Un avis peu connu (de Claude Renard) sur la Lettre de Destrée en 1912
Histoire de Belgique et de Wallonie
Claude Renard explique « l'immense déception provoquée dans les bassins industriels de Wallonie, par la victoire de la droite » (en juin 1912, après que libéraux et socialistes aient tenté en vain de renverser la majorité catholique au pouvoir depuis 1884 en s'alliant dans un cartel), et le fait qu'elle eut cette fois « des répercussions très sensibles sur le plan des rapports entre les communautés ». Il écrit :
« Ce n'était certes pas la première fois que le retard de la Flandre suscitait des réactions d'impatience parmi les ouvriers wallons ; des frictions s'étaient déjà produites en 1887-88 et 1891 et en 1902, mais elles n'eurent jamais un grand relief aussi longtemps que l'on crut pouvoir espérer que le temps ferait son oeuvre en faveur de la liquidation des distorsions politiques entre les deux communautés. Il en alla différemment en 1912. On peut penser que le Congrès Wallon de Liège traduisit un sentiment alors largement répandu parmi les travailleurs en adoptant une résolution préconisant la « séparation » de la Wallonie en vue de l'extension de son indépendance vis-à-vis du pouvoir central et la libre expression de son activité propre.
Au reste, sans parler de la célèbre Lettre de Jules Destrée au Roi, Vandervelde lui-même put déclarer devant un Congrès du Parti Ouvrier : "Les populations wallonnes sont lasses de se voir écrasées par une majorité artificielle formée par la partie flamande du pays." 1.
Ce courant populaire devait se perdre dans les tourments de la première guerre mondiale, mais il fut trop directement lié, de 1912 à 1913, à la reprise de l'action de masse en faveur du SU, pour qu'il soit permis de le négliger. Il faut ajouter qu'il ne menaça en aucune manière l'unité du parti 2 Vandervelde, en ce qui le concerne, estimait qu'il disparaîtrait de lui-même avec le Suffrage Universel et moyennant certaines mesures telles que la décentralisation administrative et l'élargissement de l'autonomie communale et provinciale. On sait que Destrée lui voyait au contraire et contribua à lui assurer, au-delà de maintes vicissitudes, un tout autre avenir ; de calculs qu'il fit à l'époque il ressortait d'ailleurs que, même s'ils n'avaient pas été avantagés par le système électoral 3 , les catholiques auraient conservé la majorité à la Chambre, à ceci près qu'elle eût été de six sièges au lieu de seize. Mais, en tout état de cause, si le courant fédéraliste né de l'échec réformiste de 1912 ne manqua point d'interprètes plus ou moins bien inspirés parmi les « ténors » du parti, il ne s'en trouva guère, à ce niveau, pour dégager la signification essentielle d'une défaite dont Rosa Luxemburg aurait pu dire qu'elle était un second essai pratique des théories de l'opportunisme. » 4
La Lettre au Roi de Jules Destrée évoquée par THE NEW YORK TIMES
- 1. « Rapport officiel du Congrès extraordinaire tenu le 30 juin 1912 à la Maison du Peuple de Bruxelles », Bruxelles, 1912, p. 23. Note de Claude Renard in La conquête du suffrage universel...
- 2. On n'ignore pas que Demblon, par exemple, qui jouissait à Liège d'une énorme popularité, eut le souci d'affirmer sur cette question une position de classe qui le fit qualifier par certains de « flamingant ». Destrée lui-même répétait avec insistance, aussi bien à la Chambre et dans les assemblées wallonnes et les réunions socialistes, que s'il était partisan de la « séparation », il n'entendait nullement que celle-ci commençât dans les rangs du mouvement ouvrier. Note de Claude Renard dans La conquête du suffrage universel...
- 3. Note de TOUDI : les propriétaires par exemple avaient plusieurs voix...
- 4. Claude Renard, La conquête du suffrage universel en Belgique, Fondation Jacquemotte, Bruxelles, 1966, pp.246-247.