Critique : Bénédicte sous enquête (Andrée Ferretti)
Pour parler de ce livre d'Andrée Ferretti (VLB éditeur, Montréal, 2008),1 je me permettrai de partir d'une réflexion que je trouve vraiment valable d'André Comte-Sponville qui n'est certes pas un grand philosophe, mais dont l'écriture, parfois trop légère, réserve quand même de bonnes surprises. Il s'en prend, en tant qu'athée, à divers philosophes qui estiment que le désir est manque, espérance de ce que l'on n'a pas. Et je fais cela, même si c'est d'un roman que je veux parler
« L'amour est une joie liée à l'idée de sa cause. »
Il les met en cause à partir de la pensée de Schopenhauer disant que le désir, c'est le manque, la souffrance de ne pas avoir ce que l'on n'a pas. Mais ajoutant que, lorsque le désir est satisfait, il n'y a certes plus de manque, mais non plus de désir. D'où l'idée que « La vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui. » 2 Il cite aussi Bernard Shaw : « Il y a deux catastrophes dans l'existence : la première , c'est quand nos désirs ne sont pas satisfaits ; la seconde, c'est quand ils le sont. » 3
Comte-Sponville réfute Schopenhauer à l'aide de cet exemple simple : « Vous êtes en train de vous promener à la campagne, il fait très chaud, vous avez soif. Vous vous dites non pas : "Qu'est-ce que je serais heureux si je pouvais boire une bière bien fraîche", vous n'êtes pas naïf à ce point, mais : "Quel plaisir ce serait de boire une bière bien fraîche ! " Au détour d'un chemin, vous tombez sur une auberge de campagne : on vous sert une bière bien fraîche. Vous commencez à boire... Et l'ombre de Schopenhauer, sarcastique, vous murmure à l'oreille : "Eh oui, je sais bien, ce n'est que cela ... La même bière si désirable, tant qu'elle te manquait, voilà qu'elle t'ennuie déjà..." Vous lui répondez : "Mais non, imbécile ! Qu'est-ce que c'est bon de boire une bière bien fraîche quand on a soif !" » 4. Il rapproche cela d'une définition de l'amour que l'on trouve chez Spinoza : « L'amour est une joie liée à l'idée de sa cause » (Ethique, III, scolie de la proposition 13). Il s'agit au fond de se réjouir de ce qui ne vous manque pas. Après cette conférence, un auditeur fit remarquer à Comte-Sponville qu'il avait mal cité Spinoza qui dit plus exactement : « L'amour est une joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure ». Le conférencier le reconnaît, mais explique : « Si j'ai souvent tendance, oralement, à supprimer cette référence à une cause extérieure, c'est pour laisser place à l'amour de soi, ou à ce que Spinoza appelle le contentement de soi, qu'il définit comme "une joie née de ce que l'homme se considère lui-même et sa puissance d'agir ", autrement dit "une joie qu'accompagne l'idée d'une cause intérieure" » 5
La joie de Spinoza sur le Dam
Mais revenons au roman, avant de montrer comment il illustre la joie de Spinoza à travers quelques textes. En fait l'idée centrale du récit, c'est que Spinoza n'était pas un homme, mais une femme déguisée en homme, dont le sexe a été caché dès la naissance par sa mère. Est-ce vraisemblable ? La question n'est pas idiote. Aristote disait que le récit fictif doit être non pas vrai, mais vraisemblable. Il semblerait que tout récit a en lui une puissance de généralisation. A un tel point qu'un Luc Ferry a pu dire que les grandes œuvres littéraires (ou musicales, ou poétiques, ou...), peuvent susciter une adhésion plus universelle encore que les vérités scientifiques. Or je pense que ce travestissement de Bénédicte Spinoza en homme est vraisemblable (d'ailleurs l'auteur en raffine plusieurs fois la vraisemblance). On retrouve de telles supercheries dans toute la littérature mondiale. Et en particulier chez les juifs. Peut-être parce que la différence entre un homme et une femme, aussi forte qu'elle soit (aussi ontologique qu'elle soit), n'est jamais une différence d'essence. Emmanuel Mounier a dit quelque part : « La personne est plus profonde que le sexe ».
