Une République sans républicains ? L’Allemagne de 1918 à 1933
La publication en français de l'ouvrage de Horst Möller 1, professeur à l'Université de Munich, sur la République de Weimar nous permet de revenir sur cette épisode capital de l'histoire allemande et par conséquent de l'histoire de l'Europe, lorsque celle-ci entra dans la longue période de bouleversements souvent révolutionnaires issus de la première guerre mondiale. 2
Nous nous concentrerons sur les aspects politiques mis en avant par cet ouvrage, mais il ne faut pas oublier que Weimar fut aussi l'un du creuset de la modernité artistique et intellectuelle, ce que l'ouvrage de Möller ne manque pas de rappeler.
Une République « par défaut » dans le chaos de 1918-1919
La République Allemande naquît dans les dernières heures qui précédèrent le plus grand échec militaire et politique tant de l'Empire allemand unifié par Bismarck entre 1864 et 1871 que du Royaume de Prusse depuis son écrasement par Napoléon Ier en 1805-1806. Cette République dont toute la clique des nationalistes lui reprocha, durant sa courte existence institutionnelle, d'être le fruit de la défaite provoquée par les agissements des « criminels de novembre » trouvait en effet ses origines dans la défaite militaire des armées de l'empire. Au cours de la guerre, le commandement suprême de l'armée (OHL), dirigé à partir de 1916 par le couple Hindenburg/Ludendorff, s'était arrogé la plupart des pouvoirs politiques, économiques et administratifs, l'Empereur étant de plus en plus réduit à un rôle symbolique. Après l'échec des offensives sur le front ouest du printemps et de l'été 1918, l'OHL comprend que la guerre est perdue, refusant d'en assumer la responsabilité pleine et entière, il pousse l'Empereur à nommer un nouveau cabinet soutenu par une majorité des membres du Reichstag. Ce fait constitue une première, le cabinet n'étant pas, jusqu'alors, juridiquement et politiquement responsable devant cette Assemblée élue au suffrage universel (masculin). Le prince Max de Bade installe son cabinet début octobre, il est soutenu par une partie des sociaux-démocrates (SPD), le parti catholique (Zentrum) et les divers partis libéraux (nationaux-libéraux et parti populaire progressiste), cette coalition sera celle qui en 1919 établira la République dite de Weimar. En effet, le cabinet du prince de Bade fut vite emporté par les troubles révolutionnaires de novembre 1918, l'Allemagne vaincue connaissant pendant plusieurs semaines une grande confusion politique et institutionnelle. Les troubles débutent le 30 octobre avec la mutinerie des marins de la Flotte de Haute-Mer à Kiel, un conseil d'ouvriers, de soldats et de marins prend le contrôle de la ville. Ces conseils vont rapidement essaimer dans toute l'Allemagne, le Royaume de Bavière, deuxième Etat en importance de l'empire, tombe dès le 7-8 novembre sous le contrôle des conseils ouvriers, le social-démocrate de gauche (USPD) Kurt Eisner y proclame la République, le grand-duché de Brunswick tombe le lendemain, les insurgés regroupés notamment dans la division dite de Volksmarine se rapprochent de Berlin. Sentant que la situation risque de prendre une tournure similaire à celle que connut la Russie entre février et novembre 1917, les deux principaux dirigeants du SPD, Friedrich Ebert et Philipp Scheidemann exigent l'abdication de l'Empereur et le poste de Chancelier, ce qui fut obtenu le 9 novembre, Guillaume II quittant son quartier-général de Spa pour les Pays-Bas, le prince de Bade cédant dans la foulée son poste à Ebert. Craignant que l'aile gauche radicale du SPD réunie dans le Spartakus-bund ne proclame une République soviétique, Scheidemann se précipita au balcon du palais du Reichstag pour annoncer au peuple berlinois la naissance de la République. Deux heures plus tard, les spartakistes, par la voix de Karl Liebknecht, proclamaient la République socialiste libre d'Allemagne. Les deux hommes forts du SPD, fidèles à leurs convictions démocratiques, considèrent dès le début que la révolution doit être détournée, canalisée vers l'élection rapide au suffrage universel d'une Assemblée constituante qui sera seule habilitée à décider de la forme de gouvernement futur de l'Allemagne.
