Baraque Frituur d'Ivan Vrambout

Toudi mensuel n°70, janvier-février-mars 2006

Je suis allé voir le 2 décembre dernier un spectacle au Théâtre flamand de Bruxelles signé Ivan Vrambout, jeune écrivain flamand et intitulé Baraque Frituur. J'avoue que le titre me semblait n' annoncer rien de bon et des articles dans Le Soir annonçant que ce spectacle allait relancer l'idée belge me faisait craindre le pire. On le sait, un des points culminants de l'Ardenne est la « Baraque Fraiture » et « friture » est un flandricisme fort utilisé en Wallonie pour « friterie »: ces jeux de mots sont fréquents dans le lassant discours nationaliste belge quand il se risque à la fiction romanesque, théâtrale ou cinématographique. Mais ici, il ne s'agit pas de cela, Ivan Vrambout pensait dans son enfance que c'était une montagne surmontée par une baraque à frites.

Un spectacle sur la Belgique qui n'est pas belge...

L'auteur m'avait interviewé (et d'autres Wallons), pour bâtir son spectacle. C'est effectivement un spectacle sur les problèmes belges dits « communautaires » (ou wallo-flamands), mais à mon avis du grand théâtre, car l'auteur a réussi (par les ressources du théâtre moderne que l'on ne comprend pas toujours, qui n'a pas le « réalisme » du cinéma, qui dit les choses indirectement), à réellement dramatiser le conflit tout en gardant à son égard une distance et un extraordinaire humour.

Il y a réussi notamment grâce à la prestation de deux acteurs wallons bilingues (un homme et une femme), qui parlent couramment le néerlandais et campent des personnages wallons, chargés, face aux personnages flamands, de manipuler les clichés : en gros, la Wallonie « cigale », paresseuse, socialiste, pauvre face à la Flandre « fourmi » riche, performante, parfaite.

Ce qui se passe constamment dans ce spectacle, c'est que les rôles se renversent et que l'on peut voir un personnage flamand finir par envier les Wallons, leur laisser-aller et les Wallons vouloir être flamands. Libre cours est donné à tous les fantasmes et angoisses des deux peuples (car ce n'est pas la Belgique qui est sur la scène, mais les deux peuples), des Flamands anxieux de leurs performances et qu'on les reconnaisse et des Wallons un peu paumés, mais décontractés.

Il y a aussi l'utilisation d'effets très forts comme les textes érotiques de l'écrivain flamand LP Boon et la mise en scène (distanciée) d'une étreinte entre un acteur flamand et une actrice wallonne pendant que se déroule au pied de leur chambre une manifestation nationaliste flamande dure, quasiment fasciste.

... mais wallon et flamand

Parfois évidemment, les personnages wallons et flamands sont dans leur rôle. Des dialogues constituent une extraordinaire parodie des sondages organisés toutes les semaines sur ces questions. Je dirais, pour le plus grand mérite de l'auteur, qu'il a réussi « à la flamande » à dire la question belge en atteignant une vraie authenticité quand il parle des Flamands, mais aussi quand il parle des Wallons. Et pourtant, je le redis, sa dénonciation n'est pas du même type que les dénonciations belgicaines qui, se mettant (croient-elles), au-dessus de la mêlée, n'arrivent à rien du tout qu'à conforter un esprit belge petit-bourgeois qui remonte à 1900 et surtout avec une répétitivité lassante.

Ici, rien de tel. L'auteur a rompu avec toute idée belgicaine, mais ils se moquent de « nous », tant les Flamands que les Wallons, et plus férocement des Flamands peut-être. Je dois dire que c'est la première fois que je vois un acteur wallon professionnel sur une scène prestigieuse parler le français comme on le parle en Wallonie, c'est-à-dire bien, mais pas comme à Paris. Et ce n'est pas qu'une anecdote, car tout dans ce Wallon est authentique, y compris son désir d'être flamand, parfois.

Les pièces tentées sur ce thème caricaturent les questions qui font s'affronter Wallons et Flamands et l'ironie de la caricature finit par tout dissoudre, sauf la Belgique monarchique. Ici, rien de semblable. On pressent à travers le spectacle que ces conflits qui font rire (toute la salle en l'occurrence), sont en fait de vrais conflits, au coeur d'un vrai drame, mais il n'y a plus de Belgique du tout. A un moment donné, il pleut littéralement sur la scène des kg de choux de Bruxelles. C'est un élément du spectacle que je n'ai pas compris, du moins pas le moment où cela intervient. Mais peut-être ces choux dérisoires sont-ils la seule chose qui reste de la Belgique. Je disais à l'auteur que je me demandais comment ce spectacle pourrait être présenté en Wallonie. On a traduit Hugo Claus en français (Le chagrin des Belges), malheureusement la traduction française a cru bon de transformer le néerlandais patoisant des Flamands du livre en parler bruxellois, ce qui traduit mal ce livre.

C'est une certaine vérité dramatique qu'on peut regarder en souriant et même en riant. Je trouve ce spectacle vraiment étonnant, extraordinaire. Cela ne m'étonne pas que ce soit un Flamand qui l'ait réussi. Car cette réussite est la première que j'aie vue sur le thème des conflits belges au-delà de la Belgique. Et les Flamands ont déjà dépassé la Belgique à laquelle s'accrochent bêtement certaines élites francophones.

Le conflit entre Flamands et Wallons a une sorte de virtualité dramatique et comique que personne n'a jamais exploitée de manière pouvant convaincre. Ici, oui, c'est réussi. Il ne reste certes rien de la Belgique après cela, mais n'est-ce pas dans la logique d'une vérité qui n'est pas seulement politique mais profondément humaine? Les deux peuples se reconnaîtront, du moins la fraction des deux peuples ouverte à l'humour et à la vie, au "gai savoir" de soi-même, d'eux-mêmes.

[L'auteur m'a fait remarquer que la réplique « Je voudrais être flamand » est de fait une réplique que j'ai entendue en Wallonie (et dont je lui avais fais fait part) de la part de petits-bourgeois fascinés par la réussite « libérale » de la Flandre. Cela ne me déshonorerait pas d'être flamand, mais je suis bien comme je suis, et j'aime bien les Flamands comme Vrambout.]