Le texte le plus fascinant du roman d'Andrée Ferretti me semble être le suivant intitulé Fragment VI. Ma Joie et qui est supposé être de la plume même de Bénédicte Spinoza déjà proche de la fin de sa vie survenue à l'âge de 44 ans. Ce qui frappe dans les lignes qui suivent c'est la supercherie découverte par une petite fille et l'impression que l'on a certainement de se trouver ici en présence , par une sorte de raccourci extrêmement dense et sensible, de la pensée et de la vie en général, de la pensée et de la vie de Spinoza en particulier : « (...) Je me reposai jusqu'à la nuit venue, puis bravant ma langueur, j'allai me promener dans la ville. Sur le Dam, la foule des flâneurs amstellodamois et des visiteurs de partout était dense, remplissant l'espace de leurs petites énergies insouciantes, oublieuses pour un instant des tracas quotidiens qui les grugent, et goûtant , ravie, la suavité du fond de l'air frais et sec, sous un ciel de pleine lune. Je voyais avec plaisir cette formidable force vitale de l'être humain à se défendre des mille maux qui le frappent, à protéger, avec les moyens du bord, l'asile en lui où s'affirme la nécessité d'être ce qu'il est, tout ce qu'il est, où s'attise son désir de liberté, où frémit l'espérance. Peu importe que cet homme-ci ou cette femme-là réussisse ou échoue, il est dans l'essence de l'Homme de ne jamais consentir à se démettre de sa puissance à surabonder, telle la Nature dont il est partie. Les gambades, les cris et les rires des enfants m'émouvaient, je voyais en chacun d'eux déjà le plein de l'être, me demandant comment il comblerait le vide du devenir. Une fillette de six ans fonçait sur moi sans me voir. Quand elle me heurta, elle me regarda brièvement de bas en haut et sans un mot d'excuse repartit au galop. A peine s'était-elle éloignée qu'elle s'arrêta net, resta figée pendant quelques secondes, se retourna, revint sur ses pas et arrivée tout près de loi, déclara à voix basse, un doigt sur les lèvres : "Moi aussi, j'aime me déguiser".Elle déguerpit aussitôt, me laissant stupéfaite. Qu'avait vu cette enfant dans l'éclair de notre contact ? Qu'avait-elle reconnu ? Que connaissait-elle déjà d'elle-même pour être capable de reconnaissance ? J'étais heureuse, confirmée dans mon intuition de la puissance de l'esprit intuitif d'apercevoir d'emblée la vérité. Je fermai les yeux et me revis dans ceux de ma mère que je pris dans les miens. Je ne saurais mieux exprimer ma prédisposition innée à la joie. » (pp. 139-140)
Comment a été découvert le vrai Spinoza
On aura remarqué que cette petite fille semble bien découvrir la supercherie de Spinoza. Cela peut arriver à quelques autres personnes ailleurs dans le récit. Rares. Mais je n'ai encore rien dit de la façon dont, dans ce roman, une jeune Québécoise, Sophie Bertrand, découvre, trois siècles après, la vraie identité sexuelle de Spinoza.
Sophie Bertrand a acquis une vieille maison de la Nouvelle-France, la maison d'un Français, Guillaume Bertrand, venu s'établir au Canada au XVIIe siècle, dont elle comprend qu'il est son ancêtre (elle porte d'ailleurs le même nom que lui : Bertrand). Elle y fait des transformations et trouve par hasard dans l'entretoit un coffret, déposé par ce Guillaume, où elle découvre une lettre de celui-ci qui a épousé la fille d'une mystérieuse « Bénédicte », philosophe hollandaise qui s'habille en homme, parvenant à tromper ses contemporains sur son véritable genre. Guillaume Bertrand a emmené la fille de cette philosophe de l'autre côté de l'océan avec les manuscrits rédigés en latin et placés dans le coffret récemment découvert par Sophie. La philosophe a demandé d'y stipuler qu'on ne les rende publics que 50 ans après sa mort, cela au XVIIe siècle et nous sommes déjà au XXe siècle, le délai est donc passé depuis longtemps...
