Conversation avec Christine Mahy, élue wallonne de l’année
La « Wallonne de l'année » (ou le Wallon de l'année), est une expression qui désigne l'attribution du Prix Bologne-Lemaire à une personnalité qui, aux yeux de l'Institut Destrée, a bien servi la Wallonie. La lauréate de cette année est Christine Mahy, née en 1960 à Marloie (qui est un peu la « gare de Marche-en-Famenne »), assistante sociale de formation, qui a travaillé longtemps à la Maison de la Culture de Marche dans le domaine de l'éducation permanente, Maison de la Culture qu'elle a d'ailleurs dirigée en y appliquant des idées (dont nous allons parler), et qui ont pu être à ce point mal reçues qu'un certain pouvoir local a préféré se séparer d'elle. Christine Mahy poursuit ses activités au Miroir Vagabond, autre association d'éducation permanente. Voir dans les pages suivantes l'article de Majo Hansotte.
TOUDI - Vous avez été désignée « Wallonne de l'année » au moment où vous avez commencé à présider le Réseau wallon contre la pauvreté. Qu'est-ce que c'est ?
Christine Mahy - C'est réunir un certain nombre d'associations qui ont comme mission la lutte contre la pauvreté par des actions de terrain ou de sensibilisation
TOUDI - Que voulez-vous dire par là ?
Christine Mahy - Lutter contre la pauvreté, ce n'est pas seulement lutter avec les associations qui se forment dans ce but, mais avec l'ensemble de la société : travailler sur les structures de l'emploi avec les syndicats, les pouvoirs publics etc. Le réseau s'inscrit dans le projet prospectif Pour une Wallonie sans pauvreté en 2025 que Joseph Charlier a formalisé. Il s'agit de travailler sur le long terme et le projet est politique au sens large. Il y a un réseau de lutte contre la pauvreté au niveau fédéral, flamand et bruxellois, mais il n'en existait pas encore au niveau wallon. Il faut un projet de lutte contre la pauvreté adapté aux structures de la Wallonie.
TOUDI - Pourquoi un réseau wallon est-il nécessaire ?
Christine Mahy - En Flandre et à Bruxelles le réseau est actif depuis longtemps, tandis qu'en Wallonie, on a été jusqu'ici en face d'un éclectisme d'actions plutôt que d'un plan général. Ce réseau est également nécessaire parce qu'il faut sortir du milieu spécifique des associations qui luttent contre la pauvreté. Il faut sortir d'une logique « descendante »
Un parcours
TOUDI - Que voulez-vous dire par « descendante » ?
Christine Mahy - Il y a bien des groupes et des institutions qui « s'occupent » de la pauvreté, mais peut-être pas toujours en ayant une vision générale de la question, peut-être pas toujours avec le souci d'éliminer radicalement la pauvreté en agissant collectivement sur les structures sociales créatrices de pauvreté et en impliquant tous les groupes sociaux dans cette entreprise.
J'ai fait des études d'Assistante Sociale. Quand j'étais en 3e année, ces études m'ont mise mal à l'aise parce que j'ai eu l'impression qu'on nous apprenait surtout les critères selon lesquels les gens étaient ou non sur de « bons » rails. J'ai voulu prendre mes distances à l'égard de cette formation. En 1981, l'optique « action communautaire » venait d'émerger, notamment à Bruxelles dans les Marolles, mais aussi à Charleroi. Moi, je voulais faire cela en milieu rural, ce milieu rural où, même dans les milieux de travailleurs sociaux on avait - et on a encore parfois - l'impression que les problèmes sont moins graves, et que tout va bien parce c'est « la campagne ».
J'ai loué une maison comme minimexée dans un quartier de Marche d'immigrés et du quart-monde - la Fourche - ce qui a fait réagir un prêtre qui était chargé au niveau du Luxembourg de s'occuper des immigrés. Il m'a proposé de faire des collectes pour payer le mazout de la maison. De sorte que j'avais une sorte de maître de stage (en la personne de ce prêtre), ce qui régularisait ma situation vis-à-vis de l'école.
