Irlande du Nord : un conflit qui n’en finit pas de finir
L'appel de l'IRA à déposer les armes du mois de juillet dernier, aussi historique qu'il puisse apparaître, ne doit pas conduire à négliger le fait que les causes mêmes du conflit nord-irlandais demeurent présentes. Cette proclamation ayant, selon moi, plus à voir avec les élections législatives de l'année prochaine en République d'Irlande, où le Sinn Fein espère par cet acte augmenter ses 7% des suffrages et 5 députés, devenant ainsi un arbitre potentiel de toute coalition.
L'origine de tous les conflits
De manière un rien provocatrice, l'on peut estimer que la division toujours actuelle de l'île d'Irlande s'est affirmée et consolidée grâce à la démocratisation progressive de la vie politique électorale britannique. Lorsque le Parlement britannique adopta, sous l'impulsion du Premier Ministre libéral Gladstone, les réformes électorales de 1884 et 1885, l'électorat irlandais passa de 4% à 16% de la population soit une majorité de l'électorat masculin. Ce début de suffrage universel aura pour premier résultat, lors des élections générales de 1885, de produire une écrasante majorité d'élus « nationalistes » ou « autonomistes » dans les trois provinces du sud de l'île (Leinster, Munster, Connacht) et une forte minorité favorable au maintien de l'union de l'Irlande et de la Grande-Bretagne dans la province septentrionale d'Ulster.
Ces 86 députés nationalistes ont pour électeurs presque exclusifs des catholiques, ces 17 députés « unionistes » ayant pour électeurs uniquement des protestants (essentiellement anglicans et presbytériens). Les deux principaux partis politiques britanniques (les libéraux ou whigs et les conservateurs ou tories) durent faire face, d'une manière ou d'une autre, à cette expression démocratique radicalement polarisée d'une des composantes du Royaume-Uni. Jusqu'au lendemain de la première guerre mondiale, toute les tentatives de compromis échouèrent en raison de l'opposition d'une des deux (et parfois des deux) expressions politiques irlandaises.
Le politologue gallois D.G. Boyce met bien en évidence les fondements de cette polarisation : « L'Irlande se trouvait toujours au sein de la même relation vis-à-vis de l'Angleterre que celle qui avait inspiré et façonné son nationalisme. (Elle) était une petite île dans l'ombre d'une autre île grande et influente, mais qui grâce aux nationalistes protestants du XVIIIe siècle avait hérité d'une tradition de développement institutionnel séparé et du principe d'une existence nationale propre. (La population catholique) constituait une majorité en Irlande mais elle restait une minorité au sein du Royaume-Uni (...) par conséquent son statut majoritaire n'était pas reconnu et ce dans un siècle qui avait vu l'avance inexorable des principes politiques démocratiques dans presque toute l'Europe occidentale. Les nationalistes irlandais étaient majoritaires (...) mais ils étaient frustrés par l'insistance des Anglais (...) sur le fait que leur quête du pouvoir devait attendre l'approbation d'une majorité de Britanniques. Ces derniers insistèrent même en certaines occasions sur le fait que celle-ci devait aussi attendre le verdict de la minorité protestante d'Irlande. Les catholiques irlandais (...) restaient tout autant prisonniers de leur statut de majorité/minorité qu'en 1800 ».
Les protestants d'Irlande compensaient leur statut minoritaire grâce à l'appartenance à un royaume protestant, cette appartenance assurait que la majorité des irlandais resterait une minorité culturelle, politique, économique. Chaque demande d'une majorité de la population irlandaise pouvait donc à tout moment être bloquée par la minorité protestante. Il suffit de penser à un exemple très simple : l'Ulster insista constamment sur le maintien du libre-échange avec la Grande-Bretagne, ce qui signifiait évidemment l'impossibilité pour le reste de l'Irlande de s'industrialiser. L'État-nation irlandais est donc issu de l'émergence de la démocratie et de l'affirmation de la règle majoritaire. L'alliance historique entre le protestantisme et l'État britannique isola ceux-ci du reste de la population irlandaise. Le nationalisme irlandais insista sur sa nature compréhensive, son besoin d'incorporer en son sein tous les Irlandais, son rejet de sectarisme, mais son appel populaire, son impact émotionnel, ses sentiments reposaient sur la vision d'un pays en lutte contre l'oppression anglaise et contre les colonisateurs venus d'Écosse ou d'Angleterre.