Sophie a un ami lettré Balthazar avec qui elle entreprend de traduire ces manuscrits rédigés en latin et dont ils ne savent toujours pas l'auteur, sauf son prénom, « Bénédicte », devinant cependant qu'il s'agit de quelqu'un d'important. L'histoire de leurs longues recherches sur l'identité exacte de cette « Bénédicte », des traductions, de leurs amours - succédant à leur simple amitié du départ - est entrecoupée de fragments des mémoires rédigées par « Bénédicte » au fur et à mesure que Balthazar et Sophie les traduisent. Leur curiosité s'explique évidemment par le fait que « Bénédicte » est aussi l'ancêtre de Sophie Bertrand. Ils savent que « Bénédicte » s'habillait en homme, trompant tout le monde sur son genre réel. Mais ne découvrent qu'ensuite la raison pour laquelle dans cette famille juive un enfant, quoique considéré comme un « garçon » par sa mère (on appelé Baruch la mystérieuse « Bénédicte »), n'ait pas été circoncis. C'est qu'il était de sexe indéterminable à sa naissance comme cela arrive une fois sur des milliers, la circoncision étant alors, en pareil cas, un vrai danger. Certes, ensuite, avec le temps, le sexe d'un tel être finit par ne plus être douteux. Mais la mère de « Bénédicte », pour des raisons qui resteront mystérieuses, continue, même quand le « garçon » s'avère être en réalité une fille, à la faire passer pour un garçon. Elle meurt et fait savoir avant à son mari qu'elle ne veut toujours pas de circoncision pour son « fils », permettant ainsi que la supercherie se prolonge. D'ailleurs, la première intéressée, le faux Baruch (ou la vraie « Bénédicte »), se promet, à la mort de celle qui l'a engendrée, d'assumer entièrement son choix. Même l'arrivée de ses premières règles ne la fait pas changer d'avis.
Sophie, au-delà des explications purement matérielles comprend les raisons de « Bénédicte » : « Je voyais tout. », écrit-elle. « Une enfant, une jeune fille, une femme au XVIIe siècle, qui usurpe l'identité masculine pour satisfaire un désir de sa mère, rapidement devenu le sien parce que nécessaire à la poursuite des hautes études pour lesquelles elle se sait douée, parce qu'indispensable à la réalisation sans embûches insurmontables d'une œuvre philosophique qu'elle découvre révolutionnaire au fur et à mesure de son élaboration. Seule, toujours seule, infiniment seule, abandonnant les traditions, les codes, toutes les balises pour suivre le chemin de son intuition, aller jusqu'au bout de sa pensée. Une penseuse du XVIIe siècle qui ne disserte pas sur le sexe des anges, qui examine plutôt sous la loupe celui des fleurs du pommier qui croît dans son jardin. Une penseuse du XVIIe siècle qui fait l'amour avec son aimé, met au monde une enfant, pendant que les grands-prêtres de ce monde causent de la vie. Une penseuse du XVIIe siècle qui ose sans vergogne jouir de son sexe et profiter des privilèges de l'autre pour raboter les contours obscènes des discours mensongers et des pouvoirs illégitimes, afin d'atteindre le cœur des vérités humaines. » (p.133). Elle sent tout si bien du personnage, du fait de la lecture et de la traduction des mémoires, qu'elle en vient même à deviner en rêve que l'auteur des textes découverts a comme prénom officiel Baruch. Plus positivement, lors d'un voyage en Hollande avec son ami Balthazar, elle finit par retrouver la recension par un médecin contemporain de Spinoza et son ami, des derniers moments du faux Baruch et de la vraie « Bénédicte Spinoza» emportant, avec la complicité du médecin, son secret dans la tombe, secret qui ne sera découvert que bien plus tard, de l'autre côté de l'océan par une descendante de la grande philosophe.
