Un lieu de mémoire pour Lumumba?

12 January, 2011

Congo

[Ludo De Witte est l'auteur de L'assassinat de Lumumba, Karthala, 2000. Ce texte est publié ce 12/1/2011.]

Arrêté par les troupes de Mobutu début décembre 1960, il sera transféré en janvier au Katanga sécessioniste et y sera tué.


Le 17 janvier 2011, il y aura un demi-siècle que le Premier ministre congolais Lumumba était assassiné. Lorsque je suis allé au Congo en décembre dernier pour donner des conférences et poursuivre des recherches préparatoires à l'écriture d'un nouvel ouvrage sur l'ascension de Mobutu, cela m'a semblé une bonne occasion pour me mettre en quête de l'endroit où Lumumba a été tué, son corps étant jeté dans une tombe provisoire, puis déterré et sa dépouille mortelle complètement annihilée. 1 Le temps n'est-il pas venu pour qu'un lieu de mémoire soit construit à cet endroit, de préférence à l'initiative de Kinshasa et avec l'appui de Bruxelles, cette capitale reconnaissant ainsi, durablement, sa responsabilité dans le rôle qu'un ancien gouvernement belge a joué dans un crime qui, pour l'Afrique centrale, inaugure un temps d'indicibles malheurs ?

Lubumbashi, capitale de la province du Katanga. Avec quelques amis je prends la route de Likasi dans une vieille Toyota. Likasi - Jadotville à l'époque de la colonie - est à 140 km. Quelques jours plus tôt, à Likasi, nous avions pris le bus avec le projet de nous replonger dans l'atmosphère coloniale d'autrefois. Jadotville était la perle de la colonie: une ville de 5.000 Blancs et 70.000 Noirs qui abritait l'énorme complexe industriel de Panda Shituru, propriété de l'Union Minière. Aujourd'hui, il ne reste plus de la ville que déclin et nostalgie: une infrastructure routière urbaine détruite, des murs ravagés, des façades dont la peinture a disparu, un chemin de fer rongé par la rouille, des wagons de trains de marchandises culbutés.

Les anciennes usines de cuivre et de cobalt sont désertes, mais la fabrique d'acide sulfurique fonctionne toujours. Comme le rappel muet de ce qui s'est passé il y a un demi-siècle au Katanga? En effet, cette usine a fourni le matériel grâce auquel les policiers belges firent complètement disparaître le cadavre de Lumumba. Le centre social et culturel de l'Union Minière est toujours là. Quelques Congolais jouaient aux dames avec des capsules de bouteille en guise de pions. Assis au bord de la piscine qui, de mémoire d'homme, a toujours été à sec. Dans la grande salle des fêtes, il arrive de temps à autre que des noces soient célébrées.

Le bus a rapidement fait le trajet vers Likasi. Il roulait sur une route asphaltée, quelque chose de rare dans ce pays. Un capitaine d'industrie minière a construit cette route, au long de celle-ci les minerais sont transportés jusqu'à leur destination. J'ai taillé une bavette avec mon voisin dans le bus, un vieil homme qui travailla jadis pour l'Union Minière (qui s'est appelée plus tard Gécamines). Pas aisément, car un prédicateur qui nous accompagnait récitait à tue-tête des versets de la Bible: dans ce pays de malheurs et de malédictions, la religion n'est jamais loin. Tandis qu'une moitié en gros des passagers l'encourageaient en tapant des mains et par des dons, l'homme assis à côté de moi me raconta une grève à l'Union Minière il y a presque 70 ans. C'était en 1941, la guerre faisait rage en Europe et le Congo subissait douloureusement l'effort de guerre: travail forcé, travaux agricoles obligatoires et bas salaires pesaient lourdement sur les épaules congolaises. Les ouvriers de l'Union minière débrayèrent parce que les salaires étaient insuffisants pour nourrir une famille. La grève fut étouffée dans le sang : l'armée coloniale fit feu sur les ouvriers et en tua plus de 200. Après cette répression, ceux-ci se tinrent cois durant des décennies, même au cours des périodes troublées des années de l'indépendance, ils ne firent pas parler d'eux.

Aujourd'hui, nous ne parcourons plus Likasi, nous nous mettons à la recherche de l'endroit où Lumumba a été tué. J'en ai fait un croquis sur la base des témoignages des meurtriers eux- mêmes recueillis par J. Brassinne. Personne ici n'est au courant du but de notre recherche, on nous a donné l'amical et pressant conseil de rester sur nos gardes car nous sommes au Katanga et Tshombé, le séparatiste katangais, ennemi mortel de Lumumba, y a encore beaucoup de partisans. Il y a même en prison des gens qui ont manifesté en faveur de la sécession du Katanga. Ce n'est qu'une poignée de gens âgés et beaucoup d'entre eux sont des nostalgiques.Que Tshombé représente ici plus que du folklore, l'affaire de « la statue qui s'agrandit » l'a clairement mis en lumière. A Lubumbashi, l'administration communale avait érigé une statue de Tshombé, précisément le 11 juillet 2010, jour anniversaire de la déclaration de la sécession katangaise. Une statue beaucoup trop petite selon certaines critiques, alors, on a placé un exemplaire plus grand de cette statue et avec l'agrandissement qu'on en a fait, elle est devenue deux fois plus importante que celle de Laurent-Désiré Kabila.