Face à cette situation, le gouvernement britannique accorda donc en décembre 1920 l'autonomie interne (Home-Rule) à deux entités distinctes : l'Irlande du Sud et l'Irlande du Nord, cette partition de l'île est donc la conséquence inévitable du fait que : « près d'un million de protestants concentrés au nord refusaient (...) leur adhésion quelle qu'elle fût à la nation irlandaise ». L'historien français Maurice Goldring considère que : « la frontière bizarre qui délimite l'Irlande du Nord n'est pas le résultat d'une volonté politique mais le point d'équilibre entre des forces contradictoires qui ont fini par se résigner à l'inacceptable compromis, solution bâtarde, souhaitée par personne, qui contenait en germe les conflits actuels ».
En effet, quand les unionistes d'Ulster comprirent que le « lien » britannique n'était plus suffisant pour maintenir la suprématie du peuple protestant (du landlord à l'ouvrier des chantier navals), ils se tournèrent vers l'idée d'un parlement nord-irlandais autonome, alors qu'ils avaient toujours combattu l'idée de toute dévolution de compétences de Westminster vers l'Irlande. Les 6 comtés d'Ulster ainsi rebaptisés « Irlande du Nord » constituaient une entité politico-juridique pour le moins bizarre. L'utilisation des limites des comtés comme frontière engendra un résultat peu cohérent.
La majorité catholique des comtés de Tyrone et Fermanagh est plus importante que la majorité protestante des comtés de Derry et Armagh. La circonscription de North Monaghan avec ses 33 % de protestants est exclue d'Irlande du Nord alors que celle de South Armagh qui en compte 32 % y est intégrée. La partition de l'Irlande n'a donc nullement servi à séparer deux populations refusant de vivre ensemble. La frontière entre les « deux » Irlandes « fut explicitement choisie afin de fournir aux unionistes autant de territoires qu'ils pouvaient contrôler de manière sûre. Son objectif n'était pas de séparer les unionistes des nationalistes afin qu'ils puissent chacun vivre séparément en paix. Il s'agissait plutôt d'assurer la suprématie protestante (...) même dans des zones majoritairement catholiques ». Pour cette raison, les unionistes firent pression sur le gouvernement britannique pour que les trois comtés d'Ulster à la majorité catholique la plus consistante (Donegal, Cavan, Monaghan) soient intégrés dans l'Irlande du Sud. Privés de toute minorité significative, les 26 comtés restants devinrent un État catholique quasi homogène, ce qui renforça évidemment l'hostilité de l'Irlande du Nord à l'idée d'un État irlandais unique. Par un curieux paradoxe historique, ces 26 comtés méridionaux n'appliquèrent jamais le régime de Home-Rule qui fut l'essence de la revendication nationaliste pendant prés de 40 ans. Suite à la guerre d'indépendance, le gouvernement britannique signa en décembre 1921 un traité avec les nationalistes qui institua l'État libre d'Irlande, Dominion de la Couronne au même titre que le Canada ou l'Australie, État libre qui se transforma par étapes en l'actuelle République d'Irlande.
Unionisme et « catholicisme » sans modernité en Ulster
L'Irlande du Nord fut donc administrée par un gouvernement autonome théoriquement subordonné au pouvoir central sis à Londres et gouvernée par une inamovible majorité du parti unioniste de 1921 à 1972. La polarisation radicale existant entre nationalistes et unionistes depuis 1885 continua sur une échelle géographique réduite, mais inchangée en intensité.
Lorsque, à la fin des années 60, la minorité nationaliste rejeta de plus en plus violemment l'idée exprimée par le premier Premier Ministre d'Irlande du Nord James Craig que celle-ci était « un État protestant pour le Peuple protestant », le gouvernement britannique fut obligé de mettre un terme au compromis de 1920-21 qui expulsa la question irlandaise de la vie politique britannique. Cette question était revenue à l'avant-scène aussi brûlante que par le passé. Devant l'incapacité du gouvernement nord-irlandais de se réformer et d'assurer le maintien de l'ordre, Londres décida de « gérer » directement les 6 comtés.