A cette fin, le SPD qui dans le chaos des journées de novembre apparaît comme la seule institution encore relativement stable avec l'OHL, instaure le 10 novembre un gouvernement révolutionnaire dit « Conseil des commissaires du peuple » avec l'USPD, ce dernier, tout en étant favorable à une révolution 'socialiste' ou des 'conseils', demeurant opposé à tout régime dictatorial y compris dirigée par le prolétariat. Le SPD va disposer simultanément d'un curieux allié, le successeur de Ludendorff à l'OHL, le général Gröner, indigné par la traînée de poudre socialiste qui se répand dans toute l'Allemagne et dans les rangs de l'armée et conscient que seul un gouvernement « civil » fort sera à même de faire accepter les conditions très dures de l'armistice à l'ensemble de la population allemande 3 offre de sa propre initiative le soutien de l'armée au Chancelier Ebert qui s'empressa de l'accepter. Par cette manœuvre habile, Möller considère que l'armée réussit ainsi à conserver sa position extraconstitutionnelle qui était la sienne depuis la guerre, elle était aux côtés du gouvernement et non sous ses ordres, ce qui permit à la caste militaire demeurée monarchiste de conserver ses privilèges tout au long de la République. Assez curieusement, ce sera Hitler en 1938 qui brisa définitivement le pouvoir de cette caste qui concurrençait l'Etat totalitaire national-socialiste. Ebert, à la fois Chancelier du Reich 4 et Co-Président du Conseil des commissaires, toujours dans l'intention de calmer l'agitation révolutionnaire annonca le 12 novembre toute une série de réformes sociales : journée des huit heures, suffrage universel pour tous les citoyens et citoyennes âgés de 20 ans 5, instauration du mode de scrutin proportionnel, etc. La tactique d'Ebert consistait à utiliser les conseils d'ouvriers et de soldats pour canaliser l'ardeur révolutionnaire au bénéfice des institutions centrales de l'Etat, les conseils permettant de bousculer les partisans de l'ancien régime, tout en veillant à ce qu'ils cessent de s'impliquer dans la gestion et l'imperium étatiques, comme c'était par exemple le cas dans le Grand-Berlin ou en Bavière, grâce à la prise de contrôle progressive de ces conseils par des « fidèles » du SPD. Lorsqu'en décembre 1918 se réunit, pour une unique fois, le Congrès général des conseils d'ouvriers et de soldats, la ligne « Ebert » avait clairement pris le dessus sur celle de l'USPD et des spartakistes. Le Congrès général décida le 18 décembre 1918 la tenue d'élection le 19 janvier 1919 en vue de la réunion d'une Assemblée nationale constituante. En l'attente, les pouvoirs législatif et exécutif étaient confiés au seul Conseil des commissaires du peuple qui s'extirpait ainsi de tout contrôle par les Conseils d'ouvriers et de soldats. Cette décision, ainsi que l'écrasement sanglant à Berlin le 24 décembre de la division de Volksmarine par la Reichswehr sur ordre des seuls commissaires SPD, entraîna le départ des commissaires du peuple USPD le 29 décembre 1918.
Ils constataient ainsi l'échec de leur troisième voie entre social-démocratie réformiste et 'bolchevisme' autoritaire. Le 5 janvier 1919 éclata à Berlin l'insurrection spartakiste menée par le tout nouveau Parti communiste (KPD) et une partie de l'USPD. Le SPD en appela donc à nouveau à la Reichswehr, mais aussi aux corps-francs qui s'étaient constitués soit pour défendre les populations allemandes dans certaines régions de l'Est (telles les actuelles Républiques baltes ou la Silésie) ou en réaction aux troubles révolutionnaires de novembre-décembre. Ces troupes écrasèrent le soulèvement et initièrent d'innombrables représailles tels les assassinats de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg. Cette tentative ratée de révolution fut le dernier obstacle majeur avant l'élection de la constituante qui vit la victoire du SPD d'Ebert et Scheidemann.