Nous traversons de petites localités (Lukuni, Tumbwe), entre lesquelles on a créé des terrains de stockage pour les société minières - aussi bien des multinationales anglo-saxonnes que le groupe belgo-congolais Forrest et des Chinois qui sont ici très actifs. D'après le compteurkilométrique, nous avons fait 45 km quand nous passons le petit village de Tshilatembo. Quelques kilomètres plus loin nous entrons dans Tshilatembo II, une extension du village d'origine. A (l'imaginaire) borne kilométrique 50, nous bifurquons à droite sur une piste de terre rouge. Un panneau indicateur nous apprend que Kyembé se situe 25 km plus loin. Et, 50 km après Kyembé, Mwadingusha où, en 1930, la puissance coloniale a construit un barrage et une centrale hydro-électrique. Il a plu à seaux les nuits précédentes. La voiture progresse difficilement et s'enfonce dans la terre glaise. A gauche de la route, les habitants ont défriché une parcelle de cent mètre sur cinquante de buissons et d'arbres et y ont développé des cultures maraîchères (sur l'image satellite de Google Earth, cette clairière est parfaitement visible). Après cette clairière, c'est la savane boisée qui commence. Le moteur donne dessignes d'essoufflement et fait un bruit épouvantable, nous décidons de descendre de l'auto. De part et d'autre de la piste, à quelque 400 mètres de la grand-route Lub'shi-Likasi, il y a un cimetière de voitures de fortune. Les carcasses datent sans doute du temps de la colonie.

Nous retournons sur nos pas sur une centaine de mètres et nous apercevons à droite un grand arbre dont la cîme a la forme d'un parapluie aux alentours duquel poussent des petits arbres. Partant du chemin, nous progressons péniblement vers l'arbre, à travers des herbes hautes d'un mètre et des broussailles, ainsi que sur un sol gluant qui aspire nos chaussures. A droite du tronc de l'arbre il y a un vieux talus aplati qui court jusqu'à la piste: les restes d'une ancienne termitière. L'arbre lui-même a un curieux tronc de forme ovale et penche légèrement. A la base, il mesure environ un mètre de diamètre. L'endroit où il se situe - à environ 250-300 mètres de la route asphaltée de Lubumbashi à Likasi, à gauche de la piste qui conduit de Tshilatembo à Kyembé et à une dizaine de mètres de profondeur dans la savane - ses dimensions, le talus voisin, tout cela indique que c'est là où, selon les assassins eux-mêmes, Patrice Lumumba, Maurice Mpolo et Joseph Okito furent passés par les armes et enterrés à la hâte. Détail étrange: l'écorce de l'arbre a disparu à hauteur d'homme et la terre rouge omniprésente donne à la chair de l'arbre mise à nu une couleur de même teinte. Nous allons vite savoir pourquoi parce que nous recevons la visite d'un groupe de quelques enfants et de deux femmes, la mère et la grand-mère. Elles adoptent une position de méfiance expectative : que viennent chercher ici ces visiteurs étrangers? Nous les rassurons avec un petit mensonge pieux: nous sommes des biologistes et nous faisons un voyage d'études dans la savane boisée.

La mère nous dit que nous sommes sur un terrain communautaire du village: un peu plus près de la grand-route les villageois développent leurs cultures maraîchères et un peu plus loin, dans la direction de Kyembé, c'est leur cimetière. Elles s'appellent Bapumpi et relèvent de la chefferie de Kyembé. Les villageois s'éloignent après que nous leur ayons promis de leur rendre visite quand notre expédition sera terminée. Nous restons encore un bref moment sur place pour prendre des photos et filmer. J'emporte un peu d'écorce de l'arbre pour pouvoir l'identifier. Un biologiste découvre plus tard que c'est un Alstonia Boonei un arbre vivace qui pousse en Afrique tropicale et subtropicale. On lui attribue des vertus médicinales. Et en effet maman Marie-Claire nous a dit qu'avec son écorce on fait du thé pour lutter contre l'anémie. L'écorce de l'arbre sur laquelle le sang de Lumumba a été répandu sert donc à lutter contre une maladie du sang... un romancier n'aurait pas osé l'imaginer.