Il ne m'appartient pas de développer les innombrables tentatives d'accords initiées par Londres et soutenue par Dublin depuis 1972, mais toutes tentaient d'englober trois grandes dimensions : la dimension nord-irlandaise où l'objectif fut et demeure la mise en place d'institutions autonomes, mais associant obligatoirement les deux communautés, la dimension Nord-Sud soit la collaboration entre les institutions de la République et celles de l'Irlande du Nord, enfin la dimension britannique soit les relations Londres -Dublin (voire Belfast, Cardiff et Edinburgh). Que ce soit Sunningdale en 1973, Hillsborough en 1985, les accords du vendredi-saint en 1998, tous, jusqu'à présent, virent l'échec de la première dimension, le premier exécutif intercommunautaire dit Faulkner-Fitt dura 6 mois en 1974, le second dit Trimble-Mallon issu des accords de 1998 fonctionna par éclipses jusqu'en 2001 avant d'être définitivement suspendu par Londres. Dans ces deux cas, il faut admettre que cet échec est presque totalement le fait des dissensions au sein du camp unioniste où les éléments les plus conciliants ne réussirent jamais à s'imposer parmi l'électorat de cette communauté.
Ce blocage de la société nord-irlandaise tient probablement à la nature singulière du conflit nord-irlandais. Il ne s'agit pas de l'affrontement « traditionnel » de deux identités nationales mais bien celui entre une nation (irlandaise) et d'un groupe ethnique. Les protestants d'Ulster sont, pour le sociologue écossais Steve Bruce : « le résultat d'expériences historiques partagées et la matérialisation d'une culture différente avec ses traditions, ses valeurs, ses croyances, son style de vie, ses symboles communs ». Le sociologue Desmond Bell va même plus loin en affirmant que les protestants d'Ulster se considèrent comme : « une garnison assiégée loyale à la couronne et à l'Empire et défendant l'intérêt impérial dans un pays hostile et rebelle, (ils sont) loyaux non au régime politique et à la nation britanniques gouvernés par certains principes politiques, mais bien à un souverain qui peut garantir leur liberté et leur suprématie (...). Le sens d'eux-mêmes en tant que groupe ethnique distinct n'est pas guidé par l'idéologie politique du nationalisme, sa base théorico-idéologique est issue d'un discours religieux antédiluvien, schismatique et exclusif, (...) l'ethnicité protestante trouve son expression non dans une idéologie nationaliste mais dans une idéologie de loyauté ».
Sans partager les thèses de Bell, Steve Bruce pense que, pour les protestants d'Ulster, : « n'importe quel défi important envers leurs positions produit un retour vers l'unique identité qui donne un sens à leur histoire et qui justifie leur séparation du Sud : l'évangélisme protestant. (Quand aux nationalistes), leur identité nationale est devenue si certaine (...) qu'elle peut être séparée de son identité religieuse (....), bien que l'implication envers la religion (mesurée par exemple par le taux de pratique religieuse) peut être moins forte parmi les protestants que parmi les catholiques, le loyalisme dépend de sa base religieuse ». La difficulté majeure de la société nord-irlandaise serait de ne toujours pas intégrer l'un des grands acquis de la modernité politique occidentale : la distinction entre la sphère privée et la sphère publique. Il est en effet frappant de constater que lors des élections de l'Assemblée nord-irlandaise en 1998 les quelques partis se situant hors du clivage unioniste-protestant et nationaliste-catholique ont obtenu aux environs de 10% des suffrages.
Ce chiffre a même encore était plus réduit lors des élections de 2003 où les deux grands partis unionistes (DUP & UUP) et les deux grands partis nationalistes (SDLP et Sinn Fein) recueillirent 90% des suffrages et raflèrent ensemble 99 des 108 sièges de l'Assemblée. La mise en place d'un exécutif bi-communautaire puis sa suspension n'a nullement empêché un renversement du rapport de force au sein des deux communautés au profit des partis les plus radicaux, d'un coté le DUP du Révérend Ian Paisley, de l'autre le Sinn Fein de Gerry Adams.