Des partis émiettés et une absence de culture parlementaire
La Constituante de janvier 1919 voyait en effet le succès des partis réformistes qui s'étaient associés dans le cabinet du prince de Bade. Le SPD obtint 38% des suffrages et 163 sièges, il était suivi par le Zentrum catholique (20% et 91 sièges), les libéraux progressistes du DDP (18% et 75 sièges), les libéraux conservateurs du DVP obtenant 4% et 19 sièges. Les partis opposés au nouveau régime sont clairement minoritaires, l'USPD n'obtint que 8% et 22 sièges, les monarchistes du parti national-populaire (DNVP) 10% et 44 sièges. Les partis qui allèrent rédiger la constitution dite de Weimar réunissaient donc environ de 70 à 75% des suffrages, pourtant, derrière ce résultat encourageant, se dissimulent certaines faiblesses structurelles qui handicaperont dès le début le bon fonctionnement de la République. En premier lieu, ces élections ne renouvelèrent que partiellement la classe politique de l'empire.
L'héritage des moeurs et pratiques politiques passées était clairement dangereux car marqué par la confrontation avec le cabinet plutôt que le soutien à une coalition gouvernementale. Sous l'empire, le Reichstag pouvait renverser un gouvernement, mais nullement influencer sa composition la plupart du temps purement « technocratique » ou sa politique générale d'où une absence de toute culture de gouvernement ou de compromis dans le chef de la plupart des députés, ce qui se payera cher ultérieurement. En second lieu, le scrutin proportionnel intégral a pour effet de favoriser un émiettement potentiel du paysage politique, l'utilisation du scrutin de liste empêchant en outre tout lien fort entre les députés et leur circonscription, ceux-ci dépendant plus de la place sur les listes attribuée par leurs partis que du choix véritable de l'électeur. Ensuite, le SPD s'avère le seul parti véritablement national, c'est-à-dire implanté dans tous les Etats. Le Zentrum catholique est logiquement presque absent des régions protestantes du centre et de l'est, les partis libéraux étant quant à eux mieux implantés dans ces mêmes régions. Tous les partis présentent une forte connotation de classe, entendons par là qu'à l'exception du Zentrum où l'on retrouve des éléments de la classe ouvrière et des classes moyennes, chaque parti a plutôt pour vocation de représenter un secteur bien déterminé de la société.
Ainsi, selon Möller, les deux seuls partis qui touchaient une partie non négligeable de toutes les grandes couches sociales, le Zentrum et le DNVP, étaient quasi exclusivement représentant des intérêts catholiques dans le chef du premier et des intérêts protestants dans le chef du second, ce qui à l'époque avait des conséquences notamment sur la politique culturelle et éducationnelle que pouvait mener l'Etat. La faible participation dans l'est de la Prusse à ces élections de 1919 explique la sous-représentation manifeste de la droite nationaliste en particulier du DNVP. La gauche radicale était aussi probablement sous représentée en raison de l'écrasement des spartakistes et de la non participation du KPD. Comme l'écrit Horst Möller: « Les partis de Weimar (...) étaient les représentants d'intérêts spécifiquement régionaux, sociaux ou confessionnels. Cela ne pouvait que rendre plus difficile l'intégration dans une coalition commune. » 6 Tous ces éléments, sans pour autant automatiquement expliquer l'accès au pouvoir d'Hitler en 1933, pesèrent lourds dans les dernières années de la République. Il faut aussi souligner que cette élection s'accompagna d'élections de Constituantes dans la plupart des Etats composant la République, les résultats étant généralement proche de ceux rencontrés au niveau national. Le mandat obtenu par le SPD lui permit avec ses partenaires de mettre fin à l'agitation des Conseils d'ouvriers qui persista tout au long du premier semestre 1919 soit en faisant à nouveau appel à la troupe, comme lors de la semaine sanglante de Berlin en mars qui fit 1200 morts, soit en promettant de faire des conseils des organes de la démocratie « économique », c'est-à-dire le lieu de concertation et de négociation avec les employeurs 7. Venons en à la politique constitutionnelle de la République de Weimar qui aura une influence considérable sur la structure qu'adoptera l'Allemagne de l'ouest après la seconde guerre mondiale.
