des SICAV (sociétés d'investissements à capital variable) dont les actionnaires et les détenteurs sont évidemment à ranger parmi les nantis. Mais qui supporte la charge de cette somme considérable de 700 milliards? D'une part ceux qui contribuent le plus aux impôts, c'est-à-dire les travailleurs, les petits indépendants et les pensionnés. D'autre part, ceux qui sont touchés par les mesures d'austérité, c'est-à-dire les mêmes catégories de citoyens, puisqu'il faut rogner certaines dépenses pour payer les intérêts de la dette.

Si la sécurité sociale est un mécanisme d'assurance et de solidarité, et si la fiscalité, par sa progressivité sur les revenus professionnels du travail, assure une certaine redistribution vers ceux dont les revenus sont les plus faibles, la dette publique réalise un transfert inverse, des moins bien nantis vers les biens nantis.

Mais d'où vient donc cette dette publique? On accuse généralement la complexité de la société belge, voire ses rigidités, notamment un triple réseau d'enseignement, des mutuelles privées concurrentes servant seulement d'intermédiaires et les effectifs jugés trop considérables de la fonction publique ou de services publics. La réalité est cependant tout autre lorsque l'on examine des choses de plus près, Certes, la dette publique a augmenté sur les premières années de la crise entre 1975 et 198. Il a fallu faire face à une montée soudaine du chômage et à la restructuration brutale de secteurs industriels importants, tant en Flandre qu'en Wallonie: la sidérurgie, les chantiers navals, le textile et la confection, les charbonnages, la verrerie notamment.

Fin 1981, la dette publique était de 2.439 milliards (97% du PIB). En fin 1987, elle atteignait 5.873 milliards (138% du PIB), soit 2,5 fois plus Dès lors, elle allait augmenter d'elle-même par le simple effet dit de la "boule de neige", les charges d'intérêt devant être couvertes par de nouveaux emprunts d'autant plus qu'on se situe dans une période de taux d'intérêts élevés.

Ce qui est vrai, c'est que l'Etat, sous la pression de la FEB, accorde des diminutions de sécurité sociale aux employeurs, en principe pour développer l'emploi: 45,9 milliards en 1955 et 48,5 milliards en 1996, sans aucun effet sensible sur l'emploi comme le reconnaît très honnêtement un rapport au ministère de l'Emploi et du Travail de novembre 1995.

Ce qui est vrai, c'est que de véritables requins se servent de l'assurance maladie-invalidité pour se créer des fortunes. On a connu le scandale des laboratoires privés de biologie clinique, on connaît la puissance des firmes pharmaceutiques et leur manipulation des prix des médicaments, on connaît des médecins qui prescrivent trop d'actes d'analyses ou tels médicaments et en ont un retour par des commissions ou avantages divers. Mais ces abus ont été maîtrisés, précisément par les ministres socialistes Ph.Busquin, Ph. Moureaux et maintenant Magda de Galan, soucieux de préserver l'équilibre financier de la Sécurité sociale en éliminant les abus sans toucher aux prestations et sans augmenter les cotisations.

Ce discours - faux - sur le déficit de la Sécurité sociale sert évidemment des intérêts précis: ceux des grandes entreprises parce qu'elles obtiennent des réductions de charges. Rien que sur l'année 1995, 84 milliards (dont 40 milliards bénéficiaient directement aux entreprises) ont été reportés vers les citoyens par ce qu' on appelle un "financement alternatif de la Sécurité sociale"

Enfin, il met les organisations syndicales en état d'infériorité dans toute négociation sur l'emploi, les salaires et la durée du travail. On lira avec intérêt la fort bonne étude d'Hedwige Peemans-Poullet dans le récent numéro des Cahiers Marxistes (août-septembre 1996).

Le budget de l'Etat, son pillage par les entreprises

Depuis 1992; l'objectif de placer la Belgique dans le peloton de tête des pays qui entreront les premiers dans la monnaie unique européenne est affirmé sur tous les tons par les Gouvernements Dehaene. Cela implique le respect des critères du Traité de Maastricht et notamment de ramener le déficit annuel en-dessous de la barre des 3% du PIB (produit intérieur brut)

Du début 1982 à la fin de 1987, c'est le règne de la droite sous les deux Gouvernements Martens-Gol. On assiste alors à ce qu'on peut appeler un pillage de l'Etat au profit des grandes entreprises, en particulier des groupes financiers et bancaires. Les mesures ont été annoncées comme telles: il fallait réduire l'endettement des entreprises, condition indispensable au développement de l'emploi. On se souvient des principales mesures: blocage des salaires, sauts d'index au profit des entreprises, faveurs fiscales aux actionnaires des grandes sociétés, le précompte mobilier libératoire (il n'y a plus de globalisation des revenus), création des centres de coordination, diminution de l'impôt des sociétés, augmentation des possibilités de déductions fiscales pour les sociétés, création de l'épargne-pension avec déduction d'impôts, etc.