Il y avait des gens qui faisaient de l'animation communautaire : les écoles de devoirs notamment. Mon stage terminé, j'ai fondé l'ASBL La Chenille pour continuer. Fréquentant la communauté turque, je me suis rendue compte que les gens demandaient que l'on s'intéresse à leur culture, pas nécessairement leur culture au sens national ou ethnique spécifique, mais leur vision sur le monde environnant. Il me semblait important d'écouter les gens, d'écouter ce qu'ils disaient d'eux-mêmes, comment ils se positionnaient par rapport à Marche. Par exemple, ils me disaient qu'ils déploraient de ne pas avoir d'endroit où se réunir.
Ces réflexions m'ont amenée à penser que comme travailleuse sociale, il me fallait non pas avoir une approche des cas individuels, mais une approche collective, culturelle en ce sens.
La culture et le social, un thème éculé ?
TOUDI - N'est-ce pas mettre la culture à toutes les sauces, démarche qui rend sceptique beaucoup de monde ?
Christine Mahy - Ce n'est pas seulement par l'action sociale classique ou même par le développement communautaire seulement que l'on a lutté contre la pauvreté. Il y a un problème plus global : l'identité des groupes. En 1983 j'ai croisé le peintre Daniel Serret qui faisait le chemin inverse du mien : lui considérait que l'art devait être en contact avec la population. Par rapport à l'action du type « écoles de devoirs » j'ai développé des projets où l'on visait à ce que l'identité collective des gens de ces quartiers deviennent visible à travers leurs propres productions ou celles d'artistes venant les contacter. Le projet s'intitulait : « Portraits et paysages turcs ». C'était l'aboutissement de deux à trois ans de travail sur les rapports de cette communauté avec
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Marche
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la religion
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la politique
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la Turquie.
On a fait une expo où les spectateurs étaient mis en condition, invités à rentrer dans une atmosphère. Par exemple, on les invitait à se déchausser en entrant, ce qui est l'usage en Turquie, même quand on rentre dans un domicile privé. On invitait les associations à se réunir dans le local du groupe.
Amnesty International ne voulait pas se réunir dans ce local où il y avait un portrait d'Ata Turk (car c'est l'image qui est celle d'un dictateur en dépit par ailleurs des mérites de cet homme). On a créé des pièces aménagées par des hommes et pour des hommes ou bien par des femmes et pour des femmes.
Toutes ces manières d'être et de faire ont provoqué des échanges entre des gens qui sans cela n'auraient rien eu à se dire et la communauté turque a pu prendre place dans la société de Marche. Les Turcs ont utilisé la maison de la Culture pour faire des fêtes. Le social et la culture doivent aller ensemble. Pas le social seulement au sens de la lutte contre la pauvreté.
Parallèlement à tout cela, j'ai postulé pour un mi-temps pour développer l'action éducative permanente dans le Centre culturel de Marche. J'y suis restée 14 ans. Pendant 7 ans, j'ai eu cette tâche d'animatrice et puis pendant 7 autres années, je suis devenue directrice de la Maison de la Culture.
Quand je suis arrivée à la direction de la Maison de la Culture, j'ai dit que l'ensemble de la Maison de la Culture devait se développer dans l'esprit de l'éducation permanente.
Je suis partie de l'idée que ces institutions étaient publiques et donc ne pouvaient pas être confisquées (involontairement bien entendu), par des personnes se reconnaissant comme distinguées ou cultivées, au fait des codes sociaux et culturels des lieux.
TOUDI - A quel point y a-t-il « confiscation » ?
Christine Mahy - Par exemple, si une Maison de la Culture comme celle de Marche a 500 abonnés pour des spectacles et quelques milliers pour d'autres activités, c'est qu'elle ne travaille que pour un pourcentage presque marginal des 60.000 personnes pour lesquelles elle a été construite. Il me semblait que cet outil devait être utilisé par toute la population : par exemple plusieurs fois 500 personnes, mais venant de milieux différents. La question n'étant pas d'avoir « tout le monde », mais d'entrer en contact avec des personnes et des groupes représentatifs de toutes les couches sociales.
Cela a amené à la question de savoir comment utiliser les moyens à notre disposition. Pour arriver à ces fins, je refusais que l'on planifie l'année avec tous les différents spectacles. En général, dans les Maisons de la Culture, tout ou beaucoup est fait en fonction des spectacles. J'ai tenté d'inverser les proportions et les rapports de force en mobilisant plus de moyens pour l'animation y compris le temps. J'ai voulu éviter à tout prix de pratiquer la culture/musée ou la culture/illustration. Quand dans le monde artistique on organise de la diffusion sur des thèmes de société, c'est bien, mais à condition que l'on se mette au travail sur le terrain avec les populations concernées.