Une République annonçant la RFA mais rappelant l'humiliation de Versailles
En raison des troubles à Berlin, la Constituante se réunit donc à Weimar le 6 février, elle adopta dès le 10 février, une loi d'organisation provisoire du Reich, le lendemain Ebert est élu Président. Le 13 février, Scheidemann devient Chancelier à la tête d'une coalition SPD, DDP et Zentrum, le Conseil des commissaires du peuple a vécu, le dernier organe révolutionnaire « central » disparaît. Ce qui est marquant dans cette constitution « provisoire » de 10 paragraphes, c'est le maintien d'un système fédéral à la fois héritage de l'organisation constitutionnelle de l'Empire mais aussi du fait que la révolution avait aussi été une révolution dans chaque État distinct. Une Chambre des États (Länder) dont l'accord était nécessaire aux lois siégera à coté de la Constituante, aucune tentative véritable de régime centraliste ne fut donc réellement esquissée malgré les penchants de certains dirigeants du SPD et DDP pour cette option.
Ce qui marqua les débats fut la place à accorder à l'État de Prusse, de loin le plus important en superficie et en population : que faire pour qu'il ne déstabilise pas l'ensemble allemand par son poids politique ? Finalement, il fut décidé de le laisser intact, ce qui se révéla un choix judicieux car ce dernier fut l'un des rares pôles de stabilité de la République de Weimar. Il fut en effet gouverné de 1920 à 1932 par une tripartite similaire à celle de Weimar et fut dirigé par un seul Ministre-Président, le SPD Otto Braun. Ensuite, se posa la question de l'équilibre des pouvoirs entre le Président et le Chancelier. La présidence que l'on savait destinée à Ebert se vit accorder un rôle conséquent dans la conduite de la politique tant intérieure qu'extérieure de la République. Le Chancelier était nommé par le Président mais son cabinet était responsable devant le Reichstag. Cette dyarchie qui n'est pas sans rappeler la constitution française actuelle se révéla porteuse de nombreuses difficultés mais nous y reviendrons ultérieurement. Avec une étonnante clairvoyance (voire prémonition) un député USPD critiqua le poids constitutionnel du président qui en faisait un monarque républicain : « On ne devrait pas se référer au modèle de la République française ou de l'américaine. Il règne là-bas des conditions tout à fait différentes de culture et de tradition démocratiques, qui manquent au peuple allemand et notamment à la bourgeoisie allemande 8 ».
La constitution du 11 août 1919 confirma ces grandes orientations en y ajoutant la reconnaissance de toute une série de droits fondamentaux. Le nouveau régime enfin stabilisé du point de vue institutionnel pouvait commencer à fonctionner mais, malheureusement, il dût faire face ou assumer, conformément au calcul des militaires, les dispositions relativement prévisibles du Traité de Versailles de juin 1919 qui, outre la perte de 66.474 Km2 de territoires (dont 50.000 Km2 pour la seule Prusse) et de 7.300.000 ressortissants, mettait à charge de l'Allemagne le paiement de réparations colossales à l'échelle des dommages que ses armées avaient infligé sur le front occidental.9
La République n'aurait pas su prendre un plus mauvais départ aux yeux de l'opinion, en particulier des divers courants nationalistes. Après l'hostilité de l'extrême gauche, Weimar dut affronter l'opposition déclarée de toute la nébuleuse nationaliste qui fit une tentative de coup d'état en 1920 (putsch de Kapp) et 1923 (putsch d'Hitler/Ludendorff à Munich), assassinat en 1919 le chef de l'USPD Hugo Haase, en 1921 Matthias Erzberger, ancien ministre du Zentrum et signataire de l'armistice de 1918, en 1922 le ministre des Affaires étrangères DVP Walter Rathenau, etc. Lorsque survinrent en juin 1920 les premières élections après l'entrée en vigueur de la Constitution de Weimar, les résultats furent désastreux pour la coalition qui ne rassembla plus que 43,5% des suffrages, le SPD n'obtint plus que 21,6% des voix, le DDP 8,3%, le Zentrum 13,6%. Les vainqueurs étaient les opposants à la Constitution et à Versailles, DNVP, USPD et DVP.
