Athées et croyants dans l'ignorance absolue
Selon Jean-Marc Ferry, athées ou croyants doivent affronter leur ignorance métaphysique absolue. Dans les années 60, Albert Dondeyne le proposait déjà à l'Institut Supérieur de Philosophie de l'UCL, lui aussi d'un point de vue kantien. L'ignorance métaphysique absolue tient au fait selon Kant (en le résumant), que nous ne pouvons prouver ni l'existence de Dieu ni son inexistence, pas plus que la réalité d'une Vie après la vie ni même la liberté. Ce qui est sans doute la meilleure définition à donner à l'agnosticisme si l'on veut bien voir que cette position n'est pas celle du juste milieu, mais celle de l'ignorance kantienne. De l'honnêteté intellectuelle kantienne. On peut être tout autant un agnostique athée qu'un agnostique croyant (ce qu'était Kant d'ailleurs).
Quelques notes explicatives
Ce que le texte ci-dessous appelle « dénotation substantialiste » ou « entité hypostasiée » pourrait être ce Dieu qui va de soi d'une certaine métaphysique chrétienne inspirée de la pensée grecque, aussi nécessaire à la mécanique de l'Univers des Anciens que le soleil l'est pour la vie sur terre aux yeux des sciences exactes (les seules qui apportent une vraie connaissance selon Kant, mais ne permettent pas de répondre aux questions sur le sens de la vie). Ferry insiste aussi ironiquement sur le « résidu de naïveté » demeurant dans la pensée critique. Il parle aussi de la catharsis déconstructionniste, visant par là ce que l'on a appelé aussi les philosophies du soupçon comme Marx, Freud, Nietzsche, très critiques à l'égard des valeurs de l'Occident qui souvent cachent l'horreur ou la plus basse et absurde crédulité. Il propose d'imaginer que même des athées en quelque sorte agnostiques peuvent faire l'objection à des croyants critiques qu'ils font « comme si » au pire sens de cette expression. Les croyants critiques peuvent être aussi contrés par des croyants qui se méfient de leur libéralisme et de leur scepticisme. En ce commentaire qui explicite le texte de Ferry que l'on va lire, il vaut la peine de souligner qu'il existe parfois également des athées peu « agnostiques ». Ces athées peu agnostiques estiment que le triomphe de la raison est une certitude et que les grandes religions ne sont préservées de leur disparition que comme les éternelles théories du complot parce qu'il est pratiquement impossible de prouver une existence (cette peu intelligente comparaison a été faite récemment dans un de ces billets secs que l'on entend sur le coup de 13h.30 à la RTBF). Certes, pas mal de Princes de l'Eglise ne les encouragent pas à plus d'ouverture ou... d'agnosticisme.
Pour Ferry, la liberté n'existe pas comme un objet que l'on pourrait trouver ou ne pas trouver, conserver ou perdre. Il faut donc faire « comme si » nous étions libres. De la même façon que les croyants font « comme si » Dieu existait et... que les athées font « comme si » Dieu n'existait pas. Ces « comme si » n'ont strictement rien d'hypocrite ou de simulateur. La foi - qui peut être aussi la foi d'un incroyant - est, comme l'amour, un pari. Mais un pari qui n'est pas comme celui de Pascal si proche encore des jeux de hasard. C'est, si l'on veut s'en tenir au mot « pari », ce que, par exemple, les éducateurs doivent faire à tout moment : le pari de l'éducabilité. Quant à ce qualificatif de « pratique » que Ferry accole aux « comme si », il ne vise pas leur caractère confortable, mais le fait qu'ils sont des « comme si » sans lesquels on ne peut vivre et qui sont, au contraire, franchement peu confortables. Si la Foi est fragile, l'athéisme réellement agnostique l'est aussi de ceux qui disent « nascentes morimur », « nous mourons en naissant ». Il y a un athéisme agnostique (qui pourrait être celui de Ferry), très soucieux, comme Walter Benjamin de « ressusciter les morts» (cette fois de manière pleinement métaphorique), car obsédés par cette tragédie que Ferry dit « absolue » des victimes périssant - il songe à celles des génocides - dans l'anonymat le plus horrible et sans que leur condition de victime ait été honorée. Une position athée aussi fragile que celle du croyant dont le pari n'est pas plus « consolant ». Dans les deux cas, il y a quelque chose qu'il faut postuler, nécessairement, pour vivre. Voici un extrait du beau livre de Jean-Marc Ferry La religion réflexive, Cerf, Paris, 2010 1 que nous intitulons
Athées et croyants face à l'agnosticisme par Jean-Marc Ferry
Peut-on réellement réconcilier foi et savoir, conviction religieuse et raison critique ? La religion convertie à la pensée critique rencontrera les objections et accusations de ceux qui prétendent refuser l'affadissement du langage religieux : on demandera quelle est la signification d'une foi qui se donne sur le mode du sicuti Deus daretur : « Comme si Dieu existait ». A supposer que la pensée religieuse ait intégré les déconstructions qui, de Kant à Heidegger, furent décisives pour une pensée post-métaphysique : qu'elle ait donc renoncé aux tentatives de prouver l'existence de Dieu ou l'immortalité de l'âme ; que, même, les signifiés « Dieu » et « âme » aient été dépouillés de leur dénotation substantialiste, de toute référence à une entité hypostasiée, si bien qu'il ne serait simplement plus pertinent de demander si Dieu existe ou si l'âme est immortelle - à supposer que par conséquent la pensée religieuse soit à présent aussi éloignée d'une naïveté précritique que les figures les plus désillusionnées du discours contemporain, il reste, objecterait-on, le problème d'une duplicité consistant à faire comme si Dieu existait tout en sachant qu'il n'existe pas véritablement.