La société du spectacle
TOUDI - N'est-ce pas un peu ce que les ennemis de votre intention appellerait du gauchisme gratuit ?
Christine Mahy - Non ! On peut tout montrer aujourd'hui dans une salle de spectacle, mais le côté spectaculaire coupe de la réalité : montrer la pauvreté cela suffit à tout dans la logique proprement spectaculaire. Mais cela ne change rien au monde. Les gens du monde des arts, du monde culturel, des créateurs doivent agir avec la population pour dépasser la situation montrée dans les spectacles et aussi avec les autorités communales, tous les acteurs sociaux.
On travaillait avec toutes les sortes de populations. Ce qui m'intéressait, c'est que l'on fasse cela sans publicité. J'introduis cette idée de « sans publicité » pour bien faire voir quelle est la différence. On fait beaucoup de publicité sur l'article 27 qui permet à des personnes démunies d'assister à des spectacles pour pas grand-chose. Mais c'est exhiber le fait que l'on organise les choses en vue de faire les pauvres aillent voir la « bonne » culture. C'est « descendant », ce n'est pas participatif. Si les institutions ont la conviction qu'il faut travailler avec toute la population, il n'y a pas besoin d'article 27.
Pour organiser l'année, je ne travaillais donc pas avec un programme ficelé d'avance. Car alors il y a une rigidité qui fait qu'on ne peut plus être disponible à ce qui va émerger sur le terrain . Je travaillais avec des trous pour pouvoir réagir tout au courant de l'année.
TOUDI - Un exemple ?
Christine Mahy - Trois jeunes sont venus me trouver pour que l'on fasse quelque chose sur la drogue. Ils voulaient faire des spectacles dans les villages. On a monté cela en plein milieu d'année. Il faut dire que cette souplesse était insécurisante. Cela insécurisait l'appareil de la Maison de la Culture, son CA, le Politique, la Communauté française. Ce qui rassure, c'est un dépliant publié en début d'année. Pourtant, c'est de cette façon qu'on est arrivé à avoir les jeunes. J'avais aussi pour principe que l'associatif n'avait pas à payer l'utilisation de la Maison de la Culture. J'ai mis en place un système pour que les gens puissent utiliser les salles gratuitement. Il y avait aussi des espaces gratuits pour les plasticiens. A partir de là, on a eu ces lieux qui étaient utilisés par toutes les sortes de gens : les gens « bien » et les gens qui habitaient le quartier de la Fourche, qui ne connaissaient pas les codes culturels et sociaux. On souhaitait des croisements de populations différentes pour que les rapports de forces s'équilibrent. Budgétairement c'était parfaitement faisable. J'ai pu faire la preuve que je pouvais trouver de l'argent avec des projets dits « alternatifs ». C'est une fausse question de savoir si cela est possible ou non financièrement. On peut trouver des financements différents. La vision politique est déterminante : on peut le faire.
C'est dans cet esprit que j'ai appelé les autres communes qui allaient à la commune de Marche. Les villages on ne s'en préoccupait pas sauf en faisant du saupoudrage, mais on ne faisait rien avec.Toutes ces communes-là, je les ai considérées comme des partenaires à part entière. J'ai impulsé d'abord à partir de la diffusion, mais en essayant d'installer un esprit...
L'expérience Noël au théâtre
En Wallonie et à Bruxelles on a un bon niveau de spectacles pour enfants. Le choix était ou bien de faire cela à Marche ou de proposer un spectacle par jour durant les vacances de Noël et dans chaque commune. Créer ainsi de la mobilité, faire aller les gens de commune en commune. On faisait les spectacles à des jours différents pour que les habitants d'une commune aient envie d'aller voir le spectacle suivant dans l'autre commune. Je me suis mise aussi à cet égard à penser en termes de population et non de public : organiser des transports collectifs pour transporter les personnes intéressées par les spectacles, de village en village, occasion pour elles de se parler et se rencontrer dans les cars. Il fallait que cela soit gratuit pour rester démocratique. On voit ainsi que la mobilité est un problème de politique collective. L'action a fonctionné à 300%. Cela ne se pratiquait pas ainsi dans la Communauté française
Pour les populations plus faibles, on se mettait en contact avec les associations qui s'en soucient. Sans faire de la publicité là-dessus pour éviter que la discrimination ne visibilise les gens comme fragiles et ainsi ne les stigmatise. C'est curieux, lorsque l'on y songe, il y a des personnes que la société décide de vouloir rendre transparentes, qui sont justement les personnes fragilisées. Certes, il faut que les professionnels en tiennent compte, mais on ne doit pas le rendre public.