Revenus à la grand-route, nous conversons encore quelque temps avec les villageois. Dans un panier il y a des mangues, parfois une auto s'arrête et ils en vendent quelques unes. Ces gens sont vraiment démunis de tout: pas d'électricité (il fait nuit à 18h30), pas d'eau (il n'y a pas de carburant pour faire fonctionner la pompe, de sorte qu'ils doivent aller puiser de l'eau un peu plus loin dans un ruisseau), pas d'école, pas de maïs (qui doit venir de Lubumbashi)... Les enfants jouent avec des bâtons dans la boue, mais la manière dont ils appliquent entre eux les règles de ce jeu ne m'apparaît pas clairement. Je réfléchis au fait que, sous leurs pieds, il y a tous les trésors du sous-sol et qu'au-dessus de leurs têtes, de l'autre côté de la piste, s'élèvent des pylônes à haute tension qui fournissent l'électricité aux établissements miniers. Or, ces êtres humains vivent dans le plus grand dénuement: c'est un paradoxe qui a quelque chose d'insupportable. J'achète cinq mangues et les place dans le coffre de la voiture. Sur le chemin du retour à Lubumbashi deux policiers nous arrêtent. Ils en restent là, ne nous demandent rien, mais notre chauffeur a compris et leur donne 3 $. Je suis enclin à supporter et à ne pas prendre mal cette forme subtile de chantage, car ces gens n'ont plus été payés depuis des mois, et, pour eux aussi, les fêtes de fin d'année sont proches.

A la maison, je reconstitue le voyage que nous avons fait sur Google Earth: la route asphaltée de Lubumbashi vers Likasi (renseignée comme « N1 »), à Tshilatembo II, la bifurcation vers la piste qui conduit à Kyembé (renseignée à tort comme une route asphaltée), la clairièreavec les cultures maraîchères, l'emplacement de l'arbre et de la tombe provisoire. Via http://itouchmap.com/latlong.html, je note aussi les coordonnées (latitude/longitude), de l'endroit: -11.30776/27.28402. Quelques jours après, un cadre du PPRD, le parti de Joseph Kabila, me dit que le président a visité en 2005 l'endroit où Lumumba a été exécuté. Ou du moins ce qu'il a fait à peu près: Kabila est allé à un endroit sur la route de Kyembé, un peu plus loin que l'arbre que nous avons identifié comme celui de l'exécution. Le fils d'un chef de village qui, dans la nuit du 17 au 18 janvier 1961 avait entendu le bruit relativement proche de la fusillade, le lui avait indiqué.

Deux lieux, un arbre, quelques rumeurs, il n'y a, au-delà de cela, pas beaucoup plus d'éléments qui rappellent le calvaire de Lumumba au Katanga. La Maison-Brouwez à Lubumbashi,où, des heures durant, Lumumba fut ignominieusement maltraité, a été rasée depuis. Et les deux dents de l'ex-Premier ministre, que le commisaire de police belge Gérard Soete garda par devers lui comme un trophée, ont tout à fait disparu. La Commission parlementaire Lumumba (2000-2001), a commis la négligence de ne pas obtenir la restitution des restes du Premier assassiné par le moyen d'une perquisition rapide, cela après que des journalistes aient donné l'information du recel. Après quoi Soete a prétendu qu'il avait jeté les dents de Lumumba dans la mer du Nord. Mais cela, je ne le pense pas: il m'avait dit qu'il ferait courir de tels bruits pour détourner l'attention de la presse. Et entre-temps Soete est mort.

Ce qui reste et qui permet la construction d'un lieu de mémoire, c'est l'espace même de l'exécution de Lumumba: l'arbre auquel Lumumba était adossé quand le peloton d'exécution le cribla de balles et, à côté, la fosse, la tombe improvisée où sa dépouille mortelle fut précipitée avant qu'elle ne soit déterrée en vue d'être traitée pour qu'elle disparaisse tout à fait. Il faut une contre-expertise pour voir si je suis dans le bon en fin de compte, mais cela ne pose pas de problème. Des dizaines de balles ont été tirées cette nuit-là contre trois patriotes et donc il est probable qu'il y ait encore dans le sol des balles de mitraillettes Vigneron et de fusils FAL, armes avec lesquelles l'assassinat fut perpétré.

Si le gouvernement congolais décide qu'au Katanga les circonstances de la mort de Lumumba deviennent explicites pour les générations d'aujourd'hui et celles qui les suivront et qu'il y édifie un lieu de mémoire, c'en sera fini de l'accord tacite entre les élites belges et congolaises successives pour que Lumumba et ce qu'il symbolise - la ferme résolution d'exploiter les richesses du Congo pour les Congolais - soit soustrait de la mémoire collective des populations du Congo. Le poète Hugo Claus mit le doigt sur la plaie: « Lumumba, le dieu des Albinos s'est placé sur ton cadavre comme sur une toilette.» Le temps est mûr pour solder ce vieux compte.

(Traduction J.Fontaine)


  1. 1. Voir aussi, du même auteur, Lumumba ou le péché originel du roi Baudouin.