Selon Bruce, il n'y pas de problème nord-irlandais, « le mot "problème" suggère l'existence d'une solution : que certains accords pourraient plaire à presque tout le monde plutôt que déplaire à presque tous. Conflit est un terme plus approprié pour la relation protestant/catholique en Irlande du Nord. Les conflits ont une fin, mais pas de solutions, il y a un gagnant et un perdant». L'idée souvent exprimée des identités ou appartenances multiples comme manifestation post-moderne ne peut valoir qu'au point de vue individuel, comme Bruce le rappelle : « la souveraineté est indivisible. L'Ulster ne saurait faire partie simultanément du Royaume-Uni et de la République d'Irlande. (...) Une souveraineté conjointe ne serait la satisfaction simultanée des programmes unionistes et nationalistes, c'est un troisième programme largement différent. (...) Clairement, l'Irlande du Nord ne peut dépendre simultanément de deux États et de deux juridictions. Il s'en suit que les aspirations des nationalistes et des unionistes ne peuvent être simultanément rencontrées. Plus grave, parce qu'elles sont non seulement incompatibles mais en aussi en compétition, se rapprocher de la satisfaction des uns signifie désappointer encore plus les autres ».
Si l'on ne peut que se réjouir de la marginalisation croissante et progressive de l'activité des paramilitaires tant loyalistes que nationalistes, comment arriver à remettre en place l'exécutif bicommunautaire, élément-clé de toute solution institutionnelle équilibrée, tout en gardant à l'esprit les termes du conflit nord-irlandais? Il est évident que la tâche du gouvernement britannique (et irlandais) ne sera pas chose aisée. Jusqu'à l'annonce de l'IRA, le DUP faisait de l'absence de désarmement des républicains la raison principale de son refus de participer à un nouvel exécutif, ce qui, en tant que premier parti de l'Assemblée nord-irlandaise, bloque automatiquement tout progrès. Cet obstacle est en cours de disparition mais rien ne dit que le DUP n'élèvera pas d'autres objections à partager le pouvoir avec le Sinn Fein, ce parti ayant par exemple toujours refusé tout développement de la dimension Nord-Sud. Il faut en outre reconnaître que, finalement, la situation présente arrange plutôt bien le DUP, la gestion directe par Londres, tout en étant condamnée par le parti, met en quelque sorte au frigo la question du statut constitutionnel de l'Irlande du Nord, ce qui lui permet de se présenter à peu de frais comme le réel défenseur des intérêts protestants, loin des compromis que produit la gestion quotidienne d'un gouvernement.
La seule hypothèse qui pourrait éventuellement faire bouger les unionistes serait une nouvelle initiative des gouvernements britanniques et irlandais dans la direction d'une sorte de gestion conjointe de l'Irlande du Nord, le problème est que cela risque de braquer encore plus les unionistes dans leur intransigeance. Mais peut-être que les inciter à préférer un exécutif autonome, même partagé avec les nationalistes, à une implication accrue de la République dans la gestion des 6 comtés est la seule alternative possible ? Le développement d'une véritable culture politique du compromis en Irlande du Nord demandera donc encore du temps, plus particulièrement au sein de la communauté unioniste où chaque fois qu'un de ses leaders s'est avancé dans la voie de la recherche d'un compromis avec les nationalistes, tels Brian Faulkner en 1974 ou David Trimble en 1998, celui-ci a toujours été désavoué par l'électorat unioniste au profit, la plupart du temps, de Ian Paisley.
D.G. Boyce : "Nationalism in Ireland", 2nd Edition, Routledge, London, 1991, P270-271. Le Parlement Irlandais vota la fin de son existence et le transfert des ses pouvoirs au profit de Parlement britannique de Westminster en 1800.
A. Guillaume : « L'Irlande, une ou deux nations ? », PUF, Paris, 1987, P124
M.Goldring: « Ulster, 18 ans de drame » in « Irlande, les latins du Nord », Ed. Autrement, Paris, 1987, P143
Pour une étude du statut juridique de l'Irlande du Nord, voir A. Cocatre Zilgien "Regards sur l'Irlande du Nord". Revue de droit public et de la science politique 1973, P1580 et s.
J.J. Lee, "Ireland 1912-1985, politics and society", Cambridge University Press, Cambridge, 1989, P45. Lee cite aussi l'exemple de la circonscription d'East Donegal rattachée aux 26 Comtés malgré ses 40 % de protestants alors que celle de South Fermanagh qui n'en compte que 39 % reste en Irlande du Nord.
S. Bruce : « God save Ulster ! The religion and politics of pasleyism » Oxford University Paperback, Oxford, 1989, P258
D. Bell "Acts of union : youth sub-culture and ethnic identity amongst protestants in northern Ireland" in British journal of sociology, vol 38, n° 2, (1987), P164-165.
S. Bruce : « The edge of the Union. The Ulster loyalist political vision », Oxford University Paperback, Oxford, 1994, P139-140