Toutes ces mesures, continuent à produire leurs effets chaque année, encore actuellement. Elles ont effectivement abouti à un vaste transfert de l'endettement des grandes entreprises vers celui de l'Etat. Les chiffres détaillés de la répartition du revenu national le montrent à l'évidence.

La compétitivité

Quels que soient les Gouvernements depuis 1982, la compétitivité a été le guide essentiel de la politique économique générale. Ce n'est pas nouveau, c'est une appellation nouvelle et circonstancielle de ce qui fut de tout temps l'axe quasi unique de la politique économique depuis le début du 19eme siècle, avant même la formation de l'Etat Belgique: exporter. L'exportation a guidé Guillaume Ier lorsqu'il a créé la Société Générale avant même l'indépendance et Léopold II quand il lancé la prospection du Congo en Afrique et créé l'Etat indépendant. Elle a été l'axe de la politique monétaire et d'alliances du 19e siècle. La politique systématique des bas salaires, de monnaie forte et de bas prix de l'énergie pendant l'entre-deux-guerres a, elle aussi, été guidée par le souci d'exporter. Plus près de nous, le pacte social de l'après-guerre (voir République n° 34) est axé sur le développement de la productivité, élément essentiel du développement économique et de la capacité d'exportation.

Enfin, récemment, c'est aussi l'exportation qui est le fil conducteur de la politique des gouvernements Martens-Gol du début 1982 à la fin de 1987: désendetter les grandes entreprises pour leur redonner une meilleure capacité d'exporter. Cela étant fait, la compétitivité - entendue comme la baisse des charges salariales et sociales - est devenue la revendication principale des grandes industries exportatrices. Il en est sorti une loi sur la compétitivité qui donne des pouvoirs spéciaux au Gouvernement en cas de soi-disant décalage avec nos principaux marchés à l'exportation. Cette loi a subi quelques adaptations mais est toujours d'application. Elle a justifié le plan global de Gouvernement précédent comportant notamment le blocage des hausses de salaires jusqu'à fin 1996.

En 1992, toujours pour la même raison essentielle, exporter, le Gouvernement a axé sa politique monétaire sur le respect des critères de Maastricht principalement sous l'impulsion de son aile démocrate-chrétienne, flamande comme wallonne. Avec Verplaetse comme Gouverneur de la Banque nationale, Philippe Maystadt comme ministre des Finances et Dehaene comme Premier ministre, tous les postes-clés sont occupés et verrouillés.

On est dès lors entré dans une politique économique tripode: compétitivité, monnaie forte, austérité budgétaire. Les conséquences en sont très clairement un taux de croissance économique trop faible, une diminution du pouvoir d'achat et du bien-être général, un chômage très important, des faillites de plus en plus nombreuses des petites entreprises du marché intérieur. Mais tout n'est pas noir: une bourse florissante, le patrimoine mobilier en actions se valorise tout seul à raison d'environ 13% par an (moyenne de la Bourse de Bruxelles depuis janvier 1993), des bénéfices qu'ont peut qualifier de fabuleux pour les banques et les groupes financiers, des bénéfices importants pour les entreprises exportatrices liées à des groupes internationaux.

Conclusions

Il existe donc un décalage profond entre ce que vit le plus grand nombre des citoyens, entre le chômage et l'inquiétude de l'avenir, et ce que vit un petit nombre de personnes riches ou à la haute direction des groupes bancaires, financiers et multinationaux, privés ou même publics.

Le monde politique belge, tous partis importants confondus, a toujours été et reste plus que jamais influencé par le pouvoir économique et financier. Or, le monde des affaires, celui des institutions internationales comme le FMI (Fonds Monétaire International), la Banque mondiale ou l'OCDE (Organisation de coopération et de déneloppement économique qui regroupe tous les pays développés) est entièrement acquis et dominé par le courant idéologique du néolibéralisme.

Sans le dire, et parfois même sans s'en rendre compte, le monde politique adopte le mode de pensée dominant. Il est passé sans difficultés du pacte social au néolibéralisme.

Actuellement, le néolibéralisme - privatisation, déréglementation (dérégulation), libre-échange, monnaie unique, austérité budgétaire, toujours moins d'Etat - justifie les choix politiques de chaque parti de manière affirmée, mitigée ou rampante selon les cas. La pensée unique - monnaie forte, austérité budgétaire, compétitivité - a coupé le monde politique de la vie concrète des citoyens. Les dégâts sociaux, la désagrégation de la société et le poids croissant des charges d'impôts sur la classe intermédiaire (la middle class) font désormais réfléchir.

Jusqu'il y a peu de temps, c'était un effort temporaire, mais on verrait la fin du tunnel. Aujourd'hui, plus personne dans le monde politique n'oserait tenir ce langage. Au contraire, on commence à voir des changements d'attitudes: ils sont surtout perceptibles du côté libéral, toujours le plus prompt à s'adapter aux sensibilités nouvelles.

En un certain sens, le monde politique a toujours montré une grande souplesse d'adaptation: opérera-t-il le changement qu'attendent les citoyens?

Yves de Wasseige