En fait, après 1920, toutes les élections législatives fédérales n'apporteront plus jamais une majorité absolue aux partis soutenant la démocratie républicaine, certes les opposants au régime républicain ne devinrent majoritaire qu'en 1932, mais l'instabilité gouvernementale et les cabinets minoritaires devinrent la norme. Ainsi durant la législature 1920-1924 se succédèrent sept cabinets dont seuls deux disposèrent d'une majorité absolue. « Il n'y eut après 1920, pratiquement aucune formation de gouvernement normale, où il eût été clair dès le de début que le président du Reich allait nommer une personnalité qui avait derrière elle une majorité du Reichstag. 10 » Pourtant, la République de Weimar sembla dans un premier temps surmonter toute ses difficultés, auxquelles il faut ajouter la crise économique désastreuse en 1922-1924, les tentatives séparatistes en Rhénanie, la politique anti-fédérale de l'Etat de Bavière mais aussi de la Saxe et de la Thuringe, l'occupation de la Ruhr par les troupes franco-belges, grâce à l'un des plus grands hommes d'État que connut le régime de Weimar, le libéral-conservateur (DVP) Gustav Stresemann. Les années 1924-1929 furent donc celles d'une relative stabilité, tant politiques qu'économiques qui vit l'Allemagne sortir de son isolement international et résoudre le problème des réparations grâce au plan Dawes de 1924. Suite aux élections de 1928, la coalition de Weimar obtenait 46,8% surtout grâce au SPD qui approchait les 30% 11 , si l'on y ajoutait les élus du DVP cela faisait une majorité absolue, donc le cours des choses semblait enfin se normaliser pour le régime quant survint le crash boursier de 1929.
Von Hindenburg, un Mac-Mahon allemand
Pour diverses raisons, en particulier le recours à des crédits à court terme essentiellement d'origine américaines placés dans des investissements à long terme, la crise économique déclenchée par le crash de Wall street frappa durement l'Allemagne. Il suffit de rappeler que le chômage passa en quelques mois de 8,5% à 14% de la population active pour plafonner fin 1932 à 30%, soit en 4 ans une augmentation de presque trois millions de chômeurs pour dépasser le cap des six millions en janvier 1932. La classe ouvrière et une grande partie des classes moyennes furent les plus touchées. Le gouvernement de grande coalition ne résiste pas au choc, le SPD retire sa confiance au cabinet que présidait pourtant l'un de siens sur la question du financement de l'assurance-chômage. Un gouvernement minoritaire, disposant d'un soutien à la carte du SPD, fut mis en place mais la politique de déflation menée par le chancelier Brüning aggrava la situation économique.
Face au blocage parlementaire, il va pousser le président à utiliser ses pouvoirs d'une manière qui va s'avérer fatale aux institutions de la République. Signalons d'abord que, depuis 1925, la présidence est occupée par le Maréchal von Hindenburg, incarnation parfaite de l'ancien régime et opposant à Versailles, ce qui priva la tête de l'État d'un élément stabilisateur comme le fut Ebert jusqu'à son décès en 1925. L'émiettement politique du Reichstag donnait en effet un rôle clé au président lors de la formation d'un gouvernement et de la nomination d'un chancelier. Le président disposait en outre de par la Constitution du droit de dissolution du Reichstag et de celui de prendre avec son cabinet, en cas d'état d'urgence, des décrets-lois que le Reichstag pouvait rapporter à la majorité absolue. Brüning proposa donc au président de faire passer une partie de son budget sous le couvert de l'état d'urgence par le biais de décrets-lois, si le Reichstag abrogent ceux-ci, il demandera alors sa dissolution au président, ce qui mettrait en congé celui-ci pour environ trois mois et donc dans l'impossibilité de censurer d'autres décrets-lois.
C'est ce qui se passa le 18 juillet 1930, les élections de septembre eurent pour conséquence désastreuse de voir le parti national-socialiste d'Hitler (NSDAP) devenir le deuxième parti du Reichstag avec 107 sièges, combiné aux autres partis opposés au régime de Weimar (DNVP et KPD), les « anti-Weimar » obtenait 40% des sièges, toute coalition stable des groupes démocratiques se révéla impossible. Le recours aux décrets-lois se généralisa, alors qu'en 1930, le Reichstag avait adopté 98 lois, il n'en adopte plus que 5 en 1932. Dans le même temps le nombre de décrets-lois passa de 5 à 60, remplaçant ainsi la procédure législative ordinaire ! Cette marge de manœuvre accrue du cabinet vis à vis du parlement se paya d'une dépendance renforcée vis à vis du président qui, poussé par certains éléments de la droite conservatrice, finit par renvoyer Brüning en 1932.