Une telle objection qui se présente sous les traits d'une saine franchise ayant - qui plus est -dépassé le niveau réflexif d'une conscience fraîchement émergée de sa catharsis déconstructionniste, pour laquelle l'esprit critique revient à une absence de naïveté, ce qui est sa naïveté résiduelle. Contre cela, et contre une supposée mollesse du temps, on en appellera à l'authenticité d'une pensée religieuse qui ne se contente pas de métaphores. Mais c'est ignorer ce point essentiel qu'il n'y a en vérité aucune duplicité chez celui ou celle qui, en effet, « fait comme si » Dieu existait (ou comme si l'âme humaine était immortelle, ou comme si l'individu était effectivement libre). Contrairement au reproche qui lui serait fait, la foi critique ne se prend pas dans l'oxymore 2 insoutenable de la foi sceptique : on ne fait pas comme si Dieu existait, tout en sachant qu'il n'existe pas, car le présupposé de la foi critique n'est pas l'athéisme mais l'agnosticisme : on ne sait sincèrement pas si Dieu existe ou non (à supposer que ce type de proposition ait grammaticalement quelque sens). C'est pourquoi la foi peut là être authentique, et son discours, exempt de duplicité. Sous un présupposé théorique agnostique, faire comme si Dieu existait, dans la mesure où cela engage une pratique, voire, une existence (de même que lorsque je fais comme si j'étais libre), voilà qui atteste Dieu et renverse en quelque sorte la charge de la preuve.
En dépit, donc, du soupçon d'inauthenticité que soulèverait sans doute une théologie orthodoxe à l'encontre d'une foi religieuse convertie à la pensée critique, le monde n'est pas le même, suivant qu'on s'y engage sous le comme si pratique d'une Vie après la vie, d'une consolation post mortem des malheureux, d'une réconciliation universelle dans l'amour de Dieu, ou, à l'inverse, sous le comme si pratique d'une vie qui ne se donne qu'avec la mort, ce nascentes morimur, par quoi la première heure qui nous donne la vie nous la prend, une vie qui peut aussi être irrémédiablement ratée. Au lieu de la résurrection de la chair, il n'y a alors que le souvenir fragile, la force anamnésique des vivants, pour « ressusciter » les morts ; et au lieu de la consolation des malheureux, il ne reste que le mince espoir de réduire le nombre à venir des « victimes de l'Histoire », comme on dit - par exemple, de ceux qui sont morts dans d'atroces conditions et sans un témoin qui puisse seulement porter à la connaissance du monde ce qui est à jamais leur absolue tragédie. » (La religion réflexive, pp. 102-103)
Pour sortir du confort des pensées molles
Il est rafraîchissant de lire Ferry. Face aux certitudes des intégristes de tous les bords. Les vrais « mous ». Il n'y a pas d'Ange de Dieu qui nous indiquerait un jour que nous avons raison de croire ni d'Ange de la Science qui nous indiquerait un jour que l'attitude inverse est la bonne. Mais on a parfois fait remarquer que si Kant est une vraie lumière sur notre route, il y a toujours eu, depuis la plus haute Antiquité, des sceptiques et des athées, des croyants et des religieux, les uns et les autres en butte aux persécutions et à la haine de ceux qui détestent vivre et détestent devoir se souvenir qu'ils ne sont que des êtres humains.
Voir aussi Habermas: une nouvelle conception de la laïcité
- 1. Le livre est divisé en trois parties, la première - difficile mais sur un sujet classique - parle de l'agnosticisme kantien, la deuxième compare Kant et Habermas, la troisième est d'une technicité plus grande encore, mais toute la discussion renforce encore l'idée de Ferry selon laquelle l'impératif de la raison ne repose que sur lui-même.
- 2. Oxymore dans Wikipédia