La mort à table au lieu de la lumière
C'est peut-être l'effet le plus surprenant du roman d'Andrée Ferretti qu'en féminisant Spinoza, elle le rend finalement plus grand encore. La collision entre Bénédicte et la petite fille sur le Dam demeure quelque chose qui me fascine. Il y a là de la littérature pure. De celle que l'on n'oublie pas. Nietzsche admirait Spinoza, car il le situait du côté de ceux qui aiment la Vie en ne la subordonnant pas aux espérances terrestres d'un Grand Soir ou aux espérances célestes d'un paradis au nom desquelles la Vie est écrasée par la crainte (ou l'Espérance en général dirait peut-être Comte-Sponville). Mais j'avoue que lorsque je songe à la rencontre de Spinoza sur le Dam avec la petite fille qui la « reconnaît », lorsque je me lance devant mes étudiants dans une apologie de l'athéisme à partir de la phrase de Spinoza lui-même : « L'amour est une joie liée à l'idée de sa cause », je ne peux m'empêcher de leur dire, honnêtement - et intrigué par mon propre discours - que l'on retrouve pourtant, dans le camp qui paraît opposé, des mots tels que « A chaque jour suffit sa peine. Ne vous inquiétez pas du lendemain. Demain s'inquiètera bien de lui-même. Regardez les lis des champs, comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. Or, je vous le dis, Salomon lui-même dans toute sa gloire, n'a pas été vêtu comme l'un d'eux. Etc. » Je songe à Etty Hillesum (une autre juive hollandaise) dans ce camp de transit vers Auschwitz qui écrit tous les jours dans son journal que la vie est formidable. Alors qu'elle devine qu'elle va vers l'extermination. Dans le roman d'Andrée Ferretti, Bénédicte Spinoza fréquente des protestants hérétiques de la République des Provinces unies : « Je comptais parmi eux quelques rares amis et plusieurs correspondants. Les membres de ces nombreux groupes étaient en très grande majorité des marchands fortunés, des banquiers, des dirigeants de la VOC, des échevins et autres magistrats de la ville et de la République. A les écouter, je pensais souvent qu'ils parlaient de toutes choses comme s'ils n'en avaient pas l'expérience, de la politique comme s'ils n'exerçaient pas le pouvoir, de l'argent comme s'ils ne le thésaurisaient pas, de la violence comme s'ils n'armaient pas leur vaisseaux, de la débauche des marins comme s'ils ne fréquentaient pas des femmes aux mœurs légères, de la corruption des pauvres comme s'ils ne trafiquaient pas leur influence et leur loyauté dans la défense de leurs intérêts particuliers. Aussi englués qu'ils fussent dans la matérialité des affaires immédiates à entreprendre et à conclure, ils étaient en vérité peu touchés par la réalité des choses, des beautés du monde qui éblouissent la vue, retentissent aux oreilles, emplissent la bouche, enivrent l'odorat, caressent la peau, et mêmement des disgrâces qui blessent les sens, peu affectés par la recrudescence de la lumière à l'heure du couchant, non plus que par la tristesse d'un regard. Je les écoutais et peu à peu je voyais prendre place autour de la table, se substituant à leurs personnes, le discours, l'argent et la mort. » (p.109).
L'auteure, comme Sophie Bertrand, s'identifie à son ancêtre hollandaise, charnellement : « Lire Bénédicte dans ses mots à elle me la rend parfaitement perceptible. Elle est là autour de moi, en moi, de mère en fille. » (p.138).
Que pourrait-on ajouter à ce « de mère en fille » ?
Que pourrait-on ajouter à ce « Je fermai les yeux et me revis dans ceux de ma mère que je pris dans les miens. » que j'ai déjà cité plus haut ?
« Je ne crains pas la mort », écrit encore Bénédicte, « j'y pense moins qu'à rien, si ce n'est comme condition nécessaire de la vie, sans me leurrer toutefois sur la probable angoisse que j'éprouverai quand elle se présentera, consciente que le seul travail de la Raison ne pourra me délester de cette peur si essentiellement humaine. » (p.140)