Weimar était ainsi passé d'un régime parlementaire à un régime ou système présidentiel mené par un opposant au régime républicain. Celui-ci nomma par la suite des cabinets à l'assise parlementaire de plus en plus réduite (von Papen, von Schleicher) et provoqua au cours de l'année 1932 deux élections législatives anticipées qui firent du NSDAP de loin le premier parti du Reichstag. Il autorisa en outre la révocation en juillet 1932 du gouvernement prussien toujours géré par la coalition de Weimar et l'installation d'un Commissaire du Reich, ce qui fit tomber l'un des derniers remparts de la démocratie. Cette poussée électorale fulgurante du NSDAP si elle fut provoquée en partie par la situation économique, provenait selon Möller d'anciens abstentionnistes, de nouveaux électeurs et d'anciens électeurs surtout du DNVP et de petits partis de droite mais aussi du DVP et DDP, le centre libéral ayant presque complètement disparu en 1932 (3%).
Lorsque finalement von Hindenburg accepta, le 30 janvier 1933, un cabinet Hitler, quelques semaines suffirent à faire sauter les derniers verrous démocratiques. Profitant de l'incendie du Reichstag, l'État de droit et les libertés fondamentales consacrés par la Constitution de Weimar furent abrogés par le décret-loi du 28 février qui mettait en place une sorte d'état de siège permanent. Le 23 mars, le Reichstag issu des élections du 5 mars précédent où le NSDAP et le DNVP disposent de la majorité absolue et où tous les députés du KPD et beaucoup de députés SPD sont absents pour les raisons que l'on devine, vota les pleins pouvoirs au cabinet Hitler. En mars-avril, celui-ci met fin à l'autonomie des États qui seront gérés directement par le gouvernement du Reich, en mai les syndicats sont dissous et l'administration purgée de ses indésirables, en juin -juillet les partis politiques sont dissous ou absorbés par le NSDAP.
« L'ascension du national-socialisme fut le corollaire de la décomposition et de la désintégration progressive du système constitutionnel et social de Weimar. Le national-socialisme serait impensable sans cette instabilité et ce délitement croissants 12 ». Le national-socialisme au pouvoir, que Möller considère comme une révolution dans le sens littéral ou sociologique et non moral du mot, fut perçu par une majorité d'allemands comme le seul vecteur de stabilité dans une société en crise quasi permanente depuis 1918. Ce processus aboutit finalement à l'élimination de presque toutes les anciennes élites de l'empire, en ce sens, Hitler réussit par la terreur et un mouvement de masse dévoué à sa seule personne ce que la République de Weimar avait échoué à concrétiser.
- 1. Horst Möller : « La République de Weimar », Éditions Tallandier, Paris 2005
- 2. Voir aussi l'intéressant site web historique en langue allemande du Deutsche Historische Museum : http://www.dhm.de/lemo/home.html
- 3. Gröner écrivit à son épouse le 17 novembre 1918: « Si, à Berlin, les extrémistes de Liebknecht devaient avoir la haute main, la guerre civile est inévitable. Aucune paix ne sera possible. Ni l'Amérique, ni l'Angleterre ne peuvent conclure une paix avec un gouvernement Liebknecht ». Cité par Horst Möller, P43
- 4. Un gouvernement va en effet subsister au coté du conseil des commissaires du peuple jusqu'à l'élection de la Constituante. Ebert y intégra déjà un membre du Zentrum et un des libéraux progressistes.
- 5. Pour rappel, si dès 1871, le Reichstag était élu au suffrage universel masculin, par exemple la chambre basse du parlement prussien qui couvrait les 2/3 du territoire du Reich et les 3/5 de sa population était élu au suffrage censitaire. Les droits politiques pouvaient donc varier d'un Etat à l'autre.
- 6. Horst Möller, P 103
- 7. voir Horst Möller, P 152 et s.
- 8. Horst Möller, P 137
- 9. La Russie soviétique ne faisait pas partie des signataires du Traité de Versailles, elle renonça dès 1922 par le Traité de Rapallo à exiger de l'Allemagne toute réparation.
- 10. Horst Möller, P 213
- 11. La plupart des dirigeants de l'USPD rejoignirent le SPD en 1922, ses affiliés et électeurs rejoignant plutôt majoritairement le KPD.
- 12. Horst Möller, P 297