On nous a dit que nous ne nous occupions que des défavorisés. Mais ce n'était pas le cas. Ce qui est vrai, c'est que l'on a eu peur en intégrant ces gens-là de chasser les autres, les personnes instruites des codes culturels. On a dit aussi que nous ne faisions pas de la culture, mais du social. En fait, nous faisions vraiment les deux.
Je voudrais dire aussi que l'important n'est pas de savoir comment être pédagogique avec les défavorisés, mais de savoir comment les rencontrer.
>TOUDI - Pourquoi ?
Christine Mahy - Aller faire de la peinture avec des défavorisés, c'est intéressant parce que cela suscite chez eux la question de savoir pour quelles raisons on vient, dans quel but d'assistance, sur le plan matériel. Or il n'y a pas de but de ce genre. Par conséquent, ceux-là se sentent reconnus comme des personnes à travers la démarche.
Agir avec tous contre la pauvreté
TOUDI - Quel lien avec le réseau wallon de lutte contre la pauvreté ?
Christine Mahy - Si on n'agit pas sur le structurel, on ne fera que de la gestion de la pauvreté (qu'ils vivotent, qu'ils se tiennent calmes etc.). Cela amène à rendre des gens transparents. C'est le problème, même évidemment pour ceux qui agissent plus globalement contre la pauvreté, on le fait parce qu'il y a un déficit quelque part, donc même nous, nous stigmatisons les pauvres comme pauvres. Par rapport à cet effort pour rendre transparents les gens des couches sociales fragilisées, la population moyenne est, elle, opaque.
J'en donne un exemple. On ne visite pas un village « normal » comme on visite un camping où il y a des résidents précaires. C'est quand même étrange que, d'un point de vue culturel par exemple, on ne se pose pas la question des manques qui existent aussi dans cette population moyenne : il n'y a pas d'action, à ce niveau. Il n'y a pas de visibilité d'une lutte par exemple contre l'individualisme des classes moyennes.
Et pourtant, si l'on veut changer la société et éradiquer la pauvreté, il faut toucher la population moyenne dans une action d'ensemble. Par exemple, on considère aujourd'hui qu'il faut que la population qui réside en permanence sur les campings retrouve des logements « normaux ». Ce n'est pas inexact de le vouloir. Car il faut créer des conditions qui rendent possible la cohabitation de la population des résidents de campings avec la population moyenne. Mais ce n'est pas si simple, car les logements « normaux » sont plus chers et la population qui réside dans les campings peut faire ce choix parce que cela lui permet de libérer une partie de ses revenus qui serait engloutie dans la maison autrement. Il faudrait donc des logements « normaux » plus accessibles.
Le problème, c'est qu'il est bien plus facile d'identifier une population à problème qu'une population ordinaire. C'est en ce sens que je suis contre les associations qui prétendent donner la parole aux plus pauvres. Si ces pauvres-là prennent la parole, les voilà devenus otages du rôle social qu'on leur donne d'être des pauvres-qui-prennent-la-parole.
Leur raison de vivre devient cela : être des pauvres prenant la parole et qui, par conséquent, vont rester pauvres. Dire que la lutte contre la pauvreté doit passer par les plus pauvres, c'est en faire des experts de la pauvreté , rivés à ce statut. Il est intéressant par exemple de noter, en ce qui concerne la stigmatisation, qu'il y a des types de fraude qui ne vous rendent pas moins honorables aux yeux de vos semblables, comme la fraude fiscale, mais tricher sur le chômage, mettons, c'est quelque chose qui vous fait passer pour moins bon citoyen..
Or la pauvreté a des causes structurelles, la mondialisation pour commencer. Il faut donc une action d'ensemble sur la pauvreté, une action sur les structures et mêler à cette action toutes les catégories de la population avec les pouvoirs publics. Je n'aime pas l'idée d'une culture qui serait spécifique au monde pauvre, car on enferme ainsi ce monde dans sa situation.
Texte établi par la rédaction de TOUDI et